Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France-Inter le 14 juin 2004, sur la nécessité d'un nouveau parti centriste européen, sur le rôle de l'UDF par rapport au gouvernement et sur la place de l'UDF sur l'échiquier politique.

Prononcé le

Média : France Inter

Texte intégral

Stéphane Paoli et Pierre Le Marc : Qu'allez-vous faire ? On en a beaucoup parlé sur cette antenne ce matin. François HOLLANDE a d'ailleurs réagi, à l'instant Daniel COHN-BENDIT. Tous ces gens-là ont envie de travailler avec vous. Allez-vous créer un parti centriste ? Allez-vous dire à François BAROIN, qui "voulait croire que vous resterez dans la majorité", que vous n'y resterez pas ?
François BAYROU : Nous avons proposé la création d'un nouveau parti européen, et ce parti européen sera créé. Notre vision est celle-ci : l'Europe souffre, parce que personne ne la défend. L'Europe est victime de désamour, parce qu'il n'y a personne pour dire qu'on l'aime, qu'on en a besoin pour l'avenir, que c'est un besoin et un destin. J'ai, pour ma part, beaucoup souffert, depuis des années, à voir l'évolution des deux grands partis européens. Le PPE d'un côté, dont l'origine était démocrate-chrétienne ; le PSE de l'autre, dont l'origine était socialiste ou sociale-démocrate. Ces deux partis ont été les porteurs de la flamme européenne pendant longtemps. J'étais au congrès de fondation du PPE, j'avais vingt-cinq ans. Nous avons, pendant des années, été les défenseurs d'un projet de Constitution d'une Union de l'Europe forte, qui s'affirme à la surface de la Terre. Et puis, peu à peu, parce que l'on a fait un choix erroné au départ, ce projet européen s'est affadi. Plus encore, ces deux partis ont été envahis de l'intérieur, colonisés par des "eurosceptiques" comme on dit, des anti-européens, qui veulent que rien ne change et que rien ne bouge. En voyant cela, il m'a semblé qu'il n'y avait pas d'autres hypothèses que de créer un nouveau mouvement, que de prendre son courage à deux mains. Et il en faut, parce que ce n'est pas facile de créer un nouveau mouvement dans pays, nous en avons fait l'expérience en France, où le résultat d'hier est formidable pour nous. Mais il a fallu beaucoup de bagarre et beaucoup de temps. Mais de le créer à l'échelon de l'Europe, dans les vingt-cinq pays européens, c'est aussi très difficile sans doute. Mais cela va se faire. Et cette attente de parti, qui s'exprime clairement sur l'Europe, comme Daniel COHN-BENDIT vient de le dire, il me semble que c'est une attente qui va changer le paysage, y compris psychologique, des citoyens par rapport à l'Europe.
Pierre LE MARC : Quelles conséquences souhaitez-vous que le Président tire des résultats nationaux ? François BAROIN disait tout à l'heure que finalement, on ne change rien, car cela a déjà été fait après les régionales, et qu'on continue. Quelle est votre réaction ?
François BAYROU : Au-delà du sourire, il y a comme un enfermement à dire, après chaque message le plus rude des Français, après chaque sanction ou chaque avertissement des Français, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et qu'il n'y a pas de changement à apporter. C'est la responsabilité du président de la République. Ma vision est plus inquiète que cela. Depuis des décennies, chaque fois qu'il y a une alternance, elle est accompagnée d'une immense vague d'espoir et, quelques mois après, c'est la désaffection et le balancier repart de l'autre côté. On va d'un bord sur l'autre, de tribord à bâbord, de gauche à droite et, chaque fois, on a l'impression que le bateau est ingouvernable. Je pense qu'il y a un mauvais fonctionnement de nos institutions, je pense que la République ne va pas bien, je pense qu'elle n'est pas lisible pour les citoyens et l'Europe encore moins, et que les gouvernants emportent la responsabilité - pas seulement l'UMP : le PS, hier, était exactement dans le même cas. Et d'ailleurs, vous regarderez les scores : l'UMP, hier, a fait 16 % - et c'était aussi le score de Jospin en 2002 - comme s'il y avait une incapacité à faire passer, à l'égard des citoyens, l'explication de l'action et aussi le sens de cette action.
