Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, à Europe 1 le 13 novembre 2003, sur l'urgence d'un changement de stratégie et d'une solution politique face à la dégradation de la situation en Irak, sur l'initiative de Genève pour le Proche-Orient, les risques de la mondialisation et l'union franco-allemande.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - Est-ce que le temps est venu de changer de stratégie en Irak ?
R - La communauté internationale ne peut plus attendre. Nous le voyons chaque jour. Il y a un engrenage en Irak. Des morts américains, des morts britanniques, italiens, espagnols, polonais. Combien de morts faudra-t-il compter encore avant de comprendre qu'il est essentiel de changer d'approche ?
Q - Même la CIA pense que les civils irakiens sont en train de prendre le parti de l'action violente. La guérilla va augmenter et s'étendre, en tout il y a ce risque. Est-ce que vous le ressentez comme cela vous-même ?
R - Oui, l'engrenage c'est à la fois l'accroissement des forces, des groupes, des réseaux terroristes et c'est en même temps l'amalgame fait avec des forces nationalistes, islamistes. Et c'est bien là le risque. C'est que finalement des motivations très différentes conduisent au même résultat, c'est-à-dire au choix de la violence. C'est pour cela que nous disons que l'approche sécuritaire, l'approche militaire seule, ne peut pas conduire à un apaisement des esprits en Irak, ne peut pas conduire à la reconstruction de l'Irak. Il faut une approche politique pour dissocier ces facteurs de violence, ces groupes terroristes, de l'ensemble de ceux qui ne veulent plus d'un régime d'occupation en Irak.
Q - Est-ce que vous sentez que c'est un moment particulier, là, maintenant ?
R - Oui, c'est un moment particulier parce qu'il y a, aujourd'hui aux Etats-Unis, une prise de conscience du véritable enjeu. On voit bien les limites de la politique qui est menée. Alors, bien sûr, des représentants américains sur place continuent de tenir le vieux langage de tous les gouverneurs, dans tous les régimes d'occupation du monde : "encore un peu de temps". Le temps malheureusement, aujourd'hui, ce sont des morts.
Q - La presse américaine commence à trouver que les faits donnent raison à la France. C'est peut-être un début fragile. Est-ce que les dirigeants vous montrent aussi les mêmes signes d'évolution, Dominique de Villepin ?
R - Il y a le souhait aujourd'hui de davantage de concertation. Mais je ne crois pas que cela soit suffisant. Le président Bush, Colin Powell, vont être en Europe, à Londres, d'ici la fin du mois. Colin Powell sera à Bruxelles et j'aurai l'occasion de le rencontrer avec mes collègues européens.
Q - Mais M. Bush ne vient pas à Paris ?
R - M. Bush ne vient pas à Paris mais nous sommes prêts aujourd'hui à tous les rendez-vous, à toutes les concertations et c'est une main tendue, ce matin, que je veux adresser à nos amis américains parce que c'est un enjeu qui nous concerne tous. C'est la sécurité du monde dont il s'agit. Nous voyons la situation de l'Irak. Nous voyons la situation de l'Iran où il y a une crise de prolifération que nous devons être capables de traiter ensemble pacifiquement. Il y a une crise en Afghanistan.
Q - Vous voulez dire que c'est un ensemble et que c'est une vision globale qu'il faut avoir ?
R - C'est une approche globale qui est indispensable. Nous devons mobiliser nos capacités. Nous avons, les uns et les autres, des expériences de ce type de situation. Il faut donc que la communauté internationale agisse. En Irak, on le voit bien, il faudrait aujourd'hui un envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies capable, sur place, de travailler en liaison avec Paul Bremer, le représentant américain.
Q - Donc avec des pouvoirs ?
R - Il n'est pas question aujourd'hui de demander le départ des troupes américaines. Les Américains ont engagé une action, elle doit être menée pour conduire à davantage de sécurité, mais elle doit l'être sous l'égide des Irakiens eux-mêmes. C'est la souveraineté des Irakiens qui doit constituer le point de départ. Une assemblée représentative pourrait être nommée à partir du Conseil de gouvernement, à partir des différents organes irakiens existants, mais élargie pour acquérir le plus de légitimité possible. Elle devrait nommer un gouvernement provisoire irakien d'ici la fin de l'année. J'entends parler de l'été 2004. Tout ceci est beaucoup trop tard. Il y a urgence. Il faut que le gouvernement provisoire puisse prendre les rênes en Irak et que chacun d'entre nous apporte sa contribution en fonction des demandes spécifiques de ce gouvernement. Je crois que c'est la solution.
