Déclaration de Mme Nicole Ameline, ministre déléguée à la parité et à l'égalité professionnelle, sur l'application du principe de laïcité dans la République, Paris le 14 novembre 2003.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Audition devant la Commission de réflexion sur le principe de laïcité dans la République à Paris le 14 novembre 2003

Texte intégral

A Kaboul, d'où je reviens, j'ai vu les femmes se libérer de leurs burkas. Et, si les femmes afghanes n'osent pas encore sortir sans voile dans la rue, elles ont de plus en plus conscience qu'elles ont le droit d'exister en tant qu'êtres humains, sans craindre la sanction des hommes ou la colère de Dieu.
Cette image montre bien ce que représente l'idée de laïcité pour des femmes qui ont longtemps vécu sous un régime théocratique et qui entrevoient, enfin, la possibilité de s'émanciper de certains interdits.
Elle renforce ma conviction que les droits de l'homme, que la France a proclamé dès 1789 et auxquels elle a voulu donner une portée universelle, ne peuvent être garantis que moyennant le respect de principes supérieurs, qui s'imposent à toutes les familles spirituelles et qu'aucun dogme religieux ne saurait remettre en cause.
La dimension internationale du principe de la laïcité et son lien étroit avec les droits de l'homme et les valeurs de notre société sont au coeur de la problématique confiée à votre commission.
Et, pour avoir vu, entendu ou lu des extraits de vos travaux, je veux dire combien le choix de la méthode me paraît judicieux. Car on voit bien combien la succession des auditions a permis de resserrer et de clarifier le débat. Je veux rendre hommage à l'esprit général des interventions et à l'élévation des discussions, qui éclairent toutes les dimensions de la laïcité telle qu'elle est conçue dans notre pays. Il ne s'agit pas seulement de la séparation des églises et de l'Etat, ni même de la garantie du libre exercice des cultes.
La laïcité, c'est l'outil de l'affirmation et l'instrument de la protection de valeurs qui transcendent les clivages religieux et qui permettent, à chacune et à chacun, quelles que soient ses options philosophiques, de se reconnaître dans la République. Ce débat s'inscrit dans un cadre plus large que le simple port du voile.
Le défi majeur qui est le nôtre, c'est la nécessité de remettre les valeurs républicaines au coeur du pacte social et d'en faire un facteur de cohésion et un atout de modernité.
Arme pour conquérir le respect des valeurs, la laïcité est aussi le bouclier pour les préserver.
Nous fêterons bientôt le centenaire de la loi de 1905. Personne ne peut s'étonner qu'après un siècle, dans un monde qui a autant changé, il faille s'interroger sur le sens de ce mot et sur les modalités de son application.
Plus encore que la séparation des églises et de l'Etat, le but poursuivi par les auteurs de cette loi était d'affirmer les valeurs de la République.
Parmi ces valeurs, il y a évidemment la liberté et l'égalité.
La laïcité garantit la liberté de conscience. Elle traduit le respect des religions et l'indépendance mutuelle des organisations religieuses.
L'égalité ne doit pas être confondue avec l'égalitarisme qui tend au nivellement. Les différences sont une source d'innovation et de dynamisme, de richesse collective. La diversité culturelle et cultuelle n'est pas incompatible avec l'unité de la République. Elle l'enrichit.
Et le paysage religieux de la France n'est pas figé. La religion musulmane, qui est aujourd'hui la deuxième de France, d'après le nombre de ses fidèles, doit y avoir toute sa place.
Mais, si la diversité est une richesse, le communautarisme n'est pas une solution.
Le communautarisme traduirait une démission des pouvoirs publics, qui laisseraient chaque communauté libre de s'organiser et de vivre selon ses propres règles, même lorsqu'elles sont contraires aux valeurs de la République.
Dans un tel système, l'autonomie individuelle ne serait plus garantie.
Au contraire, la laïcité protège l'autonomie individuelle, en permettant à chacun de construire son identité en tant que citoyen de la République, libre de déterminer ses propres options philosophiques.
L'Etat a donc non seulement le droit mais le devoir de s'opposer aux fondamentalistes religieux ,qui voudraient que le destin de l'individu soit fixé à l'avance par les règles de sa communauté d'origine.
Des mesures énergiques ont d'ailleurs été prises, dans ce domaine, par des pays à majorité musulmane, comme la Turquie et la Tunisie. Et le projet de réforme
du code marocain de la famille, annoncé par le Roi Mohammed VI, va dans le même sens. Il prévoit notamment le partage des responsabilités familiales, une égalité de droits et de devoirs pour les hommes et les femmes et la liberté pour les filles de se marier sans l'autorisation de leur père ou de leur frère.
