Interview de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, dans "Le Monde" du 11 juin 2004, sur son appel à voter pour les grands partis lors de l'élection européenne, la lutte pour le désendettement et l'axe franco-allemand.

Prononcé le

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

QUESTION.- Pourquoi vous êtes vous prononcé en faveur d'un vote pour "les grands partis" aux élections européennes, au risque de froisser vos alliés UDF ou souverainistes?
REPONSE.- J'ai été marqué par la ferveur populaire, dimanche en Normandie, à l'occasion des cérémonies du débarquement. Nous étions hors du champ partisan. Les peuples parlaient aux peuples. C'est d'ailleurs le message de ce 6 juin: l'histoire n'est pas celle des dirigeants, c'est celle des peuples.
J'ai été élu deux fois au Parlement européen. J'ai aimé cette fonction. Je m'y suis donné. J'ai commencé dans un petit groupe mais je me suis rendu compte, au bout de deux ans et demi, que les choses n'avançaient pas. Je n'avais pas accès à la décision. C'est pourquoi, j'ai rejoint le Parti européen du centre-droit (PPE). A la lumière de cette expérience, je propose aux Français d'éviter de disperser leurs voix, car c'est à l'intérieur des grands groupes comme le PPE [parti populaire européen] dont l'UMP est membre que se prennent les décisions.

QUESTION.- Prônez-vous en quelque sorte un vote français en Europe? N'est-ce pas un recul?
REPONSE.- En Europe, il n'y a pas de place pour le dilettantisme, l'isolement. Il faut un vote français utile pour l'Europe. En Europe, pour tout projet il faut des alliés. Cette construction d'alliance passe par un poids politique qui ne s'acquiert qu'à l'intérieur des grands groupes. Je veux faire gagner la France en Europe. Et j'attache donc beaucoup d'importance à ce que la France exprime majoritairement un message de confiance dans l'Europe, sans trop de dispersion.

QUESTION.- Est-ce à dire que vous préféreriez un vote socialiste à un vote de Villiers?
REPONSE.- Dans chaque grande région, ma préférence va à une seule liste, celle de l'UMP.
QUESTION.- Quelle sont vos différences avec vos partenaires de la majorité...
REPONSE.- Philippe de Villiers appartient à la majorité. Je lui reproche de faire croire aux électeurs que ce qui peut être en cause, dimanche, c'est l'entrée prochaine de la Turquie dans l'Union. C'est faux. Je trouve coupable de mêler la question de la Turquie à l'actuel élargissement. Quant à François Bayrou lui aussi dans la majorité, il doit veiller à ce que le centre-droit européen reste uni. La division, c'est l'impuissance.

QUESTION.- L'UMP a, pourtant, elle aussi fait campagne contre l'entrée de la Turquie dans l'Union...
REPONSE.- La différence saute aux yeux. Les affiches de Villiers sont schématiques, le texte de l'UMP est pédagogique.

QUESTION.- Comment interpréter les résultats de dimanche? Ferez-vous l'addition des voix de droite?
REPONSE.- C'est un élément du scrutin. D'autres logiques sont aussi à prendre en compte. Il y a aura trois grilles de lecture. Il y a la majorité et l'opposition, comme pour n'importe quel vote. Il y a aussi la confiance ou la défiance accordée à l'Europe. Il y a enfin, au niveau de l'Union, le nombre de députés qu'auront obtenu à Strasbourg, le PPE et le PSE. Ma première lecture sera d'abord celle-là : qui a la majorité au Parlement de Strasbourg?
QUESTION.- L'opinion française semble peu mobilisée par le scrutin du 13 juin. N'est-ce pas un paradoxe, compte tenu de l'importance des enjeux européens pour les Français?
REPONSE.- Soyons prudents sur les pronostics. Je crois qu'aujourd'hui, personne ne peut dire quelle sera la participation. Les Français interviennent dans le débat démocratique selon leur propre volonté. Les régionales l'ont montré.
Les débats sur l'Europe apparaissent toujours comme des discussions d'experts. Ils ne sont pas suffisamment populaires. Je crois aussi que les Français estiment que l'enjeu européen est assuré par leurs dirigeants nationaux. On peut donc considérer qu'ils expriment leurs choix européens lorsqu'ils les élisent. Jacques Chirac leur apparaît comme le premier acteur de la construction européenne. Ce n'est pas faux.
Le mode de scrutin, où les candidats des 8 grandes régions sont souvent peu identifiables, n'encourage-t-il pas la désaffection, l'incompréhension?
L'Europe a souhaité que le mode de scrutin soit proportionnel. En même temps, notre objectif consistait à rapprocher l'électeur de l'élu. Je suis persuadé qu'il aura son efficacité. Par exemple, les élus de l'Atlantique seront plus sensibles à l'obligation de la double coque pour les pétroliers, ceux de la région sud-est aux inondations, ceux de l'Est aux problèmes frontaliers, etc.
QUESTION.- Un rapport vient de dénoncer l'absentéisme des parlementaires européens. Qu'en pensez-vous?
REPONSE.- La présence est une nécessité, au moment où sont prises les décisions. C'est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Il faut ajouter l'influence à la présence.