Q - Quel pourrait être - puisque la position de la France évolue un peu - l'envoi ou l'apport des Français ?
R - Nous l'avons dit depuis le début. Nous sommes prêts à contribuer au développement de l'Irak.
Q - Mais vous disiez pas d'argent, pas de soldats ?
R - Nous voulons le faire mais - et c'est la condition que nous mettons - nous voulons le faire en réponse à un gouvernement irakien. C'est aux Irakiens de dire comment ils souhaitent et comment ils pensent que la sécurité peut être accomplie. Je vais vous raconter une anecdote. Mme Hachimi, qui était l'un des membres éminents du Conseil de gouvernement irakien, était à Paris, il y a quelques semaines, quelques jours avant sa mort. Elle est morte victime d'un attentat en Irak. Elle m'a dit : "Vous savez, quand, sur le marché aux voleurs de Bagdad, arrivent des troupes américaines, personne ne bouge. Quand quelques Irakiens armés d'un bâton arrivent sur la place de Bagdad, immédiatement tous ceux qui ont quelque chose à se reprocher s'enfuient". C'est dire que les Irakiens sont mieux placés que quiconque pour faire respecter l'ordre et la sécurité en Irak. Que les Irakiens nous disent : "voilà comment nous pensons que vous pouvez être utiles pour la sécurité, notamment pour protéger les frontières".
Q - Mais la légitimité passe-t-elle ce matin encore par les Nations unies ?
R - La légitimité passe par la communauté internationale rassemblée avec les Nations unies, avec les Etats-Unis qui sont engagés sur place et qui doivent continuer d'agir mais sous l'égide des Irakiens. C'est aux Irakiens de nous dire comment ils le souhaitent. Je vous donne l'exemple de la sécurité. Si les Irakiens estiment qu'ils sont mieux placés que les forces d'occupation pour régler le problème de la sécurité dans les villes, s'ils pensent qu'il faut se concentrer sur les frontières - autant de questions qui se posent - je crois qu'il faut suivre parce que les Irakiens connaissent, par définition, beaucoup mieux le terrain que nous.
Q - Qu'est-ce que le président Bush peut attendre de la France ?
R - Une solidarité et une force de proposition et de courage. La France est un pays allié et ami des Etats-Unis. Depuis le début de cette crise tragique, nous avons fait preuve en permanence d'une volonté de proposer à nos amis américains, ce que nous croyons être le bon chemin.
Q - Mais, entre nous, vous savez que vous êtes quelquefois soupçonné en Amérique de ne pas vouloir d'accord avec les Américains, vous personnellement ?
R - L'histoire fera son travail. L'histoire de la relation franco-américaine tout au long de ces mois, c'est en permanence des propositions françaises pour essayer de trouver le bon chemin pour régler la crise. Nous le refaisons aujourd'hui en disant : seule une approche politique permettra de sortir des difficultés actuelles, une approche collective, c'est-à-dire de toute la communauté internationale. Nous sommes prêts à tous les rendez-vous, à toutes les réunions. Nous avions proposé, à l'époque, une réunion des chefs d'Etat et de gouvernement au niveau du Conseil de sécurité ou une réunion des ministres des Affaires étrangères. Je crois que c'est un moment solennel dans la vie internationale. Il est important que nous nous concertions au plus haut niveau pour trouver le bon chemin.
Q - Il y a comme une urgence dans vos propos parce que vous sentez probablement que le temps n'est l'allié de personne, le temps n'est pas l'allié en tout cas de Washington ?
R - Le temps n'est l'allié de personne. Nous devons agir et nous ne pouvons pas accepter cette fatalité de morts qui tous les jours se multiplient en Irak.
Q - Dominique de Villepin, le Proche-Orient, le 1er décembre, une cérémonie s'organise à Genève pour la Charte de la Paix. Il y a 200 Palestiniens et 200 Israéliens, dont beaucoup de la société civile qui vont y participer en présence de Nelson Mandela et de Bill Clinton. Vous avez été informé personnellement au Quai d'Orsay, par les négociateurs. Est-ce que la France soutient cette initiative de Genève ?