La France, qui affiche les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité au fronton de ses édifices publics, est beaucoup plus avancée que ces pays dans la mise en oeuvre de l'égalité entre les hommes et les femmes. Mais rien n'est jamais définitivement acquis et le risque d'une régression ne peut pas et ne doit pas être sous-estimé.
Car, depuis quelques années déjà, se développent dans notre pays des pratiques manifestement contraires aux valeurs de notre société et de notre démocratie, et notamment à la dignité des femmes : scolarités incomplètes ou escamotées, confinement au domicile familial, mariages forcés, pressions morales ou même physiques de toutes sortes, négation de l'égalité entre les sexes, les filles étant systématiquement considérées comme des êtres inférieurs.
Pour lutter contre ces pratiques, différents moyens ont été mis en oeuvre ou sont actuellement à l'étude : garantir la liberté du consentement au mariage, notamment en élevant à 18 ans l'âge nubile pour les filles ; mettre l'accent sur l'émancipation des femmes dans les politiques d'immigration et d'intégration; développer la mixité sociale en évitant que les familles récemment arrivées soient concentrées dans des quartiers ghettos.
Il faut affirmer le rôle de l'école dans l'apprentissage de la liberté, de l'égalité et du respect de la dignité.
Favoriser l'identité républicaine, c'est faire porter le principe de la laïcité par les institutions qui la forgent. C'est faire en sorte que l'école tienne ses promesses.
L'école, qui est le lieu privilégié de diffusion des valeurs républicaines, se trouve au coeur du dispositif d'intégration. C'est là que commence l'égalité.
L'école est d'abord le lieu de l'apprentissage de la différence. Elle doit faire prendre conscience à chaque enfant que la différence est source d'enrichissement. C'est pourquoi il est souhaitable que les élèves, garçons et filles, venant d'horizons divers se retrouvent dans une même classe.
Ceci ne signifie pas que ces différences doivent s'extérioriser d'une manière ostentatoire. Car la provocation bloque le dialogue nécessaire à la découverte de l'autre.
L'école est aussi le lieu où se transmettent les valeurs républicaines qui nous unissent par delà nos différences. C'est une raison supplémentaire d'éviter les signes ostentatoires d'appartenance religieuse ou politique, car la provocation exagère l'importance de la différence et dévalorise le patrimoine commun.
Si le port du foulard islamique provoque des incidents à l'école et non pas, par exemple, celui de la kippa ou de la croix chrétienne, cela ne tient pas à son lien avec la religion musulmane, mais à d'autres facteurs.
En premier lieu, il ne passe pas inaperçu, car il transforme la physionomie même de celle qui le porte. C'est donc un signe ostentatoire et non un signe discret.
En second lieu, c'est moins l'expression d'un choix vestimentaire que la manifestation d'un comportement qui exclut la pratique de certaines activités, comme le sport, ou de certaines disciplines, comme les sciences naturelles ou l'éducation sexuelle, alors que ces activités et ces disciplines figurent aux programmes scolaires.
Enfin et surtout, le foulard est un signe de discrimination sexiste. Comme l'analyse très justement Chahdortt Djavann, " le foulard .:. abolit la mixité de l'espace, matérialise la séparation radicale et draconienne de l'espace féminin et de l'espace masculin, ou, plus exactement, les définit et limite l'espace féminin ".
Parce qu'il est la manifestation d'une discrimination sexiste, le voile est une confiscation de la liberté individuelle.
En se laissant enfermer dans son espace féminin, la jeune fille voilée s'exclut du principe d'égalité et rompt avec les valeurs de la République.
On voit aujourd'hui fleurir des articles soutenant que cette exclusion et cette rupture sont voulues et revendiquées et qu'elles devraient, dès lors, être respectées. En supposant même que ce soit vrai, dans quelques cas, l'école ne doit pas être le lieu de ce type d'expression.
A l'heure où les Afghanes, même timidement, abandonnent leurs burkas, où les Iraniennes, derrière celle des leurs récemment honorée du Prix Nobel de la paix, rêvent d'enlever leur foulard, où les Marocaines conquièrent l'égalité, il est pour le moins étonnant que des jeunes filles, dans un pays démocratique comme la France, puissent revendiquer le port du foulard.
