Texte intégral
(Entretien de Michel Barnier avec la presse française et étrangère, à New York le 13 mai 2004) :
Je viens de passer deux heures avec le Secrétaire général, M.Kofi Annan. C'est ma première visite à New York en tant que ministre des affaires étrangères. Je suis très heureux que cette première rencontre ait été avec lui parce que j'ai, nous avons à Paris, un très grand respect pour lui. Nous avons aussi beaucoup de respect pour l'institution qu'il anime. Nous considérons depuis toujours que les Nations unies, qu'anime avec tant de compétence et d'expérience Kofi Annan, qui est un véritable homme d'Etat, doivent continuer à jouer leur rôle.
Peut-être puis-je vous dire en quelques mots dans quel état d'esprit je commence cette mission de ministre des Affaires étrangères de la France. Qu'il n'y ait pas de malentendu sur cet état d'esprit. Pour moi, il y a des questions qui se posent et d'autres qui ne se posent pas. Une des questions qui ne se pose pas, et ne s'est jamais posée pour moi, est de savoir si nous sommes, Américains et Français, alliés et amis. Cette question ne se pose pas, parce que nous sommes alliés depuis longtemps et, pour la France, depuis toujours définitivement amis et alliés. Nous sommes alliés depuis toujours dans les moments les plus importants de la vie de notre planète et nous n'oublions pas la part que le peuple américain, que les jeunes Américains, ont prise à la libération de l'Europe. Nous sommes très heureux de pouvoir le dire le 6 juin au président Bush et, à travers lui, au peuple américain. Je dois dire, personnellement, que l'un des moments les plus émouvants de ma vie dans les années passées a été de visiter les cimetières américains de Normandie avec mes deux fils. Au-delà de la Seconde Guerre mondiale, dans l'actualité, nous sommes ensemble dans beaucoup de circonstances. Nous avons partagé l'émotion du peuple américain dans la tragédie de New York et de Washington, comme nous avons partagé l'émotion de la population espagnole lorsque, le 11 mars, Madrid a été touché par le terrorisme, et nous sommes totalement ensemble dans la lutte contre le terrorisme. Nous sommes ensemble en Afghanistan. Nous sommes ensemble en Haïti, où je me rends samedi prochain. Nous sommes ensemble pour gérer plusieurs crises en Afrique. Nous sommes ensemble pour lutter contre la prolifération des armes de destruction massive.
Une autre question qui ne se pose pas c'est, quand la France s'exprime par la voix du président de la République ou du ministre des Affaires étrangères, s'il s'agit d'être pour ou contre les Américains. Cette question n'est pas la bonne. Dans les crises aujourd'hui, notre état d'esprit c'est de chercher les bonnes idées, de trouver les réponses pour régler les problèmes et d'être utiles, et qu'on comprenne bien que nous pouvons être utiles et, peut-être, qu'on nous écoute davantage. La France a une histoire au Proche et au Moyen-Orient, elle a des amis, elle a des impressions, elle a des informations. C'est à partir de tout ce potentiel qu'utilise notre diplomatie que nous exprimons objectivement des idées pour régler des problèmes. Dans la crise irakienne, c'est ce que nous avons fait et que nous continuons de faire. Aujourd'hui mon état d'esprit est de regarder devant et non pas derrière, de ne pas donner de leçons par rapport au passé, mais de regarder devant et de trouver, de faire partager, les bonnes idées pour réussir à sortir de cette tragédie.
Q - Que pensez-vous des derniers développements en Irak, des scandales ?
R - Vous venez de parler des prisonniers irakiens, de ces images déshonorantes et indignes liées au comportement de quelques soldats sadiques. Ces images nous ont beaucoup touchés et, naturellement, elles ont provoqué une onde de choc dans le monde entier, pas seulement aux Etats-Unis et en Angleterre. Ce qui me frappe franchement, comme citoyen, comme homme politique, c'est qu'à travers ces images, à travers la décapitation honteuse de Nicolas Berg, ce qui s'est passé à Gaza avec des soldats israéliens, mais aussi les quatre civils américains qui ont été tués en Irak il y peu de temps, le monde perd ses repères ; voilà ce qui m'inquiète. Les bornes n'existent plus et on touche, à travers toutes ces images et tous ces actes, à quelque chose qui est au coeur de toutes les civilisations et de toutes les religions : la personne humaine. Et c'est un appel à la raison et à la conscience que nous voulons lancer. C'est pour cela que ma réponse est que nous devons être dans le cadre des Nations unies : la seule base reconnue par tous est le droit international, le règlement de crise dans le cadre du droit international
Q - Que voulez-vous exactement que contienne la future résolution sur l'Irak ? Comment définissez-vous la souveraineté ? Et le gouvernement intérimaire ? Et, par exemple, souhaitez-vous que la résolution ait une date d'expiration ?
R - La résolution des Nations unies sur laquelle nous allons travailler de manière constructive doit encadrer la réussite de cette première étape du 30 juin. Je considère que cette première étape est comme une première marche et, si vous ratez la première marche, vous ratez toutes les autres. Et donc, il faut que, à partir des propositions que fera M. Brahimi sur la formation du nouveau gouvernement dans les jours ou les semaines qui viennent, un gouvernement irakien politique et compétent, ait dans sa main la gestion des affaires de l'Irak. Il faut que les Américains, les forces d'occupation, acceptent cette rupture à partir du 1er juillet, et que ce soit une vraie rupture. Il y aura ensuite une confirmation de cette rupture au moment des élections en janvier. Il faut que le gouvernement irakien gère les affaires de l'Irak, l'économie, la justice, gère les ressources naturelles, qu'il puisse avoir l'autorité sur les forces de sécurité intérieure, la police ou la gendarmerie, qu'il ait aussi son mot à dire dans les opérations de la force multinationale qui va être là entre le mois de juillet et le mois de janvier et, qu'au mois de janvier, le nouveau gouvernement irakien, qui sera cette fois complètement légitime, puisse dire sa décision sur le maintien ou non de cette force multinationale. Voilà comment nous voyons les choses.