QUESTION.- Plusieurs pays membres de l'Union demandent qu'une référence explicite au christianisme dans la future constitution européenne. Est-ce envisageable?
REPONSE.- Il est quasi impossible aujourd'hui d'arriver à un équilibre plus consensuel que celui auquel la Convention est parvenue, c'est-à-dire la référence aux " héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe ".
Bien sûr, personne ne nie que nos références historiques soient principalement chrétiennes. Le projet de constitution pour l'avenir de l'Europe, dans le consensus actuel, permet d'affirmer avec clarté l'ambition humaniste et laïque de la construction européenne.

QUESTION.- Quelle a été l'évolution de votre engagement européen? Vous avez récemment dénoncé la conception fédéraliste, "l'Europe de ceux dont la pensée est devenue un musée ".
REPONSE.- J'ai vécu l'Europe du dedans pendant plusieurs années, et notamment lors de l'étape du traité de Maastricht en 1992, où l'on a tourné le dos à l'Europe fédérale, en même temps qu'à l'Europe des régions, pour lui préférer l'Europe des Etats-nations. Je suis d'ailleurs assez "delorien" sur ces questions là. Aujourd'hui, le projet de nouvelle constitution est parfaitement clair sur le plan des institutions. Le principe de la double majorité traduit une double légitimité de l'Europe : celle des Etats et celle des citoyens.
QUESTION.- Le fédéralisme est donc une notion ringarde?
REPONSE.- C'est un qualificatif blessant. Disons que nous nous sommes éloignés de cette logique. Et ce projet est aujourd'hui obsolète. Depuis 1992, je considère qu'au delà du rôle essentiel exercé par la commission, il faut réfléchir avant tout à l'échelon de l'union des Etats-nations.
QUESTION.- L'Europe est-elle d'inspiration libérale?
REPONSE.- Cette notion varie selon les pays et les continents. Je ne pense pas que ce qu'on appelle en France le libéralisme soit adapté au volontarisme de l'Etat-nation. Je ne pense pas non plus que l'Europe marque des points quand elle se veut plus libérale que les Etats-Unis, par exemple en matière de commerce ou de concurrence.
L'Europe est plus humaniste que libérale. Cet humanisme appartient au patrimoine culturel commun. C'est ce pacte européen qui nous rassemble.
QUESTION.- Y a-t-il une place pour l'Europe sociale, comme le réclament les socialistes?
REPONSE.- Je ne crois pas à l'Europe des socialistes. Le social, socialiste, a échoué. S'il était efficace, c'est Lionel Jospin qui aurait remporté les élections de 2002. D'ailleurs les Français n'ont pas bénéficié de la croissance de la période socialiste. Les 4% de croissance de l'année 2000 se sont ainsi perdus dans l'appareil d'Etat.
Notre politique sociale c'est celle de la croissance et de l'emploi. Celle qui crée des richesses mais celle aussi, grâce à la cohésion, qui en organise un meilleur partage entre les Français.
QUESTION.- Les socialistes défendent aussi l'idée d'un SMIC européen. S'agit-il de s'aligner sur le SMIC polonais ?
REPONSE.- Les socialistes font courir un risque aux Français. Ce qu'ils proposent a l'apparence du social, le goût du social mais peut conduire au recul social. Je ne renoncerai pas à l'augmentation de 5 % du SMIC horaire au 1er juillet prochain. Voilà une action sociale concrète.
QUESTION.- La reprise de la croissance va peut-être vous donner des marges de manoeuvre budgétaire, allez- vous en faire profiter les Français ou les consacrer à la réduction des déficits ?
REPONSE.- La lutte contre les déficits excessifs est une politique de bonne gestion et de cohésion sociale. Les pays qui ne maîtrisent pas leur déficit sont des pays qui fragilisent les plus faibles. Les excédents de recettes fiscales seront donc consacrés à la réduction du déficit et au désendettement.
