Déclaration de M. François Chérèque, secrétaire général de la CFDT, sur la laïcité, la liberté de penser, la liberté et la pratique religieuse et la laïcté dans l'enseignement, notamment le port du voile islamique, Paris le 14 novembre 2003.

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Circonstance : Audition par la Commission de reflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République (Commission Stasi) à Paris le 14 novembre 2003

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Je vous remercie de cette audition qui donne l'occasion à la CFDT de s'exprimer sur une question essentielle et sensible qui est celle de l'application du principe de laïcité.
La laïcité fait partie des valeurs qui sont au cur de la CFDT, au cur de notre engagement militant. Notre histoire, nos origines, le processus d'évolution et de déconfessionnalisation que nous avons connus des années 50 à 1964, nous donnent une place singulière dans le paysage français et dans les débats sur la laïcité.
Notre attachement au respect de la liberté de conscience constitue le socle des valeurs sur lesquelles la CFDT mène son action.
La première des valeurs est de fonder le " vivre ensemble " dans la République, permettant à des citoyens, dans l'espace public, de dépasser la particularité de leurs options spirituelles. C'est pourquoi la laïcité n'est pas une idéologie particulière en concurrence avec d'autres puisqu'elle est le cadre à partir duquel les différentes options spirituelles peuvent exister, s'organiser et cohabiter dans le respect de l'ordre public.
La seconde est de consacrer la liberté : la liberté de penser, la liberté de croire ou de ne pas croire, la liberté de l'individu comme des corps intermédiaires. Et la laïcité française fait de l'État le protecteur du citoyen.
La France a su progressivement mettre en uvre ses règles et définir un modèle appliqué par tous à défaut d'être complètement accepté par tous.
Ainsi la loi de 1905 a permis l'intégration dans le jeu politique républicain et laïque de forces d'inspirations religieuses qui dans leur grande majorité, restaient auparavant sinon hostiles du moins sur la réserve à son égard.
" Notre " laïcité, ce cadre institutionnel et juridique qui s'est construit et affirmé depuis près d'un siècle - même si ses fondements philosophiques et sa mise en uvre juridique sont plus anciens - est-elle en péril ?
Quel est donc le problème aujourd'hui ?
Outre les questions de la mention de " l'héritage religieux " dans la future constitution européenne, il est clair que seule la question de l'Islam est posée au regard du débat public, le port du foulard en étant le point de focalisation.

Si le débat autour du foulard prend aujourd'hui cette acuité c'est parce qu'il recouvre en parallèle de l'application des principes de la laïcité, plusieurs autres débats qui trouvent dans cette question un exutoire et une forme de légitimité.
Les questions de la condition faite aux jeunes filles dans les banlieues, des effets politiques de l'actualité internationale et particulièrement des conflits du Proche-Orient, ou encore celle de l'immigration maghrébine et des discriminations, sans compter d'autres interrogations sur la mission de l'école et ses fonctions, sont des débats qui reposent tous sur des réalités.
Cela doit-il nous conduire à accepter un cadre de réflexion réduit à n'aborder ces sujets que par le seul biais de la laïcité ?
En 1989, le Conseil d'Etat a été amené à rappeler les orientations qui doivent guider la mise en uvre de la laïcité et ce en prenant conjointement en compte plusieurs principes : liberté d'expression pour les usagers que sont les élèves et ordre public scolaire. De ce point de vue, il faut dire que cet avis du conseil d'Etat n'a pas " infléchi " ou reformulé les principes de la laïcité, mais qu'il a bien appliqué une jurisprudence constante sur les libertés publiques depuis les années 30, sans y apporter la moindre inflexion.
Demeure l'évidente difficulté d'interprétation de ces principes républicains cas par cas, face à des comportements et à des symboles porteurs de significations fort divers. Difficulté à laquelle sont confrontés de nombreux responsables et personnels d'établissements scolaires.
Pour autant, une nouvelle " architecture législative ", redéfinissant l'ensemble de l'équilibre et de la place du religieux dans notre société, est-elle nécessaire ? Et au service de quel résultat ?
La laïcité est le cadre qui permet la construction d'un espace commun qui dépasse les différences sans nier la diversité.
Nul ne semble préconiser aujourd'hui que la France revienne, à quelques mois de son centenaire, sur la loi de 1905.
Nous devons cependant nous interroger sur la pertinence des instruments existants et sur les réponses que nous pouvons apporter aux questions d'aujourd'hui.
Pour la CFDT, le respect de la liberté de conscience reste un impératif absolu. En ce domaine, le dispositif juridique actuellement en vigueur en France est à la fois légitime et efficace, ce qui justifie son maintien.
Mais l'Etat et la société dans son ensemble doivent, en même temps, garantir pleinement le libre exercice des cultes, c'est à dire la possibilité pour chacun, d'exprimer et de pratiquer une foi dans le cadre et le respect des lois de la République.