Q - Vous avez dit dans votre interview au "Monde" que la France n'enverrait jamais de troupes en Irak. Serait-ce à vos yeux une meilleure solution pour assurer la sécurité de demander aux Etats de la Ligue arabe ou de la Conférence islamique d'envoyer des troupes plutôt que de solliciter les Européens ?
R - Pour nous, la seule solution ne peut plus être militaire. Donc, dans ces conditions pour nous, la question d'envoyer des soldats français en Irak ne se pose pas et il n'y aura pas de soldats français en Irak, ni maintenant ni plus tard. Mais en revanche, nous nous sentons concernés par la reconstruction politique et économique en Irak et nous prendrons notre part, qui peut être importante, à cette reconstruction, y compris par la formation de gendarmes, de policiers, de forces de sécurité intérieure, par une participation à l'allègement de la dette de l'Irak, et par des programmes économiques de développement dans tous les domaines de la vie quotidienne, y compris les domaines de l'environnement ou des communications. Nous le ferons à la demande du gouvernement irakien parce que c'est aussi affaire de souveraineté, de savoir qui a besoin, et de quoi il a besoin. Je pourrais ajouter un mot sur l'acceptabilité par les forces politiques irakiennes. La première marche que j'ai évoquée tout à l'heure est que ce gouvernement soit souverain et qu'il soit accepté par les forces politiques et les différentes communautés irakiennes. C'est très important que ce gouvernement soit accepté. C'est même capital ! C'est le travail de proposition de M. Brahimi qui va servir de base, et probablement au mois de juin, si ce gouvernement est proposé assez tôt, il faudra trouver le moyen, par une table ronde à l'intérieur de l'Irak, de vérifier cette acceptabilité et probablement plus tard, en juillet ou septembre, il faudra avoir une conférence plus large, inter-irakienne, avec le parrainage des pays de la région pour consolider ce processus politique.
Q - M. Brahimi a-t-il les moyens de constituer un gouvernement provisoire ? N'est-ce pas une tâche insurmontable ?
R - M. Brahimi a déjà montré qu'il était capable de relever des défis y compris en Afghanistan. J'ai parlé de ce sujet avec Kofi Annan. M. Brahimi est sur place en ce moment et c'est difficile, cela prend du temps. Je pense qu'il a les atouts, l'expérience, la confiance des Nations unies, la nôtre, pour proposer cette liste d'un gouvernement accepté par les forces irakiennes et dont on vérifie l'acceptabilité pendant le mois de juin notamment. Probablement il va aussi faire des propositions en tenant compte des hommes et des femmes qui sont actuellement en place, notamment le Conseil exécutif de gouvernement, où il y a des gens de qualité.
Q - Le conseil de Sécurité peut-il mettre au point une résolution sur l'Irak avant qu'un gouvernement irakien ne puisse être consulté ? Ou faut-il prévoir deux résolutions ?
R - Cette première résolution doit fixer le cadre du transfert de souveraineté, du contenu de cette souveraineté, tracer l'horizon et les perspectives à court terme, c'est-à-dire la période de juillet à janvier et, encore une fois, le deuxième moment important sera le mois de janvier avec les élections et la capacité du gouvernement d'être totalement légitime. Tout cela doit être dans cette résolution. De mon point de vue, c'est une première résolution.
Q - Quels seront les rapports entre le gouvernement irakien et la force multinationale ?
R - Ce point est probablement le plus sensible, et nous aurons des discussions dans les semaines qui viennent. Ce qui me paraît clair, c'est qu'un gouvernement irakien souverain doit d'abord avoir autorité sur les forces irakiennes. S'agissant de la force multinationale de stabilisation qui va être issue des forces d'occupation, s'il s'agit bien d'un gouvernement souverain et si l'on ne veut pas faire d'erreur à l'égard des Irakiens eux-mêmes, je pense que les mouvements, les initiatives, les opérations de cette force multinationale doivent faire l'objet d'une concertation avec ce gouvernement. Si l'on ne veut pas faire d'erreur à l'égard des Irakiens, ce qui me paraît aussi clair c'est qu'au mois de janvier, lorsque le gouvernement irakien sera totalement légitime et légitimé par la population irakienne, ce sera à lui de dire si cette force multinationale de stabilisation doit rester ou pas.
Q - Vous avez dit que le Secrétaire général avait une idée claire de la façon dont il envisage le rôle des Nations unies dans le processus.
R - Vous ne m'en voudrez pas de ne pas vous faire de compte-rendu détaillé de ce qu'il m'a dit, puisque c'est à lui de le dire, mais nous sommes très attachés au cadre des Nations unies et à la crédibilité des Nations unies. Probablement il est un peu trop tôt pour décider le contour du mandat des Nations unies, mais de mon point de vue, ce mandat doit être limité, ciblé et il faudra prendre un certain nombre de précautions. C'est un peu trop tôt, parce que ce mandat doit tenir compte de la sécurité sur place. Les Nations unies ont une expérience tragique. N'oublions pas le sacrifice de ses représentants sur place. On peut comprendre que la première condition pour définir le mandat et le contour de cette intervention des Nations unies soit liée à l'état de la sécurité sur place. J'ai dit, enfin, mandat ciblé, restreint, cela concerne essentiellement le processus politique et sa réussite, de mon point de vue.
