Texte intégral
Il y a deux mille ans, l'empereur de Chine Kin Shi Hung commença la construction d'une immense muraille au nord de l'empire pour empêcher le déferlement des nomades mongols. Comme on le sait, longue de 3 000 km, elle est le seul monument humain visible de la lune. Pendant 13 siècles, elle a rempli sa fonction de rempart contre les " barbares " du nord, ce qui est peu à l'échelle de la civilisation chinoise. Puis ce fut l'heure de Gengis Khan, l'empereur mongol. Pour stimuler l'ardeur de ses troupes devant l'obstacle, il proclama que la force d'une muraille tient au courage de ceux censés la défendre, et mettant en application sa philosophie, il soudoya un soldat chinois qui lui indiqua la brèche lui permettant de franchir l'obstacle. Aujourd'hui la muraille éventrée par les routes et le pillage de ses pierres par les paysans du coin est un motif de fierté légitime pour le peuple chinois et un haut lieu d'attraction du tourisme mondial.
Si nous devions tirer une leçon de ce rappel historique, c'est bien que toute muraille finit un jour par tomber. Il en est une autre plus utile pour notre discussion de ce matin car, aujourd'hui, le défi est plus grand que pour l'empereur mongol : il nous faut réduire les murailles que nous avons construites au fil du temps dans nos têtes. En nous fixant sur des stratégies anciennes, ces dernières deviennent autant de freins pour penser notre avenir. Elles sont aussi un obstacle au dialogue avec ceux qui cherchent de nouvelles voies sans partager forcément les mêmes approches sur les politiques migratoires.
C'est dire que, dans l'esprit d'ouverture de ce forum social européen, nous entendons débattre avec franchise de nos accords et désaccords éventuels - c'est le préalable à tout échange fructueux entre militants responsables syndicaux et associatifs- en sachant que, sur de telles questions la passion n'est jamais absente, car elle est la marque habituelle et somme toute normale de nos débats militants sur la solidarité.
Quel est le point de départ de l'analyse faite par la CFDT des politiques migratoires actuelles? On peut le résumer ainsi : nous assistons à l'émergence de nouvelles formes de mobilité à l'échelle de notre pays, de l'Europe et du monde. Les états n'ont pas su les anticiper et de ce fait, ils sont largement incapables d'y répondre autrement que par le refus ou la restriction. Cette attitude contraste avec l'esprit d'ouverture au monde qui marque notre approche syndicale en faveur de nouvelles régulations dans les négociations commerciales et de nouveaux équilibres dans nos accords de coopération. Plus largement elle ne résonne pas avec notre ambition d'une nouvelle gouvernance multilatérale de la mondialisation qui lui donne tout son sens, celle d'une vision de notre avenir commun qui soit plus juste car moins inégalitaire, plus solidaire car respectueux de notre diversité.
Ces nouvelles mobilités s'opèrent de plus en plus à l'échelle mondiale, même si aujourd'hui les 120 à 150 millions de migrants, c'est à dire des personnes vivant hors de leur pays d'origine, ne représentent que moins de 3 % de la population de la planète. L'Europe est devenue un point d'ancrage de ce réseau mondialisé de la mobilité avec 20 % de migrants, soit 30 millions de personnes. Ces " résidents de droit ou de fait " comme le rappellent nos amis du Gisti forment 10 % environ de la population vivant sur ce continent.
Ces nouvelles formes de mobilité sont diverses car les parcours individuels sont multiples. On s'est habitué à la figure classique du travailleur migrant retournant dans son pays en fin d'activité ou s'installant avec sa famille dans le pays d'accueil, par choix ou pour une minorité d'entre eux, devant le risque de ne pouvoir revenir s'il s'absente trop longtemps.
On commence seulement de repérer les nouveaux parcours dont l'essor est lié à l'impact de la mondialisation sur le marché du travail. Le récent colloque de la CFDT sur les nouvelles formes de mobilité a illustré les difficultés pour le mouvement syndical de défendre des bûcherons roumains envoyés dans les forêts des Pays de Loire par une entreprise de service allemande ou encore ces soudeurs polonais ou indiens en mission de sous-traitance de courte durée sur les chantiers de Saint Nazaire. Souvent qualifiés, ces 30 à 50 000 expatriés temporaires, véritables saute-frontières, apportent un savoir-faire, travaillent sans regarder leur montre et repartent dans leur pays, sans le risque de s'installer. Les media ont plus récemment souligné la pénurie de personnels qualifiés dans certains métiers en partie comblée par l'appel à des infirmières espagnoles ou des informaticiens indiens. La crise de la canicule a été l'occasion de souligner l'indispensable présence dans les hôpitaux publics des 8000 médecins diplômés à l'étranger et qui assurent 50% des gardes de nuit. Le récent avis du CES a fait grand bruit en se prononçant pour une nouvelle ouverture de notre politique migratoire et en avançant des propositions originales comme le visa à durée définie aux immigrants non européens ayant un projet migratoire.