Les contacts que j'ai eus avec des femmes musulmanes, dans nos villes comme en Afghanistan, me permettent de dire que, pratiquement partout, le foulard est perçu comme un obstacle à l'émancipation et non comme un moyen d'affirmer sa personnalité. C'est pourquoi, je suis convaincue que, dans la très grande majorité des cas, le foulard est subi et non choisi. En s'abstenant de trancher, on laisse les jeunes filles musulmanes en butte à des pressions de toutes sortes, dont le foulard est une manifestation parmi d'autres, mais certainement pas la moindre.
On parle souvent des risques d'exclusion des jeunes filles qui refusent de se dévoiler. On ne parle pas assez des risques de manipulation et des menaces sur les jeunes filles qui répugnent à se voiler.
C'est à toutes celles qui ne le portent pas et qui pourraient être victimes de cette contrainte, que je pense. A toutes celles qui me demandent de les aider à devenir citoyennes à part entière.
Ce constat amène à poser la question du rôle du législateur. Pour reprendre les paroles de Lacordaire, " entre le faible et le fort, c'est la loi qui libère et la liberté qui opprime ".
Et la loi est dans son rôle lorsqu'elle modernise la société.
Les personnes qui s'intéressent à cette question, qu'il s'agisse des acteurs de terrain ou des responsables politiques, s'accordent au moins sur deux points : le port de signes religieux ostentatoires à l'école n'est pas souhaitable ; l'état actuel du droit sur ce point manque de clarté, ce qui peut mettre les chefs d'établissement scolaire et les enseignants dans la difficulté.
En 1989, Lionel Jospin, alors ministre de l'Education nationale, avait cru pouvoir dissiper ce flou, en demandant un avis au Conseil d'Etat.
Cet avis rappelle, à juste titre, que la liberté de manifester ses opinions religieuses peut être limitée dans la mesure où elle ferait obstacle à l'accomplissement des missions de l'éducation nationale, dont celle de garantir et de favoriser l'égalité des sexes.
Mais il reste trop flou sur la réglementation susceptible d'être édictée dans les établissements scolaires, en ce qui concerne le port de signes religieux ostentatoires.
Ni la circulaire Jospin du 26 octobre 1989, ni la circulaire Bayrou du 20 septembre 1994 n'ont éclairci les choses.
Aujourd'hui, près de 15 ans après les premiers incidents provoqués par le foulard islamique, les chefs d'établissement sont toujours aussi désemparés et la question reste entière.
Il serait hypocrite de nier la gravité du problème en s'appuyant sur le faible nombre de contentieux mis à jour. Le contentieux n'est que la partie émergée de l'iceberg. En fait, les litiges sont infiniment plus nombreux, comme le soulignent les témoignages des acteurs de terrain que vous avez auditionnés.
Non seulement cette situation nuit au bon fonctionnement de l'enseignement, mais elle est suspecte au regard de l'un de nos engagements internationaux, plus précisément l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme. Comme l'a exposé devant vous, Jean-Paul Costa, vice-président de la Cour européenne des droits de l'homme, les ingérences dans l'exercice de la liberté religieuse ne sont envisageables qu'à la condition d'être autorisées par une loi.
Le système français, qui repose sur des avis et des actes administratifs et qui s'en remet aux chefs d'établissement, ne satisfait manifestement pas à cette exigence.
Il faut saisir l'opportunité qu'offre la loi d'orientation sur l'école en cours de préparation pour figer une règle qui soit connue, acceptée et respectée.
Il ne s'agit pas de stigmatiser ou d'exclure. Il s'agit d'affirmer que le principe de laïcité n'est pas négociable, comme l'a récemment rappelé le Président de la République. Que ce principe est le garant des valeurs de la République et l'instrument du vivre ensemble. Et qu'au delà de l'interdiction du port de signes ostentatoires d'appartenance religieuse, il suppose l'apprentissage de la diversité culturelle de la communauté nationale, y compris de l'histoire des religions, l'apprentissage du respect d'autrui, la garantie de l'égalité d'accès au droit, notamment dans l'obligation d'assister à tous les enseignements, car le suivi de tous les enseignements tout au long de la scolarité est indispensable à l'émancipation.
Il ne paraît pas opportun de modifier la loi de 1905, qui est perçue comme le symbole d'un équilibre harmonieux entre l'Etat et les cultes. Le dialogue et la recherche d'un consensus doivent être poursuivis.
Mais une disposition législative paraît s'imposer pour l'école. Car l'école n'est pas un service public comme les autres.
