Texte intégral
Mesdames,
Messieurs,
Chers amis,
Je remercie Michel Orier et toute l'équipe de la Maison de la culture pour le travail qu'ils ont accompli, afin de réunir dans d'excellentes conditions ces assises culturelles.
Depuis plusieurs mois, nous devons réagir aux attaques frontales dont font l'objet la création artistique et la diffusion culturelle dans les circonstances politiques inédites que nous vivons.
L'alliance objective d'une partie des élus de droite avec le Front national maintient en place des exécutifs régionaux qui sont devenus, même si certains s'en défendent, les otages de l'extrême droite et de son idéologie. Si ces alliances ont été conclues pour préserver des intérêts de pouvoir personnel, je crois également qu'elles sont l'expression d'une remise en cause plus sournoise et plus profonde du socle de nos valeurs républicaines, et que pour ce qui concerne la culture, un travail de sape est désormais engagé.
J'ai pu dire, à diverses reprises, que le pacte républicain qui, depuis le ministère d'André Malraux, rassemble tous les acteurs publics en faveur de la culture, est aujourd'hui la cible privilégiée de cette stratégie.
Je me réfère ici à l'idée généralement admise que la politique culturelle de l'Etat accompagnant ou entraînant les collectivités locales dans une dynamique de développement, ne s'est vraiment organisée qu'à partir de l'instauration du ministère de la culture, même si les prémices historiques de cette volonté gouvernementale viennent de plus loin.
Il est aujourd'hui nécessaire d'interroger les fondements idéologiques de notre modèle de développement culturel, ce qui implique des réformes d'organisation et de méthode. Nous ne pouvons pas rester dans une position défensive face au Front national et à ses nouveaux alliés, car nous sommes confrontés à un dessein plus pernicieux qu'il n'y paraît, tant il exploite habilement un certain nombre de faiblesses des politiques culturelles publiques. Je défends résolument notre modèle, mais il faut passer à l'offensive dans quatre directions.
1 - Il ne suffit pas d'affirmer et de garantir le principe de la liberté de création.
Il faut aussi convaincre de l'importance, pour notre société, d'une recherche artistique aussi nécessaire et vitale que la recherche scientifique et dont les productions ne doivent pas être tributaires d'un utilitarisme politique ou social.
Il me semble en effet que les artistes ont souffert d'une double instrumentalisation. La première s'est établie autour d'un subtil jeu de miroir entre le Prince mécène et le créateur, entre le politique et l'artiste.
Les propos de Monsieur Gollnisch réagissant aux manifestations des artistes en Rhône-Alpes, m'ont particulièrement frappée. " Nous ne subventionnerons pas des gens qui nous crachent à la figure " a-t-il déclaré. La forme est brutale, conforme aux méthodes du Front national, mais gardons-nous bien de croire que cette idée n'est pas plus largement partagée.
La liberté de création est parfois contredite par le pouvoir de choisir. Et celui qui subventionne est toujours tenté d'imposer une esthétique et de se constituer par ce moyen une clientèle qui le flatte en retour. La fonction critique de l'art ne doit pas perdre sa substance et sa force dans un rapport de soumission subventionnée.
La seconde instrumentalisation n'est pas la moins dangereuse. A trop envisager le créateur dans un rôle de démiurge ou de médecin des âmes, il n'y a qu'un pas à franchir pour l'utiliser comme un pompier des fractures sociales.
Les artistes ne doivent pas être enfermés dans ce rôle de médecins du social que l'on envoie en dernier recours quand tous les autres remèdes semblent avoir échoué ou tout aussi fréquemment comme alibi de notre propre impuissance. Dans la posture de favoris du Prince comme dans celle de substituts aux carences du politique, les créateurs ne sont pas à leur place. Si nous voulons que l'acte de création soit respecté, il faut que la liberté d'expression et la créativité deviennent dans notre société un enjeu individuel et collectif.
C'est pourquoi j'ai toujours parlé d'accès aux pratiques artistiques et culturelles plutôt que d'accès à la culture. C'est pourquoi je souhaite reconnaître et mettre en valeur les pratiques en amateur qui confrontent directement à la démarche de création un nombre toujours croissant de nos concitoyens et les placent dans un véritable rapport de rencontre avec l'art et d'échanges avec les artistes.
2 - La démocratisation culturelle doit rester notre objectif fondamental.
Dès mon entrée en fonction, je me suis posé une seule question à propos de la démocratisation : qu'est-ce qui n'a pas marché depuis quarante ans dans la mise en uvre de cet objectif fondamental qui légitime l'intervention des pouvoirs publics en matière culturelle ? Sur ce point aussi, il faut revenir à l'histoire. Les modalités d'accès à la culture défendues par le ministère ont trop longtemps exclu les voies d'accès par l'éducation, l'apprentissage des pratiques artistiques, la connaissance et la pédagogie.