Stéphane PAOLI : Mais quand vous évoquez ce mouvement de balancier, dans cette perspective d'un parti centriste européen, où vous situez-vous ?
François BAYROU : Central ! Quelle est la différence entre "centriste" et "central" ? Je vais essayer de vous l'expliquer en une phrase. "Centriste", le mot a été trop longtemps accolé à ceux qui font des compromissions. Or l'UDF n'est plus dans une culture de compromissions. L'UDF est dans une culture de proposition, d'affirmation et de résistance quand il le faut.
Stéphane PAOLI : Mais d'ouverture aussi ? Quand F. Hollande disait ce matin, parlant de vous, "si on peut travailler avec eux, j'en serais très heureux". Et vous avez aussi entendu ce que disait à l'instant Daniel COHN-BENDIT...
François BAYROU : Mais au Parlement européen - à quoi faisait allusion François HOLLANDE et Daniel COHN-BENDIT -, c'est indispensable. Il n'y a aucune autre manière de travailler au Parlement européen que de nouer ainsi des alliances, respectueuses des différences, au-delà des frontières. Voilà pourquoi je me suis tellement opposé à cette présentation absurde, qui consistait à vouloir faire des élections européennes des élections droite contre gauche, parce qu'il aurait suffi d'enregistrer ce que D. COHN-BENDIT vient de dire à l'instant, lui qui a une grande expérience du Parlement européen : au Parlement européen, les décisions ne se prennent pas majorité contre opposition, parce qu'au Parlement européen, toute décision importante exige les deux-tiers des voix. Et si l'on a besoin des deux-tiers des voix, vous comprenez naturellement qu'on ne peut pas les obtenir avec un parti seulement contre les autres. Et donc cette présentation franco-française, sur laquelle, il faut bien le dire, le PS a appuyé avec obstination pendant la campagne, est une présentation fallacieuse. Ce n'est pas vrai. La création d'un grand groupe central, porteur d'une vision démocrate de l'avenir, comme il y a un parti démocrate aux Etats-Unis, va changer la manière de travailler du Parlement européen, je le crois.
Pierre LE MARC : Quels changements concrets voulez-vous dans la politique du Gouvernement ? Et comment voulez-vous travailler avec l'UMP - si vous voulez travailler avec l'UMP ?
François BAYROU : Si je devais répondre à la question des changements concrets, je dirais, le premier, de vraies réformes mais pas de fausses réformes. On va avoir l'occasion de parler, d'ici quelques jours, de l'assurance maladie. Si le Gouvernement avait proposé une vraie réforme de l'assurance maladie, j'aurais soutenu cette réforme. Elle aurait été sans doute difficile à porter, mais l'assurance maladie est dans un tel état de déséquilibre qu'il méritait une réforme en profondeur. J'ai beaucoup de crainte - je n'ai pas encore le texte - que la réforme que l'on propose aujourd'hui soit une fausse réforme, une collection de mesures que l'on surestime du point de vue des économies que l'on va faire et qui débouchent sur une seule chose concrète et scandaleuse, qui est de reporter sur les générations futures les feuilles de Sécu que nous ne pouvons pas payer aujourd'hui. Ce qui est honteux ! Des générations comme les nôtres qui reportent sur leurs enfants le poids de leurs feuilles de Sécu, alors qu'ils savent très bien que leurs enfants auront à porter un beaucoup plus grand nombre de personnes âgées que nous n'avons à le faire aujourd'hui, c'est une trahison de l'avenir. Donc de vraies réformes et pas de fausses réformes. Et puis, deuxièmement, il faudra bien que l'on réfléchisse à nos institutions : elles ne marchent pas, c'est un très grand sujet pour l'avenir.
Stéphane PAOLI : Pour un responsable politique comme vous, où est le champ d'action d'abord ? Est-ce que c'est désormais la géométrie européenne qui prime ? On vient de parler à nouveau d'enjeux politiques français, on referme les portes et on se retrouve chez nous...
François BAYROU : Vous savez bien que je ne refermerai pas les portes...
Stéphane PAOLI : Mais où est votre hiérarchie ?