Sans effectivité de l'égalité des droits, la laïcité n'est qu'un concept abstrait lui-même dénué d'effectivité. Plus largement, notre " contrat civique laïque " ne peut s'accommoder des discriminations de toute nature qui hypothèquent la constitution d'un espace commun. Discriminations " ethniques ", liées à l'origine, au sexe ou à l'orientation sexuelle, etc : l'inventaire est incomplet mais toutes les discriminations compromettent ce contrat civique.
Dans le même esprit, la CFDT réaffirme qu'au delà des inégalités de traitement des religions, seul l'accès total à la citoyenneté sera en mesure de garantir une réelle égalité aux individus, notamment aux personnes issues de l'immigration.
La République n'est pas menacée par ces évolutions dès lors qu'elle assure l'intégration de tous au sein d'un espace commun et qu'elle garantit les choix individuels culturels et spirituels dans l'égalité des droits.
Cet espace repose sur la définition de règles communes mais aussi sur la reconnaissance du droit de chacun à se dissocier d'une " communauté ". En aucune manière, les droits individuels ne peuvent dépendre de l'appartenance à une " communauté ".
Sur la question du foulard à l'école
" Le principe de la laïcité de l'enseignement, qui est l'un des éléments de la laïcité de l'Etat et de la neutralité de l'ensemble des services publics, impose que l'enseignement soit dispensé dans le respect, d'une part, de cette neutralité par les programmes et par les enseignants et, d'autre part, de la liberté de conscience des élèves ". C'est ici la lettre de la décision rendue en 1989 par le Conseil d'Etat à l'occasion d'un premier dossier sur la question du voile à l'école.
Le Conseil d'Etat ajoute en outre que les élèves ont " le droit d'exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui, et sans qu'il soit porté atteinte aux activités d'enseignement, au contenu des programmes et à l'obligation d'assiduité ". L'application de cette décision a fait l'objet de plusieurs circulaires de l'Education nationale et mission a été donnée aux conseils d'établissements de faire respecter ces principes avec la délicate tâche d'introduire dans leurs règlements intérieurs, l'interdiction des " signes ostentatoires ".
Qu'est-ce qu'un " signe ostentatoire " ? Il est évident que le texte pose des difficultés d'interprétation, faut-il pour autant d'emblée légiférer sur cette question et avec quel contenu ?
Si la difficulté d'application qui est avancée est réelle, il faut néanmoins et d'abord faire le constat que les chiffres dont nous disposons montrent que le nombre des cas a atteint le chiffre de 2000 cas environ en 1994 pour diminuer ensuite ; si bien qu'aujourd'hui, les évaluations accessibles varient de quelque dizaines à moins de 500 cas. De fait, on peut penser que la grande majorité des " affaires " se règle au mieux et au cas par cas.
Par ailleurs, le contexte de la société dans lequel évolue l'Ecole s'est modifié.
- Il est d'abord indéniable que les musulmans ont accru leur " visibilité " dans la société française. Plusieurs éléments ont concouru à cette réalité :
La presse s'est faite plus naturellement et plus régulièrement l'écho des différentes manifestations de cette religion : le Ramadan, la construction de mosquées, les pèlerinages ou encore l'activité d'associations musulmanes.
La création Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), a aussi contribué à cette visibilité croissante.
- Parallèlement, pèse lourdement la persistance d'une actualité internationale dans laquelle c'est un Islam menaçant qui apparaît de façon récurrente.
- Parallèlement encore, il faut relever que des mouvements intégristes - heureusement très minoritaires - cherchent en France à promouvoir une lecture et des pratiques intégristes de l'Islam. Ils se nourrissent d'ailleurs des discriminations qui touchent les musulmans cherchant ainsi à les victimiser.
- Enfin, il faut aussi entendre ce que disent les femmes musulmanes elles-mêmes, y compris celles qui sont voilées ! Ces personnes ne sont plus seulement des jeunes filles scolarisées mais des citoyennes qui revendiquent une place pleine et entière.
- Beaucoup de travaux universitaires publiés ces dernières années sont venu démontrer que le " foulard " recouvre des réalités très diverses et ne peut être réduit à une signification univoque.
Face à ces évolutions, le " fil conducteur " de la CFDT est constant : le combat pour l'émancipation et l'égalité entre hommes et femmes, l'intégration des enfants " issus " de l'immigration, la lutte contre le racisme et l'anti-sémitisme et le combat contre les discours d'exclusion et contre tous les extrémismes.
De ce point de vue :
Nous sommes partisans d'une école laïque qui uvre à l'émancipation de tous.
Nous ne sommes pas des " partisans du voile ".
Comme nous l'avons dit plus haut, le port du foulard recouvre des réalités diverses, et nous avons les uns et les autres, individuellement, des appréciations diverses, voire divergentes, de sa signification; mais nous n'ignorons pas que malheureusement certaines jeunes filles s'imposent le port du voile pour préserver leur sécurité et leur intégrité physique.
