Interview de M. Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche, à Europe 1 le 3 septembre 2003, sur la rentrée scolaire, le lancement du débat sur l'école et l'accueil des enfants en maternelle.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

A. Chabot - Il paraît qu'hier soir, dans les couloirs du ministère de l'Education, on a entendu un immense "ouf !" de soulagement poussé par le ministre ? La rentrée s'est plutôt bien passée, et vous êtes toujours là. Avouez que les deux choses étaient, peut-être pas, pratiquement impensables il y a quelques mois non... ?
- "Non, j'ai toujours pensé cela... Mais enfin, bon. Je savais que tout le monde ne le pensait pas. Donc, on m'annonçait une rentrée très chaude, très difficile. Je ne crois pas qu'il faille crier victoire ! pour autant. Mais je suis très heureux surtout, que les partenaires sociaux, et d'après ce que constate sur le terrain, une grande majorité de collèges, aient envie de rentrer dans le grand débat sur l'école que nous leur proposons, sous la présidence notamment de C. Thélot qui, je crois, est quelqu'un qui connaît très très bien le système éducatif, et dont chacun sait qu'il est responsable autonome, et qu'il ne va pas biaiser les choses."
Il y a le grand débat, on va en parler, mais quand même, la rentrée, les profs, ils regardent bientôt leur bulletin de salaire. Ils s'aperçoivent de la retenue des jours de grève, et certains pensent qu'ils reçoivent leur punition.
- "Ils ont tort, parce qu'il faut bien qu'ils sachent une chose : c'est qu'on ne peut pas considérer les jours de grève comme des congés payés, voilà. Quand on fait grève, c'est une épreuve de force, c'est une tradition républicaine, et c'est une forme de respect de la grève que de prélever, en effet, les jours de grève. Maintenant, pour cette affaire de prélèvement des jours de grève, je propose aux partenaires sociaux que l'on crée un groupe de travail pour l'avenir, parce que, malgré tout, les grève peuvent toujours dans l'Education nationale se reproduire, on ne sait jamais... Mais..."
Ca arrive, oui.
- "...Mais je voudrais que les enseignants sachent bien que j'ai demandé et obtenu qu'on ne décompte pas les dimanches, les jours fériés et les jours de vacances. Mais en revanche, il faut évidemment appliquer l'arrêt Omont, c'est-à-dire que, quand un professeur a fait grève, par exemple, le lundi et le vendredi, on décompte le lundi, le mardi et le mercredi, le jeudi et le vendredi, et qu'on est obligé de le faire par mesure d'équité entre, d'un côté, les instituteurs qui sont présents dans les classes toute la journée, et chaque jour de la semaine, et puis des professeurs agrégés, par exemple de lycées, qui pourraient n'être présents, en raison de leur emploi du temps, que trois jours par semaine, et puis un prof d'université qui n'est présent, par exemple, qu'un jour par semaine. Donc, si, dans le même temps...
C'est de la justice, de l'égalité.
- "C'est de la justice. On ne peut pas faire autrement."
C'est de la justice aussi, à l'égard de tous les autres salariés, fonctionnaires, avec retenue, après jours de grève ?
- "Absolument, c'est une question de respect de la grève, une question de justice. Mais il y a évidemment derrière aucun esprit de vengeance, aucun esprit de punition. C'est pourquoi, encore une fois, j'ai tenu à ce qu'on ne décompte pas, comme la loi pourtant pourrait nous le permettre de le faire, ces fameux dimanches et jours fériés et jours de vacances."
La grande expression, c'est "le malaise dans l'enseignement", le malaise des profs. Allez-vous, quand même, au-delà de la concertation, prendre des initiatives pour permettre aux profs de réfléchir un peu sur le fonctionnement des établissements, sur leur métier ?
- "Oui, je crois qu'il faut qu'on réfléchisse sur des grands sujets comme les finalités de l'école. Est-ce que l'école est là pour transmettre des valeurs ; est-elle là pour permettre à chaque élève de trouver un métier quand il sort de l'enseignement ; est-elle là, pour transmettre des savoirs ; est-elle là pour faire de l'animation culturelle, ou que sais-je ... ?. Je trouve cette question des finalités de l'école est très importante, parce que c'est devenu très peu claire dans ces dernières années. Mais je pense aussi que, sans attendre la fin de ce grand débat qui va durer un an, qui est donc un temps quand même relativement long, il faut que nous ouvrions, avec les partenaires sociaux, et puis plus généralement avec les professeurs qui souhaiteront en discuter avec moi, et j'irai partout sur le terrain et je les inviterai aussi, autant qu'il est possible, à venir travailler avec moi au ministère, un certain nombre de chantiers qui sont prioritaires pour eux. Je voudrais vraiment, dès la semaine prochaine, ouvrir le débat, par exemple, sur la question des redoublements. Cela ne veut pas dire que je veuille augmenter les redoublements en France, mais je trouve que c'est un vrai sujet, parce que les professeurs me le disent quand je vais dans les salles de classe, ils me disent : voilà, on est scandalisés que, dans certains cas on ne puisse plus faire redoubler un élève. Il faut prendre en charge cette demande."