Sa fréquentation ne relève pas du simple usage. C'est le lieu où l'élève structure son identité et fait l'apprentissage de la société. Or, la société française est fondée sur des valeurs que sous tend et que protège le principe de laïcité.
Pour que les élèves appréhendent cette laïcité et les valeurs qui s'y attachent, il est souhaitable que l'école place élèves et enseignants dans un climat de neutralité, ce qui exclut le port de signes religieux ostentatoires non seulement par les personnels, mais aussi par les élèves eux-mêmes.
C'est donc dans la loi d'orientation sur l'école en cours d'élaboration; qui rassemblera l'ensemble des acteurs de l'éducation autour d'un projet commun, que devrait figurer cette disposition positive, qui dissipera les ambiguïtés et les incertitudes dont nous souffrons depuis 15 ans.
L'école publique laïque à la française doit devenir un exemple et une référence dont le rayonnement transcende les clivages religieux.
Elle constitue un espace public spécifique, dans lequel personnels et élèves doivent respecter les exigences de la neutralité, en raison même de la malléabilité des consciences qui s'y forment.
Mais le port du foulard est, à l'évidence le signe d'un profond malaise, qui traduit l'insuffisance des politiques d'intégration.
Le débat qu'il suscite montre la nécessité de remettre les valeurs républicaines au coeur du pacte social.
Il s'agit d'un enjeu de la modernité.
C'est une chance, pour la France d'aujourd'hui, que sa diversité. Une chance qu'il nous faut saisir d'urgence. Les brassages ethniques, sociaux, culturels et religieux lui donnent une identité nouvelle, qui reflète de nouvelles façons de
voir, de penser et même de croire. Et son avenir exige que nous nous mobilisions pour résoudre ses contradictions et ses paradoxes, dans le consensus sur un projet commun et dans une commune volonté de vivre ensemble.
C'est le sens de mon action quotidienne.
Notamment, avec les filles des cités qui, confrontées à la difficulté d'être, ont participé à la marche de " Ni putes ni soumises " et ont, le 8 mars dernier, fortement exprimé leurs attentes. Elles ont rédigé un guide du respect. Elles en appellent à l'égalité et à la dignité. A la reconnaissance de la citoyenneté. A part égale avec les hommes. A part entière, comme tous les citoyens français.
L'égalité n'est pas un privilège, c'est un droit fondamental. Tous les citoyens français, quels que soient leur sexe, leur culture, leur origine et leur religion, sont égaux en droits et en libertés. Ils doivent l'être dans la réalité de la citoyenneté partagée.
Le combat pour l'égalité réelle entre les hommes et les femmes est le combat contre toutes les discriminations et contre toutes les violences, notamment à l'égard des femmes, le combat pour le respect d'autrui, pour la dignité de la personne et pour la citoyenneté.
Nos politiques sociales n'ont, du reste, pas d'autre but que de servir l'autonomie de la personne, sa dignité et sa liberté.
La vraie réponse c'est l'égalité. L'égalité des chances, dans l'école, l'égalité professionnelle, l'égalité des carrières, l'égalité dans la représentation politique , sociale et associative.
C'est la France qui se construit aujourd'hui sur cette citoyenneté nouvelle et qui n'a pas à chercher ailleurs l'identité et la reconnaissance qu'elle trouve dans la République.
C'est la France moderne qui s'enrichit de ses talents et de ses différences et qui fait de sa diversité une chance pour la démocratie comme pour l'économie.
" Chaque génération est un peuple nouveau ", disait Tocqueville.
C'est dans la démocratie paritaire que se trouve la vraie réponse aux interpellations d'aujourd'hui.
La solution est donc moins dans la réglementation que dans la prise de conscience collective qu'une démocratie en phase avec son temps est une démocratie ouverte sur elle-même et sur le monde.
Adaptation, mouvement, ouverture d'esprit, ce sont les mots choisis par Président de la République le 14 juillet dernier.
Faisons de cette vision un principe d'action.
La France n'agit pas que pour elle-même. Au moment où, d'Afghanistan, d'Iran et du Maroc, nous parviennent des signes d'avancées vers la modernité, la France doit affirmer, avec force et clarté, la valeur universelle des droits de l'homme.
Il y a cent cinquante ans, Victor Hugo disait " Ne soyons pas étrangers à notre siècle ". Aujourd'hui, ne décevons pas les attentes du monde qui nous regarde.
(Source http://www.social.gouv.fr, le 5 décembre 2003)