Il ne faudrait pas négliger non plus le développement réel de la mobilité à l 'étranger de certains cadres français ou non au sein des différents établissements de firmes multinationales, tout comme l'existence des quelque 2 millions de compatriotes installés à l'étranger. On ne saurait mésestimer la présence des étudiants étrangers dans notre pays qui, se heurtant à une législation durcie, sont de plus tentés de poursuivre leur formation dans d'autres pays sans esprit de retour.
Que comprendre encore du désir des demandeurs d'asile afghans ou kurdes qui choisissent de venir en Europe plutôt que dans un pays précis ou encore des rêves encore plus déterritorialisés de mobilité au sein de la diaspora chinoise déjà mondialisée ? Comment répondre enfin aux tragédies répétitives qui se jouent à nos frontières méditerranéennes et que dire à nos voisins moldaves dont un quart des habitants ont déjà " voté" avec leur pied tandis que la moitié de leurs compatriotes restés au pays ont déjà leur " tête " ailleurs?
L'Europe est donc bien un de des principaux nuds de ce réseau enchevêtré des mobilités internationales qui dynamisent son économie, innervent sa société, enrichissent sa culture et recomposent en continu son identité. Or les réponses publiques actuelles centrées sur les seules populations migrantes " étrangères " arrivantes ont montré leurs limites. Trois critiques principales peuvent leur être adressées.
La première tient au bilan mitigé de leur efficacité. Depuis le milieu des années 1970 où l'Europe a fermé ses frontières, elle est entrée dans un cycle de migrations illégales officialisées après coup au fil des politiques de régularisation et de politiques " d'aide au retour " incitatives ou répressives à l'impact dissuasif plus que limité pour ceux qui ont choisi de venir. Les politiques de maîtrise migratoire n'ont guère de prise sur leurs motivations qui sont d'abord la résultante de choix individuels sous l'effet de la misère, de l'absence de libertés ou simplement nourries de l'espoir d'une vie meilleure.
Les politiques publiques des pays d'accueil sont fondées ensuite sur une vision instrumentale des migrations qui conduisent à une gestion utilitariste et unilatérale des mobilités. Sans nier l'intérêt de prendre en compte la logique des " besoins " on sait que leur évaluation reste délicate surtout si l'on veut dépasser les réponses conjoncturelles. Tout dépend du choix des paramètres mis en avant et plus encore de la combinaison retenue entre les leviers possibles : politiques de formation professionnelle, politiques de recherche, d'innovation et d'investissement pour améliorer la productivité, appel à de nouveaux travailleurs nationaux et étrangers, délocalisations à l'étranger etc.. Les divergences stratégiques ont été ainsi évidentes lors des récents débats au CES sur les défis de l'immigration future.
Plus largement le propre de ce discours utilitaire est de présenter les immigrés tantôt comme un problème ( concurrence sur le marché du travail, facteur d'insécurité civile ou encore la menace islamiste) tantôt comme la solution à nos problèmes de pénurie sur le marché du travail ou une réponse au défi du vieillissement de nos sociétés et une garantie du maintien de notre système de protection sociale. Comme le soulignait, il y a déjà 30 ans, le sociologue Michel Marié, l'immigration joue le rôle d'une fonction miroir en révélant davantage les questions, les discours et les comportements au sein de notre propre société.
Enfin une troisième critique plus fondamentale doit être apportée. Il y a une tension entre les politiques affichées et les mesures correctrices en vigueur sur le terrain de la lutte contre les discriminations avec le respect des libertés individuelles. Le droit d'aller et venir est un droit fondamental figurant dans la Déclaration Universelle des droits de l'Homme des Nations Unies de 1948. Mais comme tout droit, il doit être mis en pratique par la communauté politique, c'est à dire en Europe par les Etats-Nations qui en sont la forme historique. Il s'ensuit que la logique suivie par ces Etats a été de conférer ces droits fondamentaux à leurs seuls nationaux consacrés comme citoyens. De ce fait, les droits des citoyens au lieu d'être le biais, le moyen par lequel sont mis en oeuvre les droits de l'homme sont devenus des finalités en soi, et par voie de conséquence sont apparus comme légitimant les droits de l'homme qu'ils fondent et encadrent. On a assisté dans les faits à une inversion de la hiérarchie des droits. On sait historiquement l'usage qu'en ont fait les politiques colonisatrices à l'égard de leurs " indigènes " qui, non reconnus comme citoyens, se sont vus dénier l'accès aux droits de l'homme fondamentaux.