Concernant l'égalité des sexes, que le foulard soit l'objet d'un choix ou qu'il soit imposé, l'accueil à l'école laïque doit être un moyen d'aide à l'émancipation et à l'autonomie. L'école laïque est une école qui doit accueillir tout le monde.
En ce sens, la nécessité de recourir à l'exclusion de l'école est un constat d'échec.
Quant aux atteintes aux activités d'enseignement, au contenu des programmes, à l'obligation d'assiduité ou aux pressions sur les enseignants, les règles existent, elles sont claires et doivent être appliquées. De telles atteintes relèvent de sanctions disciplinaires ou pénales le cas échéant.
Il nous faut aussi considérer que l'école a une mission essentielle de protection des mineurs. Cela est particulièrement vrai pour les élèves relevant de la scolarité obligatoire. Tous les moyens juridiques et sociaux doivent être mis en uvre pour venir en aide aux jeunes filles obligées de porter un voile, comme aux autres élèves dont les comportements contraires aux règles collectives sont dictés par la famille ou l'entourage et contreviennent aux besoins du bon déroulement de l'enseignement,.
Les fondements et les principes de la laïcité ne sont pas contestés, les textes pour les appliquer existent, ils permettent lorsque cela s'avère nécessaire de recourir à la décision d'exclusion.
Des exclusions ont été pratiquées, fort heureusement en nombre limité, mais elles sont la preuve que nos textes sont efficients. Et le fait qu'elles soient peu nombreuses témoignent de ce que la médiation dans la plupart des cas permet de résoudre les difficultés.
Pour la CFDT, l'école n'a donc pas besoin d'une nouvelle loi de ce point de vue.
Par contre nous disons que la laïcité doit être affirmée dans ses principes et négociée dans son application.
Il faut que soit clairement et fortement réaffirmé dans l'école en tous ses lieux, et à tous ses niveaux, les principes de la laïcité, que soient mis en place des moyens, des conseils pour régler les situations conflictuelles. Il nous revient à tous collectivement de faire vivre la laïcité.
La pleine application des règles existantes doit être aujourd'hui recherchée en donnant toute sa place au dialogue et à la médiation.
Nous n'excluons pas qu'à l'avenir le recours à des dispositions législatives complémentaires soient nécessaires si les dispositions actuelles se révèlent insuffisantes. Cependant, il nous semble que faire l'économie d'un effort de dialogue en décidant d'emblée une nouvelle législation sur la laïcité constitue une option aventureuse, juridiquement aléatoire et sans doute difficilement applicable, encourant le risque d'une stigmatisation, qui au final risquerait de ne rien résoudre au problème et même de nourrir un communautarisme que l'on prétend combattre par ailleurs.
Dans le monde du travail, la question se pose dans des termes assez différents notamment parce que les personnes dont il s'agit sont des adultes.
Il faut d'abord souligner qu'au niveau de la confédération, nous n'avons pratiquement jamais été directement interpellés sur cette question, même si nous avons eu connaissance de certaines situations et de certains problèmes.
Rappelons d'abord que le principe de non discrimination doit être la règle pour tous.
- Dans les entreprises privées, la CFDT considère que la liberté individuelle doit être le principe premier dans le respect de l'intérêt public.
Pour nous il ne s'agit pas d'un problème de texte ou de droit du travail à modifier - celui-ci fixe correctement les cadres de discussion et de résolution des conflits.
C'est dans de tels cadres que doivent être négociées (en particulier dans l'élaboration des règlements intérieurs des entreprises) les restrictions à la liberté individuelle et ce sur la base de motifs explicites et légitimes (liés, par exemple, à des contraintes relatives au respect de la sécurité, de l'hygiène ou aux réserves qui peuvent être imposées à des salariés en contact avec le public) et non en fonction de considérations religieuses.
- Concernant les agents des fonctions publiques et des services publics, la règle est très claire, comme pour les enseignants et les personnels des services hospitaliers et sociaux, elle interdit tout affichage de convictions religieuses.
En conclusion,
" penser " la laïcité comme LA solution à toutes les questions auxquelles la société est confrontée, c'est se tromper d'instance et c'est surtout s'abstenir d'identifier les problèmes et de réfléchir aux solutions concrètes à apporter.
S'il s'agit de combattre diverses formes d'intégrismes ou des phénomènes qui, comme les dérives sectaires, entraînent des atteintes évidentes aux libertés individuelles, ce n'est pas la loi laïque qu'il faut changer. Elle tolère toutes les croyances pas l'intolérable, c'est la loi pénale qui doit s'appliquer pour sanctionner les délits par rapport à la santé, aux menaces sur les personnes à la protection des mineurs ou, par exemple, aux mariages forcés.
Un délit commis au nom d'une religion reste un délit et doit être puni en tant que délit. Sur les libertés fondamentales, sur le statut de la personne, sur l'égalité hommes-femmes comme sur l'émancipation féminine, il ne saurait y avoir de concession.

(source http://www.cfdt.fr, le 19 novembre 2003)