Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec France inter le 27 septembre 2004, sur les questions liées à la situation en Irak, notamment le sort des otages français, la future conférence internationale et l'organisation d'élections démocratiques, et à l'aide de la France et de l'Union européenne à Haïti.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - (Au sujet de l'assassinat de Laurent Barbot en Arabie Saoudite)
R - J'adresse un message de sympathie à l'égard de la famille de Laurent Barbot, que j'ai appelée hier, de tous ses proches et de son entreprise. Je ne crois pas que la France soit visée, je pense que les étrangers sont en danger, là comme dans d'autres villes de cette région et qu'il faut faire attention. Comme dans d'autres circonstances, d'autres attentats, y compris en Arabie Saoudite il y a quelques semaines ou quelques mois, nous avons notamment immédiatement mobilisé les services de l'ambassade qui sont en permanence disponibles et organisés. Nous avons demandé également aux entreprises de prendre des précautions supplémentaires.
Q - Un mot aussi des otages français : vous disiez, il y a quelques heures à peine qu'une issue positive reste possible. Ce "reste possible" est inquiétant quand même, non ?
R - Dans cette crise, nous sommes entrés dans une nouvelle étape depuis maintenant une dizaine de jours. Je ne changerai pas l'attitude qui est la mienne depuis le début, une attitude appelant à la prudence dans les mots, pour des raisons qui concernent la sécurité de Christian Chesnot, de Georges Malbrunot et de leur chauffeur syrien, et à la patience. Voilà ce que je peux dire aujourd'hui.
Q - Cette conférence internationale sur l'Irak, dont la France et la Russie proposaient jusqu'ici vainement la tenue, désormais acceptée par Washington, marque-t-elle une inflexion durable de la politique de George Bush à la veille des élections présidentielles ?
Les attentats quotidiens à Bagdad, les prises d'otages et les assassinats médiatisés imposent-ils à l'administration américaine une révision de sa stratégie ? Quelle serait en effet, la légitimité d'élections législatives en Irak en janvier prochain, si le même climat de violence régnait dans le pays.
A la Tribune de l'ONU, vous avez parlé du chaos irakien. Il se trouve que, ce matin, une voiture piégée explose encore au passage d'une patrouille de la garde nationale. On a d'ailleurs l'impression que, plus on approche de la présidentielle américaine, plus le climat d'insécurité, et de violence augmente en Irak. Est-ce cela, à votre avis, qui modifie la posture américaine ?
R - On voit bien en effet que la situation est celle du chaos en Irak, avec une insécurité généralisée, y compris dans la zone verte de Bagdad. L'autre jour, un obus est tombé sur une voiture, dans la cour même de l'ambassade de France et l'on voit bien cette méthode quotidienne des enlèvements qui touchent, nous ne les oublions pas, deux de vos confrères, Christian Chesnot et Georges Malbrunot et leur chauffeur syrien, mais aussi d'autres personnes chaque jour.
Ce chaos en effet, et je l'ai dit à la Tribune de l'Assemblée générale des Nations unies, risque de déstabiliser, d'emporter toute cette région. J'ai même évoqué il y a quelques semaines, un trou noir. Il faut donc sortir de ce trou noir, de cette spirale de violence et de terreur. On ne peut en sortir que par la négociation et par un processus politique. C'est précisément ce qui a été prévu dans la résolution 1546 que nous avons approuvée après y avoir travaillé avec tous ceux qui sont concernés aux Nations unies. Ce processus politique est jalonné de différentes étapes : l'élection démocratique, puisque c'est la seule sortie politique possible qui consiste à donner au peuple irakien le pouvoir de décider lui-même de son destin en janvier prochain ; une nouvelle Constitution ; puis, un référendum sur cette nouvelle Constitution. Ensuite, il faudra bien poser la question de la présence des forces internationales et notamment des troupes américaines : combien de temps resteront-elles ?
Toutes ces questions font partie de l'agenda politique et, de mon point de vue, la conférence dont il a été question tout à l'heure, que nous avions nous-mêmes souhaitée les premiers avec les Russes il y a plus d'un an, et que j'ai moi-même rappelée en arrivant au Quai d'Orsay, cette conférence doit avoir tous ces sujets à son ordre du jour.
La question n'est donc pas de savoir s'il faut tenir cette conférence avant ou après les élections américaines, la question est de savoir comment la réussir, comment faire qu'elle soit utile. Cette conférence devrait permettre d'inclure dans le processus politique, non seulement les forces politiques irakiennes, les différentes communautés, mais aussi l'ensemble des pays de la région.