La portée de cette inversion a été aussi décisive en matière de mobilité internationale. Ainsi le droit fondamental individuel d'aller et venir a été codifié sous forme de liberté de circulation et d'installation, c'est à dire avec une portée restreinte, car appréciée par les seuls Etats et réservée à leurs seuls nationaux, seuls reconnus comme citoyens. La reconnaissance nouvelle d'une citoyenneté européenne qui est une " citoyenneté dérivée " car reconnue à ceux qui ont la nationalité, donc la citoyenneté d'un des pays membres, ne change pas l'esprit de la mise en uvre d'un droit de libre circulation restreint aux seuls résidents communautaires. Ces derniers voient reconnus leur droit fondamental d'aller et venir, mais non les résidents non communautaires qui en sont privés. Tant que la citoyenneté découlera de la nationalité et ne sera pas fondée sur la résidence, on assistera à de telles distorsions dans les droits des résidents non nationaux qui payent leurs impôts, militent dans les partis, syndicats et associations mais ne peuvent ni voter ni circuler librement au sein du territoire.
Cette triple critique aux politiques actuelles fonde le choix de la cfdt de renouveler l'approche publique actuelle des nouvelles mobilités internationales en la fondant sur le respect des droits fondamentaux universels, seuls susceptibles de donner une assise aux droits des migrants. Et, comme le rappelait Paul Bouchet, Président d'ATD Quart Monde à notre colloque, établir un droit fondamental, c'est donner à tous le droit de tous, pour le rendre effectif. Nous pouvons aussi nous appuyer sur notre tradition syndicale qui retient de sa conquête progressive des droits que leur respect et leur exercice ne reposent pas tant sur les modèles institutionnels que sur la mobilisation et le débat sociétal et politique.
Notre stratégie syndicale se donne comme objectif de construire et consolider un droit individuel à la mobilité comme pierre angulaire des nouvelles régulations internationales des migrations. Dans cet équilibre à trouver entre les besoins économiques avancés par les Etats et la volonté et la liberté des immigrants, dans cette confrontation des droits des Etats et du droit d'aller et venir reconnus comme un des droits de l'homme fondamentaux, nous sommes persuadés que ce combat participe d'un débat plus général ancré maintenant dans les grandes négociations internationales. Il s'annonce largement comme une confrontation autour de la hiérarchisation des droits.
Ainsi nous devons faire le lien avec les exigences du mouvement syndical international de faire connaître les droits syndicaux fondamentaux comme partie intégrante des nouvelles régulations des échanges qui se négocient au sein de l'OMC. Nous devons tirer les enseignements de la bataille opposant au droit de propriété des firmes pharmaceutiques le droit à la santé porté par les pays du sud décidés à avoir accès à un coût réduit aux médicaments dans leur lutte contre les pandémies comme le sida. Concrètement la voie constituant à défendre le droit émergent à la mobilité comme une norme supérieure aux droits des Etats participe à nos yeux de cette même avancée que la reconnaissance du droit d'ingérence limitant le droit de souveraineté des Etats. Position endossée par la cfdt lors d'un précédent congrès.
Nous croyons aussi qu'il s'agit d'une voie réaliste qui récuse tant les fantasmes de l'immigration-invasion que les illusions d'une immigration zéro heureusement de moins en moins partagés. On sait par exemple que l'entrée de l'Espagne et du Portugal n'ont pas débouché sur une émigration massive. A la veille de l'élargissement nous devons également nous rappeler les données officielles rapportées à notre colloque par un syndicaliste de Solidarnosc qui soulignait que la moitié des polonais ayant quitté leur pays dans les années 80 y sont revenus dans les années 90 mais que le prix d'un élargissement non réussi serait source de nouveaux flux migratoires. Bref, le réalisme aujourd'hui consiste non pas à prétendre fermer les frontières qui de fait resteront perméables mais prendre comme point de départ de toute politique, la liberté de circulation qu'il faut aménager.