Q - Est-il possible de parler d'un gouvernement souverain avec une force multinationale sous commandement américain ?
R - Beaucoup de signaux ou de preuves sur la sincérité, la réalité de la souveraineté peuvent être donnés, avant qu'on ne parle des liens de ce gouvernement avec la force multinationale. J'ai cité toutes sortes de sujets qui caractérisent la souveraineté. Nous devrons discuter de la façon dont le gouvernement irakien sera consulté, devra donner son accord ou son consentement à l'action de cette force multinationale.
Je voudrais terminer en vous redisant que la France regarde devant et, avec ce qu'elle sait, avec ce qu'elle voit, avec ce qu'elle entend, avec l'expérience qu'elle a, en particulier celle du président de la République dans cette région notamment, elle veut contribuer à la réussite de ce processus politique et nous souhaitons que cette contribution soit bien comprise comme cela et qu'on nous écoute.
J'ai évoqué avec le Secrétaire général des Nations unies beaucoup d'autres sujets. Il y a d'autres crises, d'autres défis qui rendent actuellement le monde si instable et si dangereux et nous devons, là encore, retrouver le chemin de solutions politiques. C'est le cas au Proche-Orient. C'est le cas en Côte d'Ivoire. Nous avons beaucoup d'endroits où nous avons des raisons de travailler dans le cadre des Nations unies.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2004)
(Entretien de Michel Barnier avec des radios françaises, à New York le 13 mai 2004) :
Q - Quels sont, pour la France, les points essentiels qui doivent être dans une nouvelle résolution sur l'Irak ?
R - D'abord cette tragédie irakienne est une démonstration de plus d'un dérèglement assez général dans le monde qui nous inquiète beaucoup et le premier appel que la France veut lancer est un appel à la raison, à la conscience. Quand on voit ce qui se passe un peu partout aussi bien à Gaza où des soldats israéliens sont tués, des jeunes Palestiniens assassinés, dans l'autre sens ce jeune Américain décapité à Bagdad, les images scandaleuses, indignes, de ces sévices ou ces tortures de prisonniers irakiens par les forces américaines ou par des soldats américains, on a le sentiment que c'est quelque chose de très profond qui est touché, qui est remis en cause, la dignité de la personne humaine remise en cause alors qu'elle est pourtant au centre de toutes les civilisations, de toutes les cultures. Nous allons appeler dans les semaines qui viennent à ce que l'on retrouve le chemin de la raison et la raison, c'est ici, à New York, dans le cadre des Nations unies que l'on doit en faire preuve.
Pour remédier à cette tragédie irakienne, la première étape se déroule le 1er juillet avec la mise en place d'un gouvernement irakien. Il faut que l'Irak soit gouverné par les Irakiens et que les forces d'occupation actuelles, les Américains en particulier, jouent sincèrement le jeu du transfert de pouvoir à des hommes et à des femmes qui vont constituer ce gouvernement, qui devront gérer l'économie, les ressources naturelles, avoir une autorité sur les forces de sécurité et de police intérieures, être capables de prendre une décision. Et puis, naturellement, pendant un certain nombre de mois, jusqu'en janvier 2005, il y aura une force militaire multinationale qui assurera la stabilité de l'Irak. Janvier sera le deuxième moment de vérité puisqu'il y aura des élections. Le peuple irakien va élire démocratiquement son gouvernement et, là, j'espère que ce gouvernement pourra prendre la décision de dire finalement : "nous pouvons agir seuls, nous n'avons plus besoin de force internationale" ; ou alors "nous en avons besoin", mais il faudra que ce soit lui qui prenne la décision
Q - Vous avez le sentiment que l'armée américaine serait prête à consulter le gouvernement irakien avant de mener des actions en Irak ou serait prête à demander l'autorisation de rester et si elle ne l'obtenait pas elle serait forcée de partir ?
R - D'abord, tout cela doit se décider, si l'on parle bien des Nations unies et de droit international, dans l'enceinte des Nations unies qui vont fixer le cadre et sans doute les délais. Je ne crois pas, si l'on voit ce qui se passe depuis des mois et des mois, que ce soit dans des opérations militaires, davantage de soldats, que se trouve la solution. Je pense que la solution ne peut être que politique et je pense que pendant ces quelques mois, de juin 2004 à janvier 2005, ces forces multinationales dans lesquelles les Américains ont une part importante, auront intérêt à se concerter avec le gouvernement irakien pour savoir quel type d'opération réaliser, comment se comporter et je crois vraiment que la clé du succès pour sortir de cette tragédie c'est que l'on respecte les Irakiens, qu'on leur fasse confiance et que, notamment, ils puisent être consultés sur toutes ces questions de sécurité.
Q - Vous avez dit qu'après janvier 2005 les Irakiens pourraient demander que les Américains partent. Est-ce que vous pensez que l'idée du retrait commence à germer vu la situation ?
