Interview de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, à France Inter le 3 novembre 2003, sur la dissuasion nucléaire, la défense européenne, la dimension économique du budget de la défense et la restructuration de Giat industries.

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Média : France Inter

Texte intégral


Q - Michèle Alliot-Marie, le ministre de la Défense, est restée pour répondre aux questions de nos auditeurs. Il y a beaucoup de questions, il faudrait qu'on parle de GIAT Industries, parce qu'il y a des soucis dans ce domaine..
R - On parle de ce que vous voulez.
Q - Bienvenue à vous et à vos questions sur l'actualité de cette matinée. Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, est restée pour vous répondre. Bonjour, Vincent. Bienvenue à vous. Vous êtes en ligne à Nantes.
Q - Oui, bonjour. Je m'étonne de l'argumentation développée par madame Alliot-Marie. Est-ce que les Etats-Unis, première puissance nucléaire au monde, ne sont pas en train d'apporter en Irak la démonstration que le nucléaire n'est en aucun cas une réponse adaptée à la lutte contre le terrorisme ?
R - Pour commencer, je voudrais dire à notre interlocuteur qu'il n'y a pas que le terrorisme. Je vous parlais tout à l'heure des crises et des tensions qui existent aujourd'hui. Et le nucléaire n'est pas fait pour être employé comme armement. Le nucléaire, c'est une protection, c'est pour dissuader des gens de nous attaquer directement sur notre territoire avec ce type d'arme. Heureusement jusqu'à aujourd'hui, elles n'ont pas été utilisées dans le domaine terroriste. Mais il est évident qu'il faudrait que nous soyons à même de réagir si une telle menace existait.
Q - Elle est crédible ?
R - Cette menace est crédible dès lors que les armes existent. Comme je l'ai dit, il existe un certain nombre de pays et je pensais par exemple à la Corée du Nord qui a menacé d'utiliser ses armements nucléaires. Donc, la