Par ailleurs, les réponses centrées sur les seules populations migrantes " étrangères " arrivantes, à l'image des politiques actuelles, nous paraissent peu opérationnelles car elles entretiennent un clivage de moins en moins tenable avec les autres travailleurs. L'enjeu à nos yeux est, sous peine d'inefficacité, de construire une stratégie plus globale fondée sur une vision prospective de l'interaction de la mobilité internationale avec la " mise en mobilité généralisée " de la force de travail sur le marché européen. En effet, le travail est appelé à devenir au fil des ans une richesse plus rare et très demandée sous la pression des données démographiques et technologiques. Dans un contexte de sous emploi, les tensions apparues dans certains bassins d'emploi, tout comme l'exigence de qualification très forte pour répondre aux pressions de la concurrence internationale et qui appelle une main d'uvre qualifiée et bien payée, favorisent une mobilité croissante au sein de l'espace européen et de sa périphérie. Même si on devine qu'elle ne sera pas totale en raison des barrières culturelles existantes. C'est pourquoi nous croyons que le récent accord conclu sur la formation professionnelle établissant un droit individuel à la formation est une étape clé pour asseoir le droit émergent à la mobilité pour tous.
Plus largement, la CFDT prône la construction et la consolidation d'un droit des personnes à la mobilité et des droits qui en découlent pour les intéressés et leurs familles. Face à la remontée massive de l'insécurité sociale marquée par l'absence de maîtrise du présent et d'anticipation de l'avenir, notre syndicat entend apporter sa pierre pour imaginer de nouveaux systèmes de régulation visant à doter le travailleur mobile de nouvelles protections collectives. La construction de ce droit, sa reconnaissance et surtout sa mise en uvre effective ne relèvent pas que des seules politiques publiques. Le syndicalisme, aux plans national, européen et mondial, a vocation à être partie prenante, pour construire avec d'autres acteurs, de nouvelles garanties collectives.
Le premier axe de travail est d'assurer un accès à l'emploi, à la promotion professionnelle et sociale dans l'égalité des droits. Ceci passe par la reconnaissance de la diversité des formes de mobilité ( à durée plus ou moins longue, avec des contrats de travail directs ou en sous traitance, encadrée ou non par des quotas, négociée collectivement ou non etc..). Cet axe de travail passe aussi par la lutte contre le travail illégal en faisant la chasse aux employeurs producteurs de travail illégal et non aux travailleurs illégaux dépourvus en pratique de leurs droits contractuels et conventionnels en raison de leur lien de subordination avec leurs patrons. Il appelle également à l'ouverture des emplois protégés et soumis à des conditions de nationalités. Il s'appuie enfin sur la reconnaissance des compétences professionnelles, pour harmoniser les droits des travailleurs mobiles entre les différents pays.
Le deuxième axe de travail de la CFDT est d'assurer la continuité de la protection sociale dans l'espace européen pour associer mobilité et sécurité. Beaucoup reste à construire pour d'autres politiques sociales reposant sur un financement solidaire. Le troisième axe est de reconnaître la citoyenneté pour renforcer l'intégration démocratique car celle-ci repose sur la participation des citoyens aux débats de la société dans laquelle ils vivent. La question du droit de vote des immigrés non communautaires doit être le signe d'une volonté politique de traiter cette question avec maturité sans vouloir l'instrumentaliser.
La multiplicité de ses lieux d'intervention (branches, territoires, comités de groupes européens) est un atout permettant au syndicalisme de prendre en compte de façon opérationnelle et articulée les réalités actuelles de cette mobilité diversifiée. S'inscrivant résolument dans le cadre européen il vise à construire un espace politique de solidarité, une démocratie fondée sur les droits de la personne dont le droit à la mobilité individuelle.
La CFDT souhaite enfin un affichage clair des politiques publiques en la matière, négociées avec les partenaires sociaux et les associations concernées, dans le cadre des orientations européennes. Ces politiques doivent couvrir l'ensemble du parcours d'intégration, temporaire ou définitif, depuis l'accueil du primo-arrivant jusqu'à son insertion dans la société française. Pour chacune de ces étapes, il est nécessaire de concevoir et de mettre en uvre une politique transparente et concertée qui se traduise en droits. Le regroupement des moyens et des lieux de décision apparaît alors comme une nécessité. Dans ce cadre, la déconnection du droit d'asile des autres questions migratoires est un préalable nécessaire à une véritable application des droits universels.