Ce qui ne nous empêche pas de mettre en place, en même temps, le plan de cohésion sociale que prépare Jean-Louis Borloo pour la fin de ce mois. Nous trouverons les moyens budgétaires et extra-budgétaires pour le financer. Il y a beaucoup d'économies à faire au sein du budget de l'Etat, de lutte contre le gaspillage et de redéploiements efficaces.
QUESTION.- Faut-il faire évoluer le pacte de stabilité?
REPONSE.- Il doit évoluer pour tenir compte davantage de la croissance. A chaque phase du cycle économique doit correspondre des options diversifiées. L'Europe doit également pouvoir définir des dépenses qu'elle considère comme stratégiques et qui pourront ainsi ne pas être pris en compte dans les critères du pacte. Je pense à certains programmes de recherche, à la création de pôle ou de campus d'excellence dans la recherche européenne.
QUESTION.- L'axe franco-allemand doit-il toujours être le moteur de l'Europe ? Certains de vos ministres prônent le rapprochement avec le Royaume-Uni et l'Espagne.
REPONSE.- C'était l'une de mes interrogations en arrivant à Matignon. On peut avoir des sympathies mais il faut regarder la réalité en face: je me suis rendu compte qu'au quotidien, quand il faut prendre des décisions lourdes, c'est toujours dans le laboratoire franco-allemand qu'on y parvient. Pour réussir, il faut que la France et l'Allemagne fasse le chemin ensemble. Se priver de cette alliance stratégique serait aujourd'hui imprudent dans la nouvelle Europe à 25. Mais la France et l'Allemagne délibèrent toujours la porte ouverte.
QUESTION.- Etes-vous favorable à un référendum pour ratifier la constitution européenne?
REPONSE.- Il est un peu tôt pour répondre à cette question. Il faut d'abord que nous ayons connaissance du texte définitif qui sera soumis à la ratification. Son contenu peut influer sur le choix de la procédure finalement retenue.
Si c'est un bon texte, je ne crains pas le référendum. On ne peut pas se revendiquer comme un adepte de la Ve République, avoir rendu possible les référendums régionaux et rejeter à priori le référendum. Ce que je souhaiterais avant tout, c'est qu'un accord sur le calendrier conclut la négociation. Il est très important que l'ensemble des pays de l'union puisse se prononcer au même moment, par exemple, la même semaine, sur la ratification. C'est aussi important que le choix entre une procédure parlementaire ou référendaire. Je mets la priorité sur la simultanéité des calendriers, c'est-à-dire sur la dimension européenne du débat. Le Président tranchera.
QUESTION.- Après le résultat des élections du printemps, avait été évoquée l'hypothèse d'un gouvernement en sursis. Imaginez-vous encore votre avenir à Matignon ?
REPONSE.- Je connais les règles de la Ve République. Mais, j'ai tout de même été étonné par ces commentaires qui pour fragiliser mon gouvernement le qualifiaient de provisoire. Regardez avec quel soin a été bâtie l'architecture de cette équipe. Elle comporte des femmes et des hommes de premier plan et les contours des responsabilités ont été soigneusement définis. Après les régionales, nous avons engagé la deuxième phase du quinquennat avec des réformes de progrès essentielles telles que celle pour l'avenir de la sécurité sociale après celle des retraites. J'imagine l'avenir dans l'action, avec pour objectif, une nouvelle prospérité mieux partagée, grâce à la croissance et la cohésion sociale.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 11 juin 2004)