R - Il faut d'abord, en mettant les choses dans l'ordre, réussir la première étape, la première marche. Si vous ratez cette première marche qui est celle d'un gouvernement irakien prêt en juillet pour prendre en charge l'essentiel des affaires irakiennes, alors vous pouvez être sûr de rater les autres marches. Mais si ce processus, bien engagé en juillet avec un nouveau gouvernement qui va gérer les affaires et préparer les élections de janvier, si ce processus réussit, alors je pense que tout le monde aura intérêt à ce qu'au mois de janvier le gouvernement dise librement "nous avons besoin" ou "nous n'avons plus besoin" d'une force de stabilisation. Cela sera sa décision.
Q - Mais l'idée d'un retrait : est-ce que l'idée d'un retrait commence à germer ? Selon vous puisque vous dites qu'il faut une solution politique, est-ce que l'idée d'un retrait des forces américaines commence à germer ?
R - La première idée dont je suis sûr c'est qu'il faut déjà un changement d'état d'esprit et que, à une période d'occupation se substitue une période de stabilisation et que l'état d'esprit des forces qui occupent actuellement soit différent à partir du 1er juillet. Et puis, naturellement, il n'y a pas de fatalité à ce que les forces américaines ou internationales soient en Irak. Ce qu'il y a au bout du chemin, ce que nous devons souhaiter, c'est qu'à partir du mois de janvier, le plus tôt possible en réalité, les Irakiens soient chez eux en Irak.
Q - Est-ce qu'on va avoir un nouveau duel franco-américain à l'ONU sur une résolution irakienne ?
R - Mais nous ne sommes pas dans cet état d'esprit de duel, vraiment ce n'est pas notre état d'esprit. Nous regardons devant nous pour contribuer à trouver une solution et sortir de cette tragédie. Et nous souhaitons être écoutés parce que la France, le président de la République en particulier, a une histoire dans cette région du Proche et du Moyen-Orient. Elle a des amis. Elle entend beaucoup de choses. Elle a une impression. Elle fait des analyses. Et je crois que tout le monde aurait intérêt à écouter ce que dit la France, comme d'autres pays qui ont un rôle à jouer - les pays de la région, la Russie, le Royaume-Uni - je crois qu'on a intérêt à s'écouter. Nous sommes dans cet état d'esprit de trouver une solution.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2004)
(Entretien de Michel Barnier avec France 2, à New York le 13 mai 2004) :
Q - (Concernant le processus de transfert de souveraineté en Irak et les sévices infligés aux prisonniers irakiens)
R - C'est une situation très difficile sur place, beaucoup d'instabilité, d'insécurité. Je pense à ces tortures, ces sévices infligés à des prisonniers irakiens par des soldats indignes de l'armée américaine et je pense à d'autres actes qui montrent qu'il n'y a plus de bornes, qu'il n'y a plus de repères. Il y a une sorte de spirale de violence et d'inhumanité. Et tout cela nous conduit, nous Français, à dire : c'est le moment de retrouver notre raison collective et d'agir au seul endroit où nous pouvons agir et dans le seul cadre utile, qui est celui du droit international et celui des Nations unies. Malgré ces violences, ou à cause de ces violences, nous pensons que la raison doit conduire tout le monde, y compris et d'abord les forces d'occupation, à accepter un vrai processus politique et donc à réussir cette première étape du mois de juillet pour mettre en place en Irak un gouvernement irakien, qui ait l'essentiel du pouvoir entre les mains, qui puisse gouverner, décider. Pendant quelques mois, naturellement, il y aura encore besoin d'une force internationale pour stabiliser la situation, jusqu'au mois de janvier 2005, qui sera la deuxième étape, celle des élections par les Irakiens d'un gouvernement qui sera totalement légitime.
Q - Une question sur la première étape. Sur quels critères jugerez-vous la réussite du transfert et la réalité de la souveraineté de ce gouvernement irakien ?
R - Il y a deux conditions. La première est que les hommes et les femmes qui vont être choisis pour former ce gouvernement - et M. Brahimi, représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, est en train de travailler à cette liste de ministres qu'il va proposer - que cette équipe de ministres soit reconnue, soit acceptée par les forces irakiennes, par les forces politiques de ce pays, par les différentes communautés chiite, sunnite ou kurde, que les Irakiens se reconnaissent, même s'ils ne sont pas tous d'accord, qu'ils se reconnaissent dans ce gouvernement. C'est la première condition.
La deuxième condition, c'est que les attributs de la souveraineté soient dans les mains de ce gouvernement, qu'il gère l'économie, les ressources naturelles, la justice, qu'il ait une autorité sur les forces de police et de gendarmerie irakiennes.
Voilà les deux conditions qui nous permettront de dire : ce gouvernement a une chance de réussir parce qu'on lui fait confiance et parce qu'il a la capacité de travailler.
Q - Vous allez rencontrer votre homologue américain. Vous pensez qu'il y a aussi un travail à faire auprès des Américains, pour qu'ils acceptent une vraie souveraineté, et un vrai transfert de souveraineté ? Ils n'ont pas complètement accepté cette idée-là, d'après vous ?
R - Les Américains sont en discussion avec nous. J'ai déjà eu plusieurs fois Colin Powell au téléphone. Il sait les conditions dans lesquelles la France continuera à apporter sa contribution pour sortir de cette tragédie, et j'espère que le gouvernement américain va bien comprendre, d'abord en écoutant tous ceux qui peuvent lui donner une opinion sincère et c'est notre cas, qu'il faut sincèrement et réellement, et non pas de manière artificielle, transférer le pouvoir au gouvernement irakien.
Q - Ce sera difficile ?