Seule cette démarche prospective, s'adossant à la mondialisation comme cadre de nouvelles mobilités et ancrée sur la reconnaissance d'un droit individuel à la mobilité pour tous peut répondre au thème posé par ce séminaire. Notre apport se veut une contribution permettant de surmonter le dilemme qui est au cur de la question posée par les politiques de régularisation des sans papiers, chaque fois obsolètes et contournées par de nouvelles formes de mobilités. Les syndicalistes de la CFDT ambitionnent de construire avec d'autres une réponse permanente, cohérente et globale car concernant l'ensemble des travailleurs. Cette réponse, nous la fondons sur les droits de l'homme fondamentaux qui sont la marque et le signe de ralliement des syndicalistes du monde entier pour maîtriser la mondialisation en cours et pour cela construire une Europe ouverte sur le monde.
(source http://www.cfdt.fr, le 2 janvier 2004)
Si nous devions tirer une leçon de ce rappel historique, c'est bien que toute muraille finit un jour par tomber. Il en est une autre plus utile pour notre discussion de ce matin car, aujourd'hui, le défi est plus grand que pour l'empereur mongol : il nous faut réduire les murailles que nous avons construites au fil du temps dans nos têtes. En nous fixant sur des stratégies anciennes, ces dernières deviennent autant de freins pour penser notre avenir. Elles sont aussi un obstacle au dialogue avec ceux qui cherchent de nouvelles voies sans partager forcément les mêmes approches sur les politiques migratoires.
C'est dire que, dans l'esprit d'ouverture de ce forum social européen, nous entendons débattre avec franchise de nos accords et désaccords éventuels - c'est le préalable à tout échange fructueux entre militants responsables syndicaux et associatifs- en sachant que, sur de telles questions la passion n'est jamais absente, car elle est la marque habituelle et somme toute normale de nos débats militants sur la solidarité.
Quel est le point de départ de l'analyse faite par la CFDT des politiques migratoires actuelles? On peut le résumer ainsi : nous assistons à l'émergence de nouvelles formes de mobilité à l'échelle de notre pays, de l'Europe et du monde. Les états n'ont pas su les anticiper et de ce fait, ils sont largement incapables d'y répondre autrement que par le refus ou la restriction. Cette attitude contraste avec l'esprit d'ouverture au monde qui marque notre approche syndicale en faveur de nouvelles régulations dans les négociations commerciales et de nouveaux équilibres dans nos accords de coopération. Plus largement elle ne résonne pas avec notre ambition d'une nouvelle gouvernance multilatérale de la mondialisation qui lui donne tout son sens, celle d'une vision de notre avenir commun qui soit plus juste car moins inégalitaire, plus solidaire car respectueux de notre diversité.
Ces nouvelles mobilités s'opèrent de plus en plus à l'échelle mondiale, même si aujourd'hui les 120 à 150 millions de migrants, c'est à dire des personnes vivant hors de leur pays d'origine, ne représentent que moins de 3 % de la population de la planète. L'Europe est devenue un point d'ancrage de ce réseau mondialisé de la mobilité avec 20 % de migrants, soit 30 millions de personnes. Ces " résidents de droit ou de fait " comme le rappellent nos amis du Gisti forment 10 % environ de la population vivant sur ce continent.
Ces nouvelles formes de mobilité sont diverses car les parcours individuels sont multiples. On s'est habitué à la figure classique du travailleur migrant retournant dans son pays en fin d'activité ou s'installant avec sa famille dans le pays d'accueil, par choix ou pour une minorité d'entre eux, devant le risque de ne pouvoir revenir s'il s'absente trop longtemps.
On commence seulement de repérer les nouveaux parcours dont l'essor est lié à l'impact de la mondialisation sur le marché du travail. Le récent colloque de la CFDT sur les nouvelles formes de mobilité a illustré les difficultés pour le mouvement syndical de défendre des bûcherons roumains envoyés dans les forêts des Pays de Loire par une entreprise de service allemande ou encore ces soudeurs polonais ou indiens en mission de sous-traitance de courte durée sur les chantiers de Saint Nazaire. Souvent qualifiés, ces 30 à 50 000 expatriés temporaires, véritables saute-frontières, apportent un savoir-faire, travaillent sans regarder leur montre et repartent dans leur pays, sans le risque de s'installer. Les media ont plus récemment souligné la pénurie de personnels qualifiés dans certains métiers en partie comblée par l'appel à des infirmières espagnoles ou des informaticiens indiens. La crise de la canicule a été l'occasion de souligner l'indispensable présence dans les hôpitaux publics des 8000 médecins diplômés à l'étranger et qui assurent 50% des gardes de nuit. Le récent avis du CES a fait grand bruit en se prononçant pour une nouvelle ouverture de notre politique migratoire et en avançant des propositions originales comme le visa à durée définie aux immigrants non européens ayant un projet migratoire.
