Allocution de M. Georges Sarre, porte-parole du Mouvement républicain et citoyen, sur l'affaiblissement de la laïcité en France du fait de la montée des fondamentalismes et du communautarisme et sur l'urgence de réaffirmer le "modèle républicain à la française", à Paris le 18 novembre 2003.

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Circonstance : Audition par la Commission Stasi sur la laïcité à Paris le 18 novembre 2003

Texte intégral

Monsieur le président,
Mesdames, Messieurs,
Je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer devant vous. Je le fais en tant que responsable d'une formation politique, le Mouvement Républicain et Citoyen, qui place le concept de laïcité au cur de son projet, et d'un cercle de réflexion, le Club Laïcité, que j'ai fondé en mai dernier. Mais j'interviens également en qualité de Maire du XIème arrondissement de Paris, qui est de longue date un creuset d'intégration et où vivent ensemble, sans heurts, des citoyens ou des étrangers de confessions diverses, appartenant à toutes les branches du christianisme, ainsi que des juifs, des musulmans, des bouddhistes, des hindouistes et même désormais des sikhs. Le quartier de Belleville est tout un symbole de cette situation : au plus fort de la vague d'incidents antisémites consécutifs à la seconde Intifada, nous n'y avons eu à déplorer aucun acte grave. Et je suis particulièrement fier d'avoir favorisé l' implantation, dans le bâtiment contigu à la mosquée Omar Ibn Khattab, rue Jean-Pierre Timbaud, d'un centre pour enfants juifs poly-handicapés, qui accueille huit enfants musulmans.
Loin de moi l'idée, cependant, de brosser un tableau idyllique de la situation française ; au reste, ce que j'observe depuis quelques années dans mon arrondissement et qui frappe la France en général, n'autorise pas l'angélisme. Mais je vais essayer de sérier les problèmes et d'aborder la question de la laïcité d'un point de vue global et en profondeur.
Les observateurs semblent très focalisés sur la montée du péril du fondamentalisme islamique. Je l'observe aussi dans mon arrondissement, et cette situation appelle des réponses. Mais je ne considère pas la montée de l'islamisme comme le seul signe objectif des progrès de l'intégrisme religieux. D'abord, je voudrais rappeler que tous les monothéismes, et l'hindouisme, ont leurs fondamentalistes. Même si ceux de certaines religions ne sont ni prosélytes ni violents, ils doivent être traités en droit de la même manière. Je suis en outre très attentif à ce que ne se développe pas, en France, une islamophobie intolérable et inacceptable, qui assimilerait l'ensemble des musulmans, pratiquants ou non, ainsi que l'islam en tant que religion, à l'intégrisme, qui est une déviation de nature certes théologique, mais surtout politique. Ensuite, je pense que le débat sur la laïcité est trop hâtivement réduit à la question des signes ostentatoires d'appartenance religieuse. Car si la laïcité s'est affaiblie en France, c'est moins à cause d'un " retour au religieux " encore très minoritaire, que d'une montée, massive celle-là, du communautarisme.

I- Observations d'un élu de terrain : la montée des fondamentalismes et du communautarisme en général
A- La montée des fondamentalismes
Dans mon arrondissement comme ailleurs, des signes inquiétants existent d'une progression du fondamentalisme, notamment islamiste, mais pas seulement. Cela transparaît, dans mon arrondissement, dans la teneur, rapportée par les media, de certains prêches, dans le contenu de nombre d'ouvrages en français vendus dans les librairies religieuses -comme le " Manifeste judéo-nazi d'Ariel Sharon " et " les Mythes fondateurs de la politique israélienne ", pour lequel Roger Garaudy a été condamné par la Justice. Cela transparaît aussi dans l'augmentation arithmétique du port, non seulement du foulard, mais d'autres vêtements féminins recommandés par les islamistes comme le niqab, ou chez les hommes, le khamis, que l'on oublie toujours d'évoquer mais qui est également un marqueur idéologique, importé par les piétistes du Tabligh. Il existe aussi, de la part de certaines écoles juives, des demandes de créneaux horaires non mixtes dans les équipements sportifs municipaux, ce que je n'ai jamais accepté. Dans une piscine privée du quartier du Bas-Belleville, c'est une association de femmes musulmanes qui a obtenu des horaires réservés. Je constate également la présence de salles de prière dans les foyers de travailleurs africains gérés par la Sonacotra et l'association Soundiata. Or la première est une société d'économie mixte, et la seconde une association loi de 1901. Donc ni l'une ni l'autre n'ont vocation à gérer un lieu de culte.