Q - Ce chaos, entretenu apparemment délibérément en Irak, qui augmente encore une fois, au fur et à mesure que l'on approche de l'échéance, ne risque-t-il pas de compromettre cet agenda politique ?
R - Naturellement, parce que l'on ne peut pas organiser des élections démocratiques et crédibles s'il n'y a pas un minimum de sécurité. C'est donc tout le sujet d'aujourd'hui. Mais il n'y a pas, je le répète, d'alternative à ce processus politique et démocratique, sauf la terreur, les armes et l'horreur que l'on voit aujourd'hui.
Millimètre par millimètre, étape par étape, il faut reconstruire ce processus politique, lui donner de la force, et pour cela d'abord, il faut inclure dans le processus l'ensemble des forces politiques irakiennes des différentes communautés, y compris un certain nombre de groupes ou de gens qui, actuellement, ont choisi la voie de la résistance par les armes, en leur proposant de venir dans ce processus politique. Et puis, il y aura une deuxième inclusivité, si je puis employer ce mot un peu compliqué, qui consiste à associer tous les pays de la région, qui sont tous concernés par la déstabilisation que l'on voit aujourd'hui.
Q - Mais, pensez-vous, Monsieur Barnier, qu'il s'agit d'un changement durable de la position américaine ? Après que Kofi Annan a parlé de l'illégalité de cette guerre, diriez-vous que la position américaine est celle d'un retour du droit dans la question irakienne ?
R - J'ai souvent rencontré les dirigeants américains pendant ces 8 jours passés à New York, le président Bush est venu, nous avons eu beaucoup de discussions avec Colin Powell. J'ai le sentiment, et c'est heureux puisque c'était la demande de la France et de quelques autres pays, que, devant une telle crise, la seule sortie possible est celle du droit international et de l'action dans le cadre du droit international. Nous sommes maintenant dans un processus qui est encadré par une résolution des Nations unies que nous avons tous approuvée, il faut donc s'en tenir là. Tout ce qui pourra faire que les pays de la région soient inclus dans ce processus, avec la communauté internationale, un peu comme cela a été le cas à Berlin avec la conférence concernant l'Afghanistan, pour revenir dans le cadre du droit international dont le seul lieu est celui de New York et des Nations unies, sera le bienvenu.
Q - Une chose encore, à propos de cette situation en Irak : vous avez insisté sur la nécessité d'un retrait militaire américain de l'Irak, pensez-vous, en effet, que George Bush soit prêt à aller jusque-là ?
R - Cette question se posera et elle est d'ailleurs posée par la résolution 1546, je l'ai dit moi-même tout à l'heure. C'est sans doute l'une des questions qui devra figurer dans l'ordre du jour d'une telle conférence, si l'on veut qu'elle ait lieu et si l'on veut qu'elle réussisse, parmi d'autres questions concernant les étapes politiques. A quel moment les troupes internationales, notamment les troupes américaines, devront-elles se retirer pour renforcer ce processus politique et faire que la seule voie possible soit celle que l'on choisisse ensemble, celle du gouvernement de l'Irak par les Irakiens ? Voilà ce dont il s'agit : la souveraineté de ce peuple. C'est vrai là-bas et au-delà dans cette région du Moyen et du Proche-Orient.
Q - Il est une autre sorte de chaos malheureusement, Monsieur Barnier. Vous avez en face de vous Jacqueline Bonheur qui est la présidente de l'Association "SOS Enfants Sans Frontière", l'association française la plus implantée, depuis plus de 30 ans maintenant, à Haïti.
L'inquiétude de Mme Bonheur, c'est de voir que, dans 8 jours, les médias ne parleront plus - comme toujours sorti de l'actualité brûlante - d'Haïti, alors que, depuis 30 ans, cette île est dans un dénuement total et, pire encore aujourd'hui, elle est totalement dévastée.
L'aide de la France est-elle une aide qui va durer ?
R - Nous avons de vraies raisons, nous Français, de nous sentir concernés par le martyre de l'île d'Haïti. C'est une île où tout le monde parle français. Nous y avons une histoire partagée, parfois tragique, et nous l'avons, en effet, oubliée pendant trop longtemps. Lorsque je suis allé, quelques jours après ma nomination au Quai d'Orsay, faire une visite que Dominique de Villepin avait d'ailleurs prévu de faire, on m'a dit qu'il n'y avait pas eu de ministre français des Affaires étrangères pendant deux siècles à Haïti, depuis 1804.