Il ne faudrait pas négliger non plus le développement réel de la mobilité à l 'étranger de certains cadres français ou non au sein des différents établissements de firmes multinationales, tout comme l'existence des quelque 2 millions de compatriotes installés à l'étranger. On ne saurait mésestimer la présence des étudiants étrangers dans notre pays qui, se heurtant à une législation durcie, sont de plus tentés de poursuivre leur formation dans d'autres pays sans esprit de retour.
Que comprendre encore du désir des demandeurs d'asile afghans ou kurdes qui choisissent de venir en Europe plutôt que dans un pays précis ou encore des rêves encore plus déterritorialisés de mobilité au sein de la diaspora chinoise déjà mondialisée ? Comment répondre enfin aux tragédies répétitives qui se jouent à nos frontières méditerranéennes et que dire à nos voisins moldaves dont un quart des habitants ont déjà " voté" avec leur pied tandis que la moitié de leurs compatriotes restés au pays ont déjà leur " tête " ailleurs?
L'Europe est donc bien un de des principaux nuds de ce réseau enchevêtré des mobilités internationales qui dynamisent son économie, innervent sa société, enrichissent sa culture et recomposent en continu son identité. Or les réponses publiques actuelles centrées sur les seules populations migrantes " étrangères " arrivantes ont montré leurs limites. Trois critiques principales peuvent leur être adressées.
La première tient au bilan mitigé de leur efficacité. Depuis le milieu des années 1970 où l'Europe a fermé ses frontières, elle est entrée dans un cycle de migrations illégales officialisées après coup au fil des politiques de régularisation et de politiques " d'aide au retour " incitatives ou répressives à l'impact dissuasif plus que limité pour ceux qui ont choisi de venir. Les politiques de maîtrise migratoire n'ont guère de prise sur leurs motivations qui sont d'abord la résultante de choix individuels sous l'effet de la misère, de l'absence de libertés ou simplement nourries de l'espoir d'une vie meilleure.
Les politiques publiques des pays d'accueil sont fondées ensuite sur une vision instrumentale des migrations qui conduisent à une gestion utilitariste et unilatérale des mobilités. Sans nier l'intérêt de prendre en compte la logique des " besoins " on sait que leur évaluation reste délicate surtout si l'on veut dépasser les réponses conjoncturelles. Tout dépend du choix des paramètres mis en avant et plus encore de la combinaison retenue entre les leviers possibles : politiques de formation professionnelle, politiques de recherche, d'innovation et d'investissement pour améliorer la productivité, appel à de nouveaux travailleurs nationaux et étrangers, délocalisations à l'étranger etc.. Les divergences stratégiques ont été ainsi évidentes lors des récents débats au CES sur les défis de l'immigration future.
Plus largement le propre de ce discours utilitaire est de présenter les immigrés tantôt comme un problème ( concurrence sur le marché du travail, facteur d'insécurité civile ou encore la menace islamiste) tantôt comme la solution à nos problèmes de pénurie sur le marché du travail ou une réponse au défi du vieillissement de nos sociétés et une garantie du maintien de notre système de protection sociale. Comme le soulignait, il y a déjà 30 ans, le sociologue Michel Marié, l'immigration joue le rôle d'une fonction miroir en révélant davantage les questions, les discours et les comportements au sein de notre propre société.
Enfin une troisième critique plus fondamentale doit être apportée. Il y a une tension entre les politiques affichées et les mesures correctrices en vigueur sur le terrain de la lutte contre les discriminations avec le respect des libertés individuelles. Le droit d'aller et venir est un droit fondamental figurant dans la Déclaration Universelle des droits de l'Homme des Nations Unies de 1948. Mais comme tout droit, il doit être mis en pratique par la communauté politique, c'est à dire en Europe par les Etats-Nations qui en sont la forme historique. Il s'ensuit que la logique suivie par ces Etats a été de conférer ces droits fondamentaux à leurs seuls nationaux consacrés comme citoyens. De ce fait, les droits des citoyens au lieu d'être le biais, le moyen par lequel sont mis en oeuvre les droits de l'homme sont devenus des finalités en soi, et par voie de conséquence sont apparus comme légitimant les droits de l'homme qu'ils fondent et encadrent. On a assisté dans les faits à une inversion de la hiérarchie des droits. On sait historiquement l'usage qu'en ont fait les politiques colonisatrices à l'égard de leurs " indigènes " qui, non reconnus comme citoyens, se sont vus dénier l'accès aux droits de l'homme fondamentaux.