R - Ce sera difficile parce que la situation est très difficile. Mais il n'y a pas d'autre issue à cette tragédie qu'une sortie politique.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2004)
Je viens de passer deux heures avec le Secrétaire général, M.Kofi Annan. C'est ma première visite à New York en tant que ministre des affaires étrangères. Je suis très heureux que cette première rencontre ait été avec lui parce que j'ai, nous avons à Paris, un très grand respect pour lui. Nous avons aussi beaucoup de respect pour l'institution qu'il anime. Nous considérons depuis toujours que les Nations unies, qu'anime avec tant de compétence et d'expérience Kofi Annan, qui est un véritable homme d'Etat, doivent continuer à jouer leur rôle.
Peut-être puis-je vous dire en quelques mots dans quel état d'esprit je commence cette mission de ministre des Affaires étrangères de la France. Qu'il n'y ait pas de malentendu sur cet état d'esprit. Pour moi, il y a des questions qui se posent et d'autres qui ne se posent pas. Une des questions qui ne se pose pas, et ne s'est jamais posée pour moi, est de savoir si nous sommes, Américains et Français, alliés et amis. Cette question ne se pose pas, parce que nous sommes alliés depuis longtemps et, pour la France, depuis toujours définitivement amis et alliés. Nous sommes alliés depuis toujours dans les moments les plus importants de la vie de notre planète et nous n'oublions pas la part que le peuple américain, que les jeunes Américains, ont prise à la libération de l'Europe. Nous sommes très heureux de pouvoir le dire le 6 juin au président Bush et, à travers lui, au peuple américain. Je dois dire, personnellement, que l'un des moments les plus émouvants de ma vie dans les années passées a été de visiter les cimetières américains de Normandie avec mes deux fils. Au-delà de la Seconde Guerre mondiale, dans l'actualité, nous sommes ensemble dans beaucoup de circonstances. Nous avons partagé l'émotion du peuple américain dans la tragédie de New York et de Washington, comme nous avons partagé l'émotion de la population espagnole lorsque, le 11 mars, Madrid a été touché par le terrorisme, et nous sommes totalement ensemble dans la lutte contre le terrorisme. Nous sommes ensemble en Afghanistan. Nous sommes ensemble en Haïti, où je me rends samedi prochain. Nous sommes ensemble pour gérer plusieurs crises en Afrique. Nous sommes ensemble pour lutter contre la prolifération des armes de destruction massive.
Une autre question qui ne se pose pas c'est, quand la France s'exprime par la voix du président de la République ou du ministre des Affaires étrangères, s'il s'agit d'être pour ou contre les Américains. Cette question n'est pas la bonne. Dans les crises aujourd'hui, notre état d'esprit c'est de chercher les bonnes idées, de trouver les réponses pour régler les problèmes et d'être utiles, et qu'on comprenne bien que nous pouvons être utiles et, peut-être, qu'on nous écoute davantage. La France a une histoire au Proche et au Moyen-Orient, elle a des amis, elle a des impressions, elle a des informations. C'est à partir de tout ce potentiel qu'utilise notre diplomatie que nous exprimons objectivement des idées pour régler des problèmes. Dans la crise irakienne, c'est ce que nous avons fait et que nous continuons de faire. Aujourd'hui mon état d'esprit est de regarder devant et non pas derrière, de ne pas donner de leçons par rapport au passé, mais de regarder devant et de trouver, de faire partager, les bonnes idées pour réussir à sortir de cette tragédie.
Q - Que pensez-vous des derniers développements en Irak, des scandales ?
R - Vous venez de parler des prisonniers irakiens, de ces images déshonorantes et indignes liées au comportement de quelques soldats sadiques. Ces images nous ont beaucoup touchés et, naturellement, elles ont provoqué une onde de choc dans le monde entier, pas seulement aux Etats-Unis et en Angleterre. Ce qui me frappe franchement, comme citoyen, comme homme politique, c'est qu'à travers ces images, à travers la décapitation honteuse de Nicolas Berg, ce qui s'est passé à Gaza avec des soldats israéliens, mais aussi les quatre civils américains qui ont été tués en Irak il y peu de temps, le monde perd ses repères ; voilà ce qui m'inquiète. Les bornes n'existent plus et on touche, à travers toutes ces images et tous ces actes, à quelque chose qui est au coeur de toutes les civilisations et de toutes les religions : la personne humaine. Et c'est un appel à la raison et à la conscience que nous voulons lancer. C'est pour cela que ma réponse est que nous devons être dans le cadre des Nations unies : la seule base reconnue par tous est le droit international, le règlement de crise dans le cadre du droit international
Q - Que voulez-vous exactement que contienne la future résolution sur l'Irak ? Comment définissez-vous la souveraineté ? Et le gouvernement intérimaire ? Et, par exemple, souhaitez-vous que la résolution ait une date d'expiration ?
R - La résolution des Nations unies sur laquelle nous allons travailler de manière constructive doit encadrer la réussite de cette première étape du 30 juin. Je considère que cette première étape est comme une première marche et, si vous ratez la première marche, vous ratez toutes les autres. Et donc, il faut que, à partir des propositions que fera M. Brahimi sur la formation du nouveau gouvernement dans les jours ou les semaines qui viennent, un gouvernement irakien politique et compétent, ait dans sa main la gestion des affaires de l'Irak. Il faut que les Américains, les forces d'occupation, acceptent cette rupture à partir du 1er juillet, et que ce soit une vraie rupture. Il y aura ensuite une confirmation de cette rupture au moment des élections en janvier. Il faut que le gouvernement irakien gère les affaires de l'Irak, l'économie, la justice, gère les ressources naturelles, qu'il puisse avoir l'autorité sur les forces de sécurité intérieure, la police ou la gendarmerie, qu'il ait aussi son mot à dire dans les opérations de la force multinationale qui va être là entre le mois de juillet et le mois de janvier et, qu'au mois de janvier, le nouveau gouvernement irakien, qui sera cette fois complètement légitime, puisse dire sa décision sur le maintien ou non de cette force multinationale. Voilà comment nous voyons les choses.