Cette exigence d'éducation et de médiation n'a jamais été sérieusement traitée, d'autant plus que le ministère de la culture a rompu, dès l'origine, ses liens avec le mouvement d'éducation populaire, et que les professionnels de la culture, désormais constitués dans une entité institutionnelle distincte, ont survalorisé l'effet de la rencontre directe avec l'uvre d'art. L'éducation et le savoir sont constitutifs de repères, sans lesquels il est illusoire de parler d'un partage de la culture. Notre pays souffre précisément d'un déficit d'éducation artistique. Et il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que nos institutions culturelles soient encore principalement fréquentées par les héritiers de la culture.
3 - La légitimation de l'intervention de l'Etat en faveur de la création et de la culture doit être refondée. Il s'agit de s'entendre sur les missions de service public que l'Etat confie et délègue aux institutions et aux structures culturelles.
L'Etat doit énoncer clairement ce qu'il attend des organismes et des équipes composant les réseaux nationaux. Quand l'Etat soutient financièrement une institution, il est en droit de demander à cette institution d'assumer des responsabilités artistiques, territoriales, sociales et professionnelles. Je veux insister sur la responsabilité territoriale et sociale des institutions culturelles. Celles-ci doivent véritablement habiter leur territoire et réinventer sans cesse les formes de leurs échanges et de leur dialogue avec la population. Ces institutions doivent être perçues par la population comme des lieux ouverts à tous.
De même, cette présence sur un territoire doit se traduire par la construction d'un large réseau de partenaires et de relais agissant dans la vie professionnelle, associative et, plus singulièrement, dans les réseaux du secteur socio-éducatif. Je n'affirme pas que les institutions artistiques et culturelles n'assumaient pas, jusqu'alors, certaines de ces missions, mais elles agissaient souvent dans un cadre sans règles contractuelles solidement établies.
Avec la charte des missions de service public qui s'applique à la diffusion du spectacle vivant, j'ai souhaité clairement définir les responsabilités de l'Etat et les responsabilités des structures qui reçoivent des deniers publics. Cette conception du service public légitime le modèle de notre politique culturelle.
4 - Je souhaiterais, pour terminer, évoquer avec vous la question des cultures et des langues régionales. Nous ne pouvons pas les abandonner aux nostalgiques de Vichy.
Ce qui se joue autour de la récupération par le Front national des identités régionales est fondamental. Il s'agit pour lui d'exacerber le sentiment d'appartenance à une communauté, pour fragmenter encore plus le corps social et inviter au repli sur soi. Face aux revendications identitaires, l'Etat s'est souvent réfugié dans la défense d'un pacte républicain rationnel, fondé sur la loi et des valeurs universelles qui dépassent les particularismes.
Une question essentielle n'avait jamais été clairement posée : l'expression des particularismes remet-elle en cause les valeurs universelles de la République ?
Le mouvement général de mondialisation entraîne une réaction violente des sociétés traditionnelles. La panne conjoncturelle de l'intégration par la citoyenneté conduit au repli défensif sur la communauté. Et les communautés se dressent d'autant plus contre la mutilation de leur culture que les valeurs universelles de la République ne s'appliquent pas de manière égalitaire. Je garde en mémoire les revendications du peuple Kanak lorsque les négociations sur le statut politique de la Nouvelle-Calédonie se sont engagées. Les représentants du mouvement Kanak ont posé comme préalable la reconnaissance de leur culture, c'est-à-dire de leur identité.
Nous devons affirmer que l'identité française est plurielle. L'Etat doit désormais reconnaître que les cultures et les langues régionales ne menacent pas la République. Vous savez à ce propos que le gouvernement va très prochainement engager le processus de signature et de ratification de la charte européenne des langues régionales ou minoritaires, dans le cadre des principes d'indivisibilité de la République et d'unité nationale.
La reconnaissance et la mise en valeur des cultures et des langues régionales doit cependant se garder de certains dangers :
*La survalorisation du peuple contre la culture dite savante. Au nom d'un peuple souvent introuvable, il ne faut pas tuer la création et la créativité.
*Le refuge dans la célébration du passé.
En un mot, la tradition ne doit pas l'emporter contre l'art ou contre l'artiste, rebelle, par essence, à toute forme de normalité coutumière.
Conclusion :
Vous aurez compris que, si j'inscris mon action dans le cadre d'une filiation historique où prévaut l'existence d'un grand service public de la culture, je crois aussi le moment venu de proposer un nouveau contrat républicain en faveur de ce modèle.
L'accès à la culture doit s'accompagner d'une reconnaissance des pratiques artistiques et culturelles. La perception et la compréhension de la fonction de l'art dans notre société ne pourront jamais être solidement établies sans un effort constant d'éducation et de médiation.
La création artistique ne doit pas être figée dans une esthétique officielle, et nous avons le devoir de soutenir les formes artistiques émergentes.
Les tentatives de déstabilisation et de destruction de notre modèle nous engagent dans une position offensive : il faut aujourd'hui développer de nouvelles formes d'action culturelle plus proches de nos concitoyens, de leurs pratiques et de leur vie.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 13 septembre 2001)