La portée de cette inversion a été aussi décisive en matière de mobilité internationale. Ainsi le droit fondamental individuel d'aller et venir a été codifié sous forme de liberté de circulation et d'installation, c'est à dire avec une portée restreinte, car appréciée par les seuls Etats et réservée à leurs seuls nationaux, seuls reconnus comme citoyens. La reconnaissance nouvelle d'une citoyenneté européenne qui est une " citoyenneté dérivée " car reconnue à ceux qui ont la nationalité, donc la citoyenneté d'un des pays membres, ne change pas l'esprit de la mise en uvre d'un droit de libre circulation restreint aux seuls résidents communautaires. Ces derniers voient reconnus leur droit fondamental d'aller et venir, mais non les résidents non communautaires qui en sont privés. Tant que la citoyenneté découlera de la nationalité et ne sera pas fondée sur la résidence, on assistera à de telles distorsions dans les droits des résidents non nationaux qui payent leurs impôts, militent dans les partis, syndicats et associations mais ne peuvent ni voter ni circuler librement au sein du territoire.
Cette triple critique aux politiques actuelles fonde le choix de la cfdt de renouveler l'approche publique actuelle des nouvelles mobilités internationales en la fondant sur le respect des droits fondamentaux universels, seuls susceptibles de donner une assise aux droits des migrants. Et, comme le rappelait Paul Bouchet, Président d'ATD Quart Monde à notre colloque, établir un droit fondamental, c'est donner à tous le droit de tous, pour le rendre effectif. Nous pouvons aussi nous appuyer sur notre tradition syndicale qui retient de sa conquête progressive des droits que leur respect et leur exercice ne reposent pas tant sur les modèles institutionnels que sur la mobilisation et le débat sociétal et politique.
Notre stratégie syndicale se donne comme objectif de construire et consolider un droit individuel à la mobilité comme pierre angulaire des nouvelles régulations internationales des migrations. Dans cet équilibre à trouver entre les besoins économiques avancés par les Etats et la volonté et la liberté des immigrants, dans cette confrontation des droits des Etats et du droit d'aller et venir reconnus comme un des droits de l'homme fondamentaux, nous sommes persuadés que ce combat participe d'un débat plus général ancré maintenant dans les grandes négociations internationales. Il s'annonce largement comme une confrontation autour de la hiérarchisation des droits.
Ainsi nous devons faire le lien avec les exigences du mouvement syndical international de faire connaître les droits syndicaux fondamentaux comme partie intégrante des nouvelles régulations des échanges qui se négocient au sein de l'OMC. Nous devons tirer les enseignements de la bataille opposant au droit de propriété des firmes pharmaceutiques le droit à la santé porté par les pays du sud décidés à avoir accès à un coût réduit aux médicaments dans leur lutte contre les pandémies comme le sida. Concrètement la voie constituant à défendre le droit émergent à la mobilité comme une norme supérieure aux droits des Etats participe à nos yeux de cette même avancée que la reconnaissance du droit d'ingérence limitant le droit de souveraineté des Etats. Position endossée par la cfdt lors d'un précédent congrès.
Nous croyons aussi qu'il s'agit d'une voie réaliste qui récuse tant les fantasmes de l'immigration-invasion que les illusions d'une immigration zéro heureusement de moins en moins partagés. On sait par exemple que l'entrée de l'Espagne et du Portugal n'ont pas débouché sur une émigration massive. A la veille de l'élargissement nous devons également nous rappeler les données officielles rapportées à notre colloque par un syndicaliste de Solidarnosc qui soulignait que la moitié des polonais ayant quitté leur pays dans les années 80 y sont revenus dans les années 90 mais que le prix d'un élargissement non réussi serait source de nouveaux flux migratoires. Bref, le réalisme aujourd'hui consiste non pas à prétendre fermer les frontières qui de fait resteront perméables mais prendre comme point de départ de toute politique, la liberté de circulation qu'il faut aménager.
Par ailleurs, les réponses centrées sur les seules populations migrantes " étrangères " arrivantes, à l'image des politiques actuelles, nous paraissent peu opérationnelles car elles entretiennent un clivage de moins en moins tenable avec les autres travailleurs. L'enjeu à nos yeux est, sous peine d'inefficacité, de construire une stratégie plus globale fondée sur une vision prospective de l'interaction de la mobilité internationale avec la " mise en mobilité généralisée " de la force de travail sur le marché européen. En effet, le travail est appelé à devenir au fil des ans une richesse plus rare et très demandée sous la pression des données démographiques et technologiques. Dans un contexte de sous emploi, les tensions apparues dans certains bassins d'emploi, tout comme l'exigence de qualification très forte pour répondre aux pressions de la concurrence internationale et qui appelle une main d'uvre qualifiée et bien payée, favorisent une mobilité croissante au sein de l'espace européen et de sa périphérie. Même si on devine qu'elle ne sera pas totale en raison des barrières culturelles existantes. C'est pourquoi nous croyons que le récent accord conclu sur la formation professionnelle établissant un droit individuel à la formation est une étape clé pour asseoir le droit émergent à la mobilité pour tous.