Q - Vous avez dit dans votre interview au "Monde" que la France n'enverrait jamais de troupes en Irak. Serait-ce à vos yeux une meilleure solution pour assurer la sécurité de demander aux Etats de la Ligue arabe ou de la Conférence islamique d'envoyer des troupes plutôt que de solliciter les Européens ?
R - Pour nous, la seule solution ne peut plus être militaire. Donc, dans ces conditions pour nous, la question d'envoyer des soldats français en Irak ne se pose pas et il n'y aura pas de soldats français en Irak, ni maintenant ni plus tard. Mais en revanche, nous nous sentons concernés par la reconstruction politique et économique en Irak et nous prendrons notre part, qui peut être importante, à cette reconstruction, y compris par la formation de gendarmes, de policiers, de forces de sécurité intérieure, par une participation à l'allègement de la dette de l'Irak, et par des programmes économiques de développement dans tous les domaines de la vie quotidienne, y compris les domaines de l'environnement ou des communications. Nous le ferons à la demande du gouvernement irakien parce que c'est aussi affaire de souveraineté, de savoir qui a besoin, et de quoi il a besoin. Je pourrais ajouter un mot sur l'acceptabilité par les forces politiques irakiennes. La première marche que j'ai évoquée tout à l'heure est que ce gouvernement soit souverain et qu'il soit accepté par les forces politiques et les différentes communautés irakiennes. C'est très important que ce gouvernement soit accepté. C'est même capital ! C'est le travail de proposition de M. Brahimi qui va servir de base, et probablement au mois de juin, si ce gouvernement est proposé assez tôt, il faudra trouver le moyen, par une table ronde à l'intérieur de l'Irak, de vérifier cette acceptabilité et probablement plus tard, en juillet ou septembre, il faudra avoir une conférence plus large, inter-irakienne, avec le parrainage des pays de la région pour consolider ce processus politique.
Q - M. Brahimi a-t-il les moyens de constituer un gouvernement provisoire ? N'est-ce pas une tâche insurmontable ?
R - M. Brahimi a déjà montré qu'il était capable de relever des défis y compris en Afghanistan. J'ai parlé de ce sujet avec Kofi Annan. M. Brahimi est sur place en ce moment et c'est difficile, cela prend du temps. Je pense qu'il a les atouts, l'expérience, la confiance des Nations unies, la nôtre, pour proposer cette liste d'un gouvernement accepté par les forces irakiennes et dont on vérifie l'acceptabilité pendant le mois de juin notamment. Probablement il va aussi faire des propositions en tenant compte des hommes et des femmes qui sont actuellement en place, notamment le Conseil exécutif de gouvernement, où il y a des gens de qualité.
Q - Le conseil de Sécurité peut-il mettre au point une résolution sur l'Irak avant qu'un gouvernement irakien ne puisse être consulté ? Ou faut-il prévoir deux résolutions ?
R - Cette première résolution doit fixer le cadre du transfert de souveraineté, du contenu de cette souveraineté, tracer l'horizon et les perspectives à court terme, c'est-à-dire la période de juillet à janvier et, encore une fois, le deuxième moment important sera le mois de janvier avec les élections et la capacité du gouvernement d'être totalement légitime. Tout cela doit être dans cette résolution. De mon point de vue, c'est une première résolution.
Q - Quels seront les rapports entre le gouvernement irakien et la force multinationale ?
R - Ce point est probablement le plus sensible, et nous aurons des discussions dans les semaines qui viennent. Ce qui me paraît clair, c'est qu'un gouvernement irakien souverain doit d'abord avoir autorité sur les forces irakiennes. S'agissant de la force multinationale de stabilisation qui va être issue des forces d'occupation, s'il s'agit bien d'un gouvernement souverain et si l'on ne veut pas faire d'erreur à l'égard des Irakiens eux-mêmes, je pense que les mouvements, les initiatives, les opérations de cette force multinationale doivent faire l'objet d'une concertation avec ce gouvernement. Si l'on ne veut pas faire d'erreur à l'égard des Irakiens, ce qui me paraît aussi clair c'est qu'au mois de janvier, lorsque le gouvernement irakien sera totalement légitime et légitimé par la population irakienne, ce sera à lui de dire si cette force multinationale de stabilisation doit rester ou pas.
Q - Vous avez dit que le Secrétaire général avait une idée claire de la façon dont il envisage le rôle des Nations unies dans le processus.
R - Vous ne m'en voudrez pas de ne pas vous faire de compte-rendu détaillé de ce qu'il m'a dit, puisque c'est à lui de le dire, mais nous sommes très attachés au cadre des Nations unies et à la crédibilité des Nations unies. Probablement il est un peu trop tôt pour décider le contour du mandat des Nations unies, mais de mon point de vue, ce mandat doit être limité, ciblé et il faudra prendre un certain nombre de précautions. C'est un peu trop tôt, parce que ce mandat doit tenir compte de la sécurité sur place. Les Nations unies ont une expérience tragique. N'oublions pas le sacrifice de ses représentants sur place. On peut comprendre que la première condition pour définir le mandat et le contour de cette intervention des Nations unies soit liée à l'état de la sécurité sur place. J'ai dit, enfin, mandat ciblé, restreint, cela concerne essentiellement le processus politique et sa réussite, de mon point de vue.