François BAYROU : Il n'y a pas à hiérarchiser. Le champ d'action des générations qui viennent, des générations nouvelles qui assumeront les responsabilités en politique, est national et européen. Il est européen, parce que la France, seule, ne peut pas relever un certain nombre de défis qui se posent à elle. Il suffit par exemple de prendre les défis de l'environnement : vous savez bien que l'on est devant de grands problèmes d'effet de serre, de climat qui se trouve extrêmement perturbé par une activité humaine non maîtrisée, non régulée, non réfléchie, que le pétrole va être épuisé d'ici quelques décennies seulement. Et je ne sais pas si vous voyez ce que cela veut dire : perturbations du climat et épuisement de notre principale ressource énergétique en même temps ! Tout cela, on ne le pense pas et on ne peut pas évidemment le penser dans le cadre national. Donc, on a besoin d'un cadre européen. En même temps, la France est un pays qui peut assumer en Europe une vocation de leader. J'écoutais avec soin la revue de presse, qui disait qu'il était curieux qu'il se passait ailleurs ce qui se passait en France il y a quelques années. Eh bien, je crois que c'est tout à fait vrai, parce qu'il y a, en raison de l'Histoire de France, une espèce de vocation de précurseur de notre pays, qu'il n'assume plus. Ce qui est fascinant, quand on regarde l'Europe, c'est de voir à quel point l'influence de la France a décliné au travers des années, et il n'y a à cela aucune fatalité. L'influence de la France a décliné, parce que la France ne porte plus de projets. Et il faut ainsi ressaisir le destin, pour que quelque chose se passe, qui fasse que notre pays retrouve la faculté de propositions, adressées à lui-même et aux autres peuples européennes, qui a été la sienne.
[...]
Daniel COHN-BENDIT : [...] La question que je voudrais poser, moi, à F. Bayrou - en lui disant d'abord "félicitations" pour son score, le score de l'UDF qui est à peu près le même score que les Verts allemands, si j'ai pris compris - cette question est la suivante : un groupe central, d'accord, il y aura un autre groupe central, qui sera les Verts, moins fort. Le problème est de savoir comment ces deux groupes arriveront à forcer la main, pour éviter qu'il y ait vraiment une main-mise sur le Parlement européen des socialistes d'un côté et du PPE de l'autre. C'est le grand problème de la constitution du Parlement européen... Ce n'est pas un groupe qu'il faut faire, parce que cela ne marchera pas, ce n'est pas comme cela que l'Europe fonctionne... Les deux groupes, les libéraux-centraux et les Verts, ont une même obligation : c'est de forcer la main aux grands.
François BAYROU : Deux observations, pour répondre à Daniel COHN-BENDIT. Si, après avoir fait en France la campagne qu'ils viennent de faire, sur "droite contre gauche", "la main sur le coeur" et "on va leur montrer que ce n'est pas la même Europe et qu'avec la droite, on n'aura plus d'allocations chômage et il faudra montrer sa Carte bleue avant d'entrer à l'hôpital quand on est urgence" - car c'était cela, le spot du PS -, s'ils nous font le coup d'aller s'allier à l'échelon européen, pour empêcher l'expression des autres sensibilités, alors je peux dire qu'une nouvelle fois, il y aura eu une décrédibilisation absolue de la démarche politique. Si l'UMP et le PS français s'entendent à l'échelon européen, pour empêcher les autres de s'exprimer, on voit à quel point les choses auront été en réalité truquées ou présentées de manière à tromper les électeurs, première observation. Deuxième observation, le groupe que nous allons former, démocrate, groupe qui réunira en effet d'anciens libéraux et d'autres qui veulent porter une vision offensive de l'Europe, si ce groupe peut travailler, avec les Verts en particulier, je n'y verrai que des avantages. Et si nous pouvons exprimer, au niveau européen, un pôle dont la vision de l'Europe soit commune, bien que les options politiques soient différentes, alors je pense que quelque chose d'essentiel aura été changé dans la géométrie du Parlement européen. Et je pense que beaucoup de courants politiques qui ont peine à se former, notamment dans les nouvelles démocraties qui viennent de nous rejoindre, trouveront là une référence utile pour leur avenir."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 14 juin 2004)