Vous l'avez évoqué pour les CP, vous avez dit : "Il faut réfléchir". Cela peut s'appliquer à d'autres classes du secondaire, par exemple ?
- "Il faut savoir que, dans les classes intermédiaires - les classes qui ne sont pas des classes de fin de cycle, par exemple, le Cours préparatoire, les classes de 5ème, de Première -, les professeurs n'ont pas la main sur le sujet. Si les parents d'élève ne veulent pas qu'un élève redouble, il ne redouble pas. Alors, il ne s'agit pas de bouleverser les choses, de dire que les parents d'élèves n'ont pas leur mot à dire, ils ont tout à fait leur mot à dire, mais les professeurs aussi. Il faut donc qu'on trouve des procédures plus intelligentes que ça n'est le cas aujourd'hui, pour régler, pour prendre en charge cette question du redoublement. Mais aussi, sachez une chose, c'est que j'ai lu une circulaire que mon prédécesseur a prise : dans les conseils de discipline, les professeurs sont moins nombreux que les élèves, et ils sont moins nombreux que les parents. J'ouvre le débat : est-ce normal ? Personnellement, je pense que non. Je pense que c'est humiliant pour les professeurs."
Redonner de l'autorité aux professeurs ?
- "Redonner de l'autorité aux professeurs. Ces derniers me disent aussi : on n'est pas contre toujours les itinéraires de découverte, mais pourquoi nous les imposer de force ? Je veux les rendre facultatifs. Ils me disent également : les évaluations en 5ème, on en a par-dessus la tête, cela ne sert à rien, cela prend du temps. Là aussi, c'est humiliant. Eh bien supprimons-les. J'aimerais aussi que les professeurs aient un Conseil scientifique et pédagogique, parce qu'ils ont une compétence à eux, les professeurs... Si vous voulez, c'est comme des médecins : la santé ça nous intéresse tous mais le diagnostic quand le médecin fait une ordonnance, c'est lui qui décide, ce n'est pas le patient. Bon. De la même façon, j'aimerais que les professeurs puissent avoir dans les établissements avec les chefs d'établissement, un Conseil scientifique et pédagogique dans lequel ils puissent discuter, justement de ces questions-là : la question du redoublement, la question de savoir si on va pratiquer les itinéraires de découverte dans une collège ou pas, ou si on va utiliser les heures à autre chose. Il faut qu'il y ait plus de liberté d'initiative et plus de responsabilité dans les établissements."
Vous l'avez évoqué, vous lancez un grand débat, il y a une commission nationale qui sera installée la semaine prochaine, chargée de définir un peu les grandes questions. Tout cela va nous amener jusqu'en 2005. On se dit : L. Ferry a compris le système français... Quand on ne sait pas bien régler un problème, on met des tas d'instances, on organise des états généraux, et pendant ce temps-là, on fait "ouf !" pendant un an et demi...
- "C'est exactement ce que je veux éviter. C'est pourquoi les mesures potentielles que je viens d'annoncer - qui, encore une fois, ne seront prises, si elles sont prises, qu'après concertation -, je voudrais qu'elles ne soient pas prises nécessairement dans ce temps du débat. Si on peut aller plus vite, je dis après tout que, si on se met d'accord, par exemple, d'ici au mois de décembre, eh bien, allons-y. Et par ailleurs, je continue à faire les changements de cap que je souhaitais mettre en oeuvre - les classes en alternance, la réorganisation du collège unique, la découverte des métiers, disons, pour aller vite, dès la classe de 4ème - cela avance très très bien, puisqu'on aura encore environ 15 000, 20 000 nouveaux élèves au niveau de la 4ème qui, cette année, vont pourvoir découvrir les métiers soit en entreprises, soit dans des lycées professionnels. Et puis, comme vous le savez, je vais dédoubler ou renforcer 3 500 Cours préparatoires, près de 70 000 élèves vont apprendre à lire par groupe de 10. C'est très très important. Il ne faut pas passer sur ces mesures-là parce qu'elles sont vraiment extraordinairement importantes. Sachez qu'en gros, à la fin de l'année prochaine, donc vous voyez on ne retarde pas les changements à faire, il y aura 70 000 élèves qui auront appris à lire et écrire par groupe de 10, et environ à peu près autant d'élèves qui auront découvert des métiers, soit dans des entreprises, soit dans des lycées professionnels, dès le collège, dès qu'ils le souhaiteront, et tout en restant collégiens. Car je ne veux pas rétablir des filières."
Le grand débat doit déboucher, dites-vous, tout de même sur un loi d'orientation ?
- "Absolument."
Est-ce vraiment nécessaire au fond ? Il y aura une loi Ferry, comme il y a eu une loi Jospin avant ?