Q - Est-il possible de parler d'un gouvernement souverain avec une force multinationale sous commandement américain ?
R - Beaucoup de signaux ou de preuves sur la sincérité, la réalité de la souveraineté peuvent être donnés, avant qu'on ne parle des liens de ce gouvernement avec la force multinationale. J'ai cité toutes sortes de sujets qui caractérisent la souveraineté. Nous devrons discuter de la façon dont le gouvernement irakien sera consulté, devra donner son accord ou son consentement à l'action de cette force multinationale.
Je voudrais terminer en vous redisant que la France regarde devant et, avec ce qu'elle sait, avec ce qu'elle voit, avec ce qu'elle entend, avec l'expérience qu'elle a, en particulier celle du président de la République dans cette région notamment, elle veut contribuer à la réussite de ce processus politique et nous souhaitons que cette contribution soit bien comprise comme cela et qu'on nous écoute.
J'ai évoqué avec le Secrétaire général des Nations unies beaucoup d'autres sujets. Il y a d'autres crises, d'autres défis qui rendent actuellement le monde si instable et si dangereux et nous devons, là encore, retrouver le chemin de solutions politiques. C'est le cas au Proche-Orient. C'est le cas en Côte d'Ivoire. Nous avons beaucoup d'endroits où nous avons des raisons de travailler dans le cadre des Nations unies.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2004)
(Entretien de Michel Barnier avec des radios françaises, à New York le 13 mai 2004) :
Q - Quels sont, pour la France, les points essentiels qui doivent être dans une nouvelle résolution sur l'Irak ?
R - D'abord cette tragédie irakienne est une démonstration de plus d'un dérèglement assez général dans le monde qui nous inquiète beaucoup et le premier appel que la France veut lancer est un appel à la raison, à la conscience. Quand on voit ce qui se passe un peu partout aussi bien à Gaza où des soldats israéliens sont tués, des jeunes Palestiniens assassinés, dans l'autre sens ce jeune Américain décapité à Bagdad, les images scandaleuses, indignes, de ces sévices ou ces tortures de prisonniers irakiens par les forces américaines ou par des soldats américains, on a le sentiment que c'est quelque chose de très profond qui est touché, qui est remis en cause, la dignité de la personne humaine remise en cause alors qu'elle est pourtant au centre de toutes les civilisations, de toutes les cultures. Nous allons appeler dans les semaines qui viennent à ce que l'on retrouve le chemin de la raison et la raison, c'est ici, à New York, dans le cadre des Nations unies que l'on doit en faire preuve.
Pour remédier à cette tragédie irakienne, la première étape se déroule le 1er juillet avec la mise en place d'un gouvernement irakien. Il faut que l'Irak soit gouverné par les Irakiens et que les forces d'occupation actuelles, les Américains en particulier, jouent sincèrement le jeu du transfert de pouvoir à des hommes et à des femmes qui vont constituer ce gouvernement, qui devront gérer l'économie, les ressources naturelles, avoir une autorité sur les forces de sécurité et de police intérieures, être capables de prendre une décision. Et puis, naturellement, pendant un certain nombre de mois, jusqu'en janvier 2005, il y aura une force militaire multinationale qui assurera la stabilité de l'Irak. Janvier sera le deuxième moment de vérité puisqu'il y aura des élections. Le peuple irakien va élire démocratiquement son gouvernement et, là, j'espère que ce gouvernement pourra prendre la décision de dire finalement : "nous pouvons agir seuls, nous n'avons plus besoin de force internationale" ; ou alors "nous en avons besoin", mais il faudra que ce soit lui qui prenne la décision
Q - Vous avez le sentiment que l'armée américaine serait prête à consulter le gouvernement irakien avant de mener des actions en Irak ou serait prête à demander l'autorisation de rester et si elle ne l'obtenait pas elle serait forcée de partir ?
R - D'abord, tout cela doit se décider, si l'on parle bien des Nations unies et de droit international, dans l'enceinte des Nations unies qui vont fixer le cadre et sans doute les délais. Je ne crois pas, si l'on voit ce qui se passe depuis des mois et des mois, que ce soit dans des opérations militaires, davantage de soldats, que se trouve la solution. Je pense que la solution ne peut être que politique et je pense que pendant ces quelques mois, de juin 2004 à janvier 2005, ces forces multinationales dans lesquelles les Américains ont une part importante, auront intérêt à se concerter avec le gouvernement irakien pour savoir quel type d'opération réaliser, comment se comporter et je crois vraiment que la clé du succès pour sortir de cette tragédie c'est que l'on respecte les Irakiens, qu'on leur fasse confiance et que, notamment, ils puisent être consultés sur toutes ces questions de sécurité.
Q - Vous avez dit qu'après janvier 2005 les Irakiens pourraient demander que les Américains partent. Est-ce que vous pensez que l'idée du retrait commence à germer vu la situation ?