J'y suis venu une première fois, puis j'y suis retourné une seconde fois, dans d'autres circonstances tragiques, notamment près de la frontière, à Jumani en République dominicaine, où des centaines de personnes avaient été emportées par une première catastrophe naturelle, et là, nous avons pu voir ce que Mme Bonheur disait tout à l'heure, c'est-à-dire un pays où tous les drames sont concentrés, dont celui de l'extrême pauvreté. C'est l'un des quatre pays les plus pauvres du monde, où toutes les forêts ont été détruites pour faire du bois, et donc, plus rien ne retient la terre.
Lorsque je suis allé là-bas, j'ai ramassé deux petites pierres dans un village qui avait été emporté, comme par un coup de bulldozer, par un torrent de galets, de pierres blanches et là où je suis allé - c'était à la frontière avec la République dominicaine - 350 morts se trouvaient dessous.
Il faut donc agir dans l'urgence et nous sommes dans l'urgence comme toutes ces associations non gouvernementales.
Samedi matin, un troisième avion français est parti pour Haïti, avec du matériel des ONG et du gouvernement français. Je me suis entretenu avec le Premier ministre au téléphone la semaine dernière, j'ai vu le président d'Haïti à New York, nous sommes dans l'urgence et nous ne sommes pas les seuls. Ce n'est pas la bonne volonté qui manque.
Ce qui manque, c'est une action continue et tenace pour reconstruire un Etat, pour reconstruire une capacité locale de mettre en oeuvre cet argent. Il y a peut-être 150 ou 200 millions d'euros disponibles à Bruxelles, mais à quoi cela sert-il d'avoir de l'argent à Bruxelles s'il n'y a pas, sur place, des gens pour faire ce qu'il faut faire. C'est-à-dire notamment un réseau électrique ; il n'y a d'électricité à Haïti qu'une heure ou deux par jour, et il n'y a pas de route à Haïti.
Je connais bien cette île car, à titre personnel, avec mes proches, nous aidons des associations depuis longtemps. Mon département, la Savoie, là où j'étais élu pendant 20 ans, a une coopération décentralisée avec une région proche des Gonaïves, à Dessalines où les réfugiés affluent actuellement.
Nous voyons bien que tout est difficile car il n'y a pas d'administration.
Q - L'insécurité règne aujourd'hui, notre journaliste là-bas ne manque pas de nous le rappeler dans chacune de ses correspondances, les convois d'aide sont attaqués en ce moment.
R - Les convois d'aide sont attaqués, lorsqu'ils peuvent franchir les distances puisqu'il n'y a pas de route. Il n'y a pas d'administration, mais il y a des forces de police et des forces militaires présentes, plusieurs milliers de soldats, Brésiliens et autres, qui font un bon travail après que les Américains et les Français l'avaient fait. Mais l'on voit bien que dans ce pays, il y a une nécessité d'un travail continu et fort pendant de longues années, pour réparer les dégâts de la dictature.
Q - Et l'Europe, vous parliez de Bruxelles à l'instant, l'Europe peut-elle y tenir une place importante ?
R - Je pense que c'est un test pour la crédibilité européenne que de s'engager à Haïti, avec l'argent disponible, avec de l'assistance technique, en quelque sorte comme nous le faisons dans les régions les plus pauvres d'Europe - j'ai été chargé de cette politique pendant cinq ans -, car nous n'apportons pas seulement de l'argent, nous apportons de l'assistance technique pour reconstruire l'administration, être capable d'utiliser cet argent sur des besoins extrêmement concrets pour les gens de cette île.
Lorsque je suis allé à Port-au-Prince, j'ai visité l'université d'Agronomie qui était l'une des plus belles universités des Caraïbes. J'ai été ému car j'ai rencontré des centaines de jeunes qui m'attendaient, qui parlaient tous français et qui avaient leur seul livre à la main. Plus rien n'était debout, ni les laboratoires, ni les ordinateurs, ni les lits. Tout était détruit par les partisans d'Aristide et par les émeutes qui s'étaient déroulées quelques semaines après son départ. Le pays frisait la guerre civile. Il faut donc tout reconstruire, d'abord à partir des jeunes de ce pays.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 septembre 2004)