Chaque jour, la mairie du Xle accueille plus de 1000 personnes venues remplir une formalité administrative. A partir de cet échantillon important, je certifie que le progrès des fondamentalismes est notable, à en juger par le nombre de personnes voilées que je vois dans les mariages ou dans mes permanences pour recevoir les administrés, Ainsi, de plus en plus de femmes portent le voile pour accomplir leurs formalités administratives, accompagner leurs enfants à l'école publique ou se marier. Plusieurs librairies religieuses, à Belleville, vendent des ouvrages présentant le port du foulard comme une obligation, y compris pour les enfants. Ainsi la librairie Sana vend un livre du sheikh al Albany, une des références du courant salafiste saoudien, intitulé : " le jilbab de la femme musulmane ". Au même endroit, sont vendus des voiles entourant toute la tête et le menton, destinés aux enfants, de la marque " Al Chami ", fabriqués à Alep, en Syrie. Et autour de la rue Jean-Pierre Timbaud, où le nombre de commerces hallal augmente, certains cafés ou restaurants ont renoncé à servir de l'alcool.
Tels sont les faits. Pour ma part, en tant qu'élu local, je refuserai des horaires de piscine ou de gymnase séparés en fonction des sexes, de la même façon à une association juive et à une autre musulmane.
B- Le péril communautariste en général
Mais la laïcité n'est pas seulement menacée par ces signes fondamentalistes et l'incursion de la religion dans la vie publique qui leur est corollaire. Le péril montant est bien celui plus global du communautarisme : ainsi, des identités de substitution à caractère ethnique ou national, ont aussi tendance à supplanter la citoyenneté française.
J'en veux pour preuve la transposition sur le sol français, par des minorités activistes, du conflit israélo-palestinien. Dans le même ordre d'idées, je suis en tant que maire confronté à un autre communautarisme ethnique, puisque existe dans le XIe une importante communauté chinoise. Dans le quartier Sedaine-Popincourt, elle a développé une mono-activité commerciale de textile en gros, exercée presque exclusivement par des originaires de la province de Wenzhou. Or ceux-ci vivent en quasi-autarcie, et viennent d'ouvrir une école professionnelle destinée à leurs enfants, dont les documents de présentation sont rédigés uniquement en chinois. Ce communautarisme-là n'a rien de religieux, mais il est préoccupant.
A l'échelle nationale, je pourrais citer maints exemples, et naturellement la tarte à la crème de " l'identité corse " est présente dans tous les esprits.
Ces constats me conduisent à me demander pourquoi s'affaiblit le sentiment d'appartenance à la communauté nationale. Cela me paraît simple : entre la promotion d'une hypothétique " citoyenneté européenne " sans qu'existe un " peuple européen ", et le repli sur des régionalismes de régression, il existe de moins en moins de place pour ce qui a fondé pendant deux siècles le vouloir vivre ensemble, à savoir l'identification à la France comme communauté de destin. Là est la vraie source de nos maux.
II - Comment réagir ?
Face à ce double constat, comment réagir ?
A - l'urgence : interdire les signes religieux ostentatoires dans le service public.
D'abord, il existe une urgence : régler le problème du port ostentatoire de signes religieux à l'école et dans le service public. Si il se pose aujourd'hui avec une telle acuité, c'est parce qu'en 1989, le ministre de l'Education nationale s'en est remis au Conseil d'Etat au lieu de légiférer. Cet avis, comme la jurisprudence qui en découle, ont fait reposer la responsabilité entière de l'exclusion ou du maintien en scolarité des jeunes filles voilées sur les seules épaules des chefs d'établissement, sans que ceux-ci puissent s'appuyer sur un texte clair. C'est pour corriger cette erreur que j'avais, alors que j'étais député, proposé une loi, le 19 janvier 2000, interdisant le port de tout insigne religieux à l'école, et je pense qu'elle est plus que jamais nécessaire pour apaiser les esprits.