R - Il faut d'abord, en mettant les choses dans l'ordre, réussir la première étape, la première marche. Si vous ratez cette première marche qui est celle d'un gouvernement irakien prêt en juillet pour prendre en charge l'essentiel des affaires irakiennes, alors vous pouvez être sûr de rater les autres marches. Mais si ce processus, bien engagé en juillet avec un nouveau gouvernement qui va gérer les affaires et préparer les élections de janvier, si ce processus réussit, alors je pense que tout le monde aura intérêt à ce qu'au mois de janvier le gouvernement dise librement "nous avons besoin" ou "nous n'avons plus besoin" d'une force de stabilisation. Cela sera sa décision.
Q - Mais l'idée d'un retrait : est-ce que l'idée d'un retrait commence à germer ? Selon vous puisque vous dites qu'il faut une solution politique, est-ce que l'idée d'un retrait des forces américaines commence à germer ?
R - La première idée dont je suis sûr c'est qu'il faut déjà un changement d'état d'esprit et que, à une période d'occupation se substitue une période de stabilisation et que l'état d'esprit des forces qui occupent actuellement soit différent à partir du 1er juillet. Et puis, naturellement, il n'y a pas de fatalité à ce que les forces américaines ou internationales soient en Irak. Ce qu'il y a au bout du chemin, ce que nous devons souhaiter, c'est qu'à partir du mois de janvier, le plus tôt possible en réalité, les Irakiens soient chez eux en Irak.
Q - Est-ce qu'on va avoir un nouveau duel franco-américain à l'ONU sur une résolution irakienne ?
R - Mais nous ne sommes pas dans cet état d'esprit de duel, vraiment ce n'est pas notre état d'esprit. Nous regardons devant nous pour contribuer à trouver une solution et sortir de cette tragédie. Et nous souhaitons être écoutés parce que la France, le président de la République en particulier, a une histoire dans cette région du Proche et du Moyen-Orient. Elle a des amis. Elle entend beaucoup de choses. Elle a une impression. Elle fait des analyses. Et je crois que tout le monde aurait intérêt à écouter ce que dit la France, comme d'autres pays qui ont un rôle à jouer - les pays de la région, la Russie, le Royaume-Uni - je crois qu'on a intérêt à s'écouter. Nous sommes dans cet état d'esprit de trouver une solution.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2004)
(Entretien de Michel Barnier avec France 2, à New York le 13 mai 2004) :
Q - (Concernant le processus de transfert de souveraineté en Irak et les sévices infligés aux prisonniers irakiens)
R - C'est une situation très difficile sur place, beaucoup d'instabilité, d'insécurité. Je pense à ces tortures, ces sévices infligés à des prisonniers irakiens par des soldats indignes de l'armée américaine et je pense à d'autres actes qui montrent qu'il n'y a plus de bornes, qu'il n'y a plus de repères. Il y a une sorte de spirale de violence et d'inhumanité. Et tout cela nous conduit, nous Français, à dire : c'est le moment de retrouver notre raison collective et d'agir au seul endroit où nous pouvons agir et dans le seul cadre utile, qui est celui du droit international et celui des Nations unies. Malgré ces violences, ou à cause de ces violences, nous pensons que la raison doit conduire tout le monde, y compris et d'abord les forces d'occupation, à accepter un vrai processus politique et donc à réussir cette première étape du mois de juillet pour mettre en place en Irak un gouvernement irakien, qui ait l'essentiel du pouvoir entre les mains, qui puisse gouverner, décider. Pendant quelques mois, naturellement, il y aura encore besoin d'une force internationale pour stabiliser la situation, jusqu'au mois de janvier 2005, qui sera la deuxième étape, celle des élections par les Irakiens d'un gouvernement qui sera totalement légitime.
Q - Une question sur la première étape. Sur quels critères jugerez-vous la réussite du transfert et la réalité de la souveraineté de ce gouvernement irakien ?
R - Il y a deux conditions. La première est que les hommes et les femmes qui vont être choisis pour former ce gouvernement - et M. Brahimi, représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, est en train de travailler à cette liste de ministres qu'il va proposer - que cette équipe de ministres soit reconnue, soit acceptée par les forces irakiennes, par les forces politiques de ce pays, par les différentes communautés chiite, sunnite ou kurde, que les Irakiens se reconnaissent, même s'ils ne sont pas tous d'accord, qu'ils se reconnaissent dans ce gouvernement. C'est la première condition.
La deuxième condition, c'est que les attributs de la souveraineté soient dans les mains de ce gouvernement, qu'il gère l'économie, les ressources naturelles, la justice, qu'il ait une autorité sur les forces de police et de gendarmerie irakiennes.
Voilà les deux conditions qui nous permettront de dire : ce gouvernement a une chance de réussir parce qu'on lui fait confiance et parce qu'il a la capacité de travailler.
Q - Vous allez rencontrer votre homologue américain. Vous pensez qu'il y a aussi un travail à faire auprès des Américains, pour qu'ils acceptent une vraie souveraineté, et un vrai transfert de souveraineté ? Ils n'ont pas complètement accepté cette idée-là, d'après vous ?
R - Les Américains sont en discussion avec nous. J'ai déjà eu plusieurs fois Colin Powell au téléphone. Il sait les conditions dans lesquelles la France continuera à apporter sa contribution pour sortir de cette tragédie, et j'espère que le gouvernement américain va bien comprendre, d'abord en écoutant tous ceux qui peuvent lui donner une opinion sincère et c'est notre cas, qu'il faut sincèrement et réellement, et non pas de manière artificielle, transférer le pouvoir au gouvernement irakien.
Q - Ce sera difficile ?
R - Ce sera difficile parce que la situation est très difficile. Mais il n'y a pas d'autre issue à cette tragédie qu'une sortie politique.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2004)