R - La France soutient toutes les initiatives. Nous pensons que la Feuille de route qui a été définie par la communauté internationale et acceptée par toutes les parties constitue le bon cadre et que les accords de Genève éclairent l'horizon. Ils apportent aussi quelque chose. Il y a aujourd'hui un nouveau gouvernement palestinien et donc les conditions pour reprendre ce travail de paix indispensable. Si nous ne le faisons pas, là encore, il y aura davantage de violence, davantage de terrorisme. Mobilisons-nous ! Nous connaissons la solution : la création d'un Etat palestinien. La justice n'est pas divisible. On ne peut pas vouloir la paix et la justice en Irak sans vouloir la paix et la justice au Proche-Orient. Ces peuples sont des peuples qui aspirent à la paix mais ils veulent en même temps la justice.
Q - J'ai oublié de vous demander : est-ce qu'il faut une nouvelle résolution des Nations unies sur l'Irak ?
R - Il faudra une nouvelle résolution dès lors qu'une assemblée et un gouvernement provisoire irakiens seront formés pour conférer à ces organes l'autorité et la souveraineté qui doivent être les leurs.
Q - Le Forum social européen est lancé et réclame une altermondialisation. Le monde tel que vous le voyez, le vivez, le pratiquez, est-ce seulement la victoire inévitable du marché, de la jungle financière et libérale ? Même Alain Juppé est en train de dénoncer maintenant la mondialisation et ses excès, ses défauts ou ses conséquences.
R - Le président de la République a pris la tête de ce mouvement, de cette réflexion, depuis de nombreuses années.
Q - Vous êtes contaminé par la mode ?
R - Je vous le dis. Le président de la République a pris les devants et il y a longtemps. Nous sommes tous conscients des risques de la mondialisation. Nous sommes tous conscients aussi de la chance que constitue pour notre pays une société civile fortement mobilisée. Connaissons ces enjeux et ces risques mais soyons aussi conscients des risques qui existent d'une dérive de cette mobilisation. Il faut être soucieux d'actions démocratiques, soucieux de transparence. Faisons en sorte que toutes les organisations non-gouvernementales, toutes les associations qui se mobilisent, soient soucieuses de cette pratique démocratique. C'est aussi un devoir pour nous, responsables, que d'associer en permanence l'ensemble de ces groupes aux réflexions qui nous concernent tous.
Q - Vous avez proposé, il y a quelques jours, devant un club de réflexion, une union franco-allemande. Qu'est-ce que vous mettez dans l'Union ?
R - Je mets une perspective d'avenir. Nous avons besoin d'un horizon. Nous avons besoin, certains diraient, d'utopie. Oui, bien sûr, il ne s'agit pas de renoncer en aucune façon à nos souverainetés. Il s'agit de rapprocher nos forces.
Q - C'est-à-dire deux pays, deux peuples à égalité ?
R - Deux pays, deux peuples travaillent tous les jours davantage ensemble. La France et l'Allemagne sont profondément européennes.
Q - Donnez-moi des exemples d'intégration très fortes.
R - Aujourd'hui, notre Union européenne sera plus forte de cette volonté constamment réaffirmée de nos deux Etats de travailler tous les jours davantage ensemble. Quelques exemples : en matière diplomatique, les instructions que nous donnons à notre mission à New York et à notre mission à Bruxelles auprès de l'Union européenne, sont élaborées dans un travail commun avec nos amis allemands. Nous multiplions les locaux diplomatiques communs entre la France et l'Allemagne.
Q - Est-ce que vous accepteriez un seul siège aux Nations unies, un seul commissaire à Bruxelles ?
R - N'insultons pas l'avenir. Aujourd'hui, chacun de nos Etats assume sa responsabilité et sa souveraineté et, ce qui est important, c'est ce rapprochement de nos moyens et de nos volontés. Nous voulons, face à un certain scepticisme que nous constatons ici et là en Europe, face à certains doutes, et à certaines difficultés, marquer la volonté de la France et de l'Allemagne d'avancer, dans l'esprit de l'Europe, avec résolution et conviction.
Q - Sans oublier les autres ?
R - A aucun moment. Il s'agit de donner une impulsion et de marquer le mouvement.
Q - Est-ce que nous pouvons, à ce moment de l'émission, au moment de nous quitter, rendre hommage à une précurseur de l'accord entre la France et l'Allemagne, Brigitte Sauzay, qui a été l'interprète de trois présidents de la République avant de devenir la conseillère française du chancelier Schröder, et malgré les sarcasmes et les embûches que vous connaissez, elle y croyait à cet accord franco-allemand ?
R - Brigitte Sauzay était une amie. Elle était chef du Service d'interprétation et de traduction pendant de nombreuses années au Quai d'Orsay. Nous la connaissions bien et elle a beaucoup oeuvré pour la relation franco-allemande et à ce titre, je tiens à lui rendre hommage
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 novembre 2003)