- "C'est nécessaire pour deux raisons. D'abord, parce que dans la loi d'orientation de L. Jospin, celle de 1989, il y a de très bonnes choses, pas la peine d'être malhonnête, il y a des choses qui sont très bonnes, mais il y a des choses qui sont complètement obsolètes. Par exemple, les 80 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat. En plus c'est assorti d'une condition de temps - on dit : ce sera dans cinq ans, dans dix ans... -, c'est obsolète. On n'y est pas. Donc, il faut bien qu'on réfléchisse à cette question. Il y en a d'autres aussi qui sont obsolètes. Et puis, il y a des problèmes de fond : on ne sait plus aujourd'hui ce qu'on demande à l'école. Demande-t-on à l'école de prendre en charge ce que certaines familles ne font plus ? Lui demande-t-on de transmettre des savoirs ? Lui demande-t-on d'épanouir la personnalité des enfants ? Lui demande-t-on de régler les problèmes de société, les problèmes de violence, d'incivilité, d'éducation ? Eu fond, on lui demande mille choses et ça n'est plus clair aujourd'hui. Il faut que nous nous mettions d'accord sur ces questions. Et puis le métier d'enseignant, est devenu très difficile dans certains établissements, je dirais même presque partout. Il y a beaucoup d'enseignants heureux, mais il y a aussi des enseignants qui ne sont pas heureux du tout, parce qu'ils ont de très très grandes difficultés à mobiliser leurs élèves sur la culture scolaire. Tout cela, il faut qu'on y réfléchisse."
Si on revient sur la difficulté quand même de la rentrée. Il y a un problème qui se pose, c'est celui de l'accueil des enfants en maternelle. Il y a eu baby boom de l'année 2 000 notamment, et il y a une grosse arrivée dans les classes maternelles, on ne peut pas accueillir les 2-3 ans. Comment allez-vous régler ce problème ?
- "C'est faux. C'est-à-dire que l'on confond deux choses : on confond les obligations légales, qui sont celles de l'école, de scolariser les enfants qui ont 3 ans ou plus de 3 ans. Et puis, le problème de la pré-scolarisation, c'est-à-dire, de la scolarisation à 2 ans. On a eu toute une rumeur l'année dernière qui était complètement absurde, disant qu'on allait supprimer les écoles maternelles ou diminuer, alors que c'est évidemment... A la limite, c'est ce que je préfère dans le système éducatif français, ce sont les écoles maternelles. Donc, l'idée même que je puisse toucher aux écoles maternelles est une absurdité. J'ai été longtemps formateur de maîtres et de maîtresses de maternelles. Je connais très bien les maternelles, c'est évidemment l'un des fleurons du système éducatif et on n'y touchera pas. Mais il faut savoir que, sur la pré-scolarisation, la scolarisation à 2 ans, on est à 35 % en France, c'est le taux le plus élevé au monde. J'ai une fille de 2 ans à la maison, c'est petit 2 ans, donc je ne veux pas diminuer ce taux de scolarisation à 2 ans, mais je ne veux pas l'augmenter non plus. On restera à 35 %. Donc, il faut bien avoir conscience que, c'est aussi un problème qu'on peut régler par les crèches, par les halte-garderies, et qu'on ne peut pas demander à l'école de tout faire. Encore une fois, c'est le taux le plus élevé au monde. Donc, gardons-le, c'est bien, mais n'allons pas plus loin."
Deux petites questions courtes pour terminer. D'abord, allez-vous cesser de polémiquer avec votre prédécesseur, J. Lang ? On se croirait dans la cour de récré entre vous deux depuis une semaine...
- "C'est lui qui a commencé."
Voilà !
- "Non, je plaisante. Non, on va quand même arrêter, parce que je trouve cela, en effet, ridicule, vous avez raison. Mais je voulais quand même que l'on sache bien une chose, parce qu'il faut tout de même arrêter de mentir sur ces sujets : c'est que rien n'avait été prévu pour pérenniser les emplois-jeunes. Je pense que tous les professeurs le comprennent. Si le Gouvernement précédent avait voulu titulariser les emplois-jeunes ou les pérenniser, il avait cinq ans pour le faire. Alors que l'on me dise maintenant qu'ils avaient l'intention de le faire, qu'ils y avaient pensé. Très bien. Mais ils avaient aussi pensé à faire une réforme des retraites mais ils nous ont légués le cadeau. Eh bien c'est la même chose pour les emplois-jeunes."
Vous avez l'impression de connaître maintenant votre métier de ministre ?
- "C'est vrai que je le connaissais mal au début. Mais honnêtement, oui, j'ai beaucoup appris, voilà. Et que l'on ne croie pas que c'est le lieu d'exercice de l'action caritative ou humanitaire. Quand je dis que je suis le ministre le plus aidé de la République, cela fait toujours rigoler parce que, franchement, je peux vous dire qu'on ne rencontre pas toujours Soeur Emmanuelle, lorsqu'on vit dans le milieu politique."
(source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 3 septembre 2003)