Plus largement, la CFDT prône la construction et la consolidation d'un droit des personnes à la mobilité et des droits qui en découlent pour les intéressés et leurs familles. Face à la remontée massive de l'insécurité sociale marquée par l'absence de maîtrise du présent et d'anticipation de l'avenir, notre syndicat entend apporter sa pierre pour imaginer de nouveaux systèmes de régulation visant à doter le travailleur mobile de nouvelles protections collectives. La construction de ce droit, sa reconnaissance et surtout sa mise en uvre effective ne relèvent pas que des seules politiques publiques. Le syndicalisme, aux plans national, européen et mondial, a vocation à être partie prenante, pour construire avec d'autres acteurs, de nouvelles garanties collectives.
Le premier axe de travail est d'assurer un accès à l'emploi, à la promotion professionnelle et sociale dans l'égalité des droits. Ceci passe par la reconnaissance de la diversité des formes de mobilité ( à durée plus ou moins longue, avec des contrats de travail directs ou en sous traitance, encadrée ou non par des quotas, négociée collectivement ou non etc..). Cet axe de travail passe aussi par la lutte contre le travail illégal en faisant la chasse aux employeurs producteurs de travail illégal et non aux travailleurs illégaux dépourvus en pratique de leurs droits contractuels et conventionnels en raison de leur lien de subordination avec leurs patrons. Il appelle également à l'ouverture des emplois protégés et soumis à des conditions de nationalités. Il s'appuie enfin sur la reconnaissance des compétences professionnelles, pour harmoniser les droits des travailleurs mobiles entre les différents pays.
Le deuxième axe de travail de la CFDT est d'assurer la continuité de la protection sociale dans l'espace européen pour associer mobilité et sécurité. Beaucoup reste à construire pour d'autres politiques sociales reposant sur un financement solidaire. Le troisième axe est de reconnaître la citoyenneté pour renforcer l'intégration démocratique car celle-ci repose sur la participation des citoyens aux débats de la société dans laquelle ils vivent. La question du droit de vote des immigrés non communautaires doit être le signe d'une volonté politique de traiter cette question avec maturité sans vouloir l'instrumentaliser.
La multiplicité de ses lieux d'intervention (branches, territoires, comités de groupes européens) est un atout permettant au syndicalisme de prendre en compte de façon opérationnelle et articulée les réalités actuelles de cette mobilité diversifiée. S'inscrivant résolument dans le cadre européen il vise à construire un espace politique de solidarité, une démocratie fondée sur les droits de la personne dont le droit à la mobilité individuelle.
La CFDT souhaite enfin un affichage clair des politiques publiques en la matière, négociées avec les partenaires sociaux et les associations concernées, dans le cadre des orientations européennes. Ces politiques doivent couvrir l'ensemble du parcours d'intégration, temporaire ou définitif, depuis l'accueil du primo-arrivant jusqu'à son insertion dans la société française. Pour chacune de ces étapes, il est nécessaire de concevoir et de mettre en uvre une politique transparente et concertée qui se traduise en droits. Le regroupement des moyens et des lieux de décision apparaît alors comme une nécessité. Dans ce cadre, la déconnection du droit d'asile des autres questions migratoires est un préalable nécessaire à une véritable application des droits universels.
Seule cette démarche prospective, s'adossant à la mondialisation comme cadre de nouvelles mobilités et ancrée sur la reconnaissance d'un droit individuel à la mobilité pour tous peut répondre au thème posé par ce séminaire. Notre apport se veut une contribution permettant de surmonter le dilemme qui est au cur de la question posée par les politiques de régularisation des sans papiers, chaque fois obsolètes et contournées par de nouvelles formes de mobilités. Les syndicalistes de la CFDT ambitionnent de construire avec d'autres une réponse permanente, cohérente et globale car concernant l'ensemble des travailleurs. Cette réponse, nous la fondons sur les droits de l'homme fondamentaux qui sont la marque et le signe de ralliement des syndicalistes du monde entier pour maîtriser la mondialisation en cours et pour cela construire une Europe ouverte sur le monde.
(source http://www.cfdt.fr, le 2 janvier 2004)