En effet, la situation actuelle dans le cadre scolaire est intenable, car la jurisprudence du Conseil d'Etat donne aux intégristes l'impression - réelle - que l'Etat fuit ses responsabilités en n'édictant pas la règle commune, et qu'ils peuvent par conséquent miner à loisir l'école laïque. Pendant longtemps, la laïcité est allée de soi. Les croyances religieuses se pratiquaient dans la sphère privée et l'école de la République jouait son rôle, qui est de dispenser un savoir pour former l'esprit critique des futurs citoyens. La laïcité permettait le vivre- ensemble à partir d'un projet commun et de fait, elle a permis l'intégration et l'ascension sociale de générations d'étrangers. Désormais, deux faits nouveaux sont apparus : d'abord, l'irruption d'un islam fondamentaliste qui refuse la distinction du privé et du public ; ensuite un prosélytisme qui stigmatise celles qui refusent le foulard. A situation nouvelle, législation nouvelle : c'est pour cela qu'il faut une loi.
Mais laquelle ? Une loi simple, claire et précise, qui interdise uniquement les signes religieux ostentatoires et même visibles. Une loi dont le périmètre d'application doit être l'école et le service public, en raison du principe de neutralité auquel doivent se soumettre ses agents.
Soyons clair : il n'est pas question pour moi de toucher aux lois de 1905, mais simplement de légiférer avec un objectif précis. Et bien entendu, je reste favorable à ce que s'engage une discussion avec les élèves qui portent un signe ostentatoire et leur famille, ou avec les agents du service public qui en portent un, à ceci près que ce dialogue ne doit pas trop s'étaler dans la durée. La loi sera le moyen de faire respecter la laïcité dans les cas où toute médiation échoue.
Par contre, je ne souhaite pas que le texte porte sur les signes de convictions politiques ou syndicales, car le politique et le syndical relèvent par essence de l'espace public et que d'ailleurs, la question ne se pose pas, et ne s'est jamais posée. La politique et le syndicalisme sont la substance de l'espace public. Sur la sphère privée, ils ont certes des retombées aussi importantes qu'indirectes, mais ils ne peuvent s'y fondre et s'y cantonner. L'amalgame entre signes religieux et signes politiques dénature donc le principe de la laïcité et le rend presque incompréhensible.
L'interdiction des signes ostentatoires par la loi donnera un coup d'arrêt à l'entreprise de déstabilisation de la société française et fera réfléchir de nombreuses personnes.
B - Plus globalement, il faut réexpliquer ce qu'est la laïcité et battre en brèche le concept de " laïcité ouverte " et la dérive communautariste qu'il contient.
D'abord, il faudra naturellement compléter la loi par l'instauration d'un enseignement sur la laïcité dans les IUFM et par une explication, dans les écoles, de ce qu'est la laïcité. Il faut sans cesse aussi expliquer ce qu'elle signifie et quelles sont les missions de l'école. Dans la République, l'Ecole est le lieu où chacun apprend à devenir citoyen et donc, le moment venu, à participer au débat qui anime l'espace public. L'école est le lieu où s'acquièrent les savoirs et où se construit la faculté de discernement et de libre jugement, à l'abri de tout endoctrinement et de tout embrigadement.
Expliquer le principe de laïcité, c'est d'abord tordre le cou à ses interprétations déviantes, porteuses de dérive communautaristes. J'ai bien entendu les arguments des partisans de la dite " laïcité ouverte ", hostiles à cette loi. A mon avis, ce concept est un non-sens car la laïcité est un principe, et un principe ne peut être que respecté ou bafoué, comme une porte ne peut être qu'ouverte ou fermée. Or " laïcité ouverte ", elle, repose sur la tolérance de tous les particularismes, religieux, ethniques, philosophiques, dans l'école, qui devient un lieu où se juxtaposent les différences, sans rien pour les transcender. Dans ce cadre, les élèves se regrouperaient par affinités religieuses ou ethniques, ce qui bouleversera leur façon de vivre et de travailler. Dans la situation actuelle, la tolérance a pris le pas sur la laïcité. Or la tolérance a deux inconvénients. D'abord, elle est révocable : la preuve, l'édit de Tolérance a été révoqué. Ensuite, elle dilue la norme commune. Il est évidemment indispensable que l'Etat tolère tous les cultes, mais il est non moins indispensable qu'existe un espace où aucun d'eux n'est présent, où il n'y a que des citoyens.
C'est d'ailleurs en cela que la laïcité, loin de réprimer les opinions religieuses, de brimer les cultures minoritaires, permet leur vitalité et leur libre exercice : le principe de laïcité est ce qui garantit le respect des différences par leur place dans la sphère privée. En France, la République laïque est fondée depuis plus d'un siècle, sur le choix de ses citoyens de former un corps politique. Autrement dit, elle met en avant ce qui rassemble en un projet collectif, et non ce qui divise. Ceux qui veulent voir la laïcité évoluer partent d'un principe étranger à la tradition républicaine : celui du primat du " droit à la différence ". Ils partent du postulat qu'arborer un signe religieux distinctif est une expression de la liberté individuelle de chacun, érigée en valeur suprême, même lorsque est en jeu l'intérêt de la collectivité. Ainsi que l'expliquait au journal " Libération " le sociologue Vincent Geisser, ceux qui, au sein de l'islam français, défendent le droit au port du voile à l'école, adhèrent précisément à cette conception dans laquelle la société doit répondre systématiquement en faveur de l'individu contre la collectivité. Ce modèle " libéral-libertaire " nous mène droit, s'il triomphe, vers une société communautariste de type anglo-saxon, dans laquelle chaque groupe ethnico-religieux vit à côté, mais non avec l'autre, dans une sorte d'apartheid informel qui réduit l'individu à ce qu'il est par la naissance. C'est ce que Pierre-André Taguieff a appelé l'ethno-différentialisme et pour ma part, je ne me résigne pas à cette évolution qui signifierait la disparition de la République.
C - Enfin, il faut conforter le modèle républicain à la française, malgré la construction européenne et la mondialisation libérale.
Au contraire de cette dérive anglo-saxonne que j'évoquais à l'instant, il faut conforter le modèle républicain à la française.
Oui, la laïcité à la française, c'est, on ne le dira jamais assez, un modèle unique en Europe, qui exclut par principe l'existence d'une religion d'Etat, comme en Grèce, en Grande-Bretagne ou dans les pays scandinaves, ainsi que le financement des cultes par l'impôt, comme en Autriche et en Allemagne, ou encore l'enseignement des dogmes religieux par des professeurs nommés par l'Etat, comme en Belgique, ou la présence des crucifix dans les classes, comme en Italie. En France au contraire, le pacte républicain fondé sur la laïcité sépare l'espace du débat public de la sphère de la vie privée. Alors, en tant que citoyen, chaque individu partage avec les autres les aspirations communes qui font avancer la société toute entière. En même temps, en tant que personne, chacun cultive comme il l'entend les différences et les particularismes qui lui conviennent, pourvu qu'il n'empiète pas sur la liberté des autres, pourvu qu'il ne les impose pas aux autres. Ce modèle ne doit pas être sacrifié sur l'autel de la construction européenne, et ne saurait être galvaudé par des références intempestives à Dieu, plus ou moins directes, dans le traité constitutionnel européen.
Si nous voulons que la République se reconstruise, il faut aussi récuser toutes les dérives ethno-différencialistes, et je me réjouis à cet égard du nouveau discours du Ministre de l'Intérieur, par exemple en Corse. Une attitude de fermeté qu'il faut avoir systématiquement.
Mais il faut bien avoir conscience aussi que la République doit redonner foi en ses vertus à ceux que tente le repli communautaire. Car si la laïcité s'est affaiblie, c'est aussi parce qu'existe un malaise dont le port du voile est révélateur : le malaise de la difficulté d'intégration d'une partie des enfants issus de l'immigration. Le chômage, les difficultés de logement et, plus généralement les carences dans l'accès à la citoyenneté font des victimes et sont à l'origine de cet illusoire repli identitaire, et d'autres. Le combat pour le recul de toutes les discriminations, chaque jour aggravées par la mondialisation libérale, est donc une nécessité absolue. Faciliter l'accès à la citoyenneté est la priorité absolue, mais il faut mettre un contenu concret, économique et social, à cette notion. Il faut donc éradiquer les discriminations au quotidien, fréquentes dans les domaines de la formation, du travail, des loisirs et du logement. Et, bien sûr, la croissance et l'emploi sont des remèdes décisifs.
Je vous remercie.
(source http://mrc-france.org, le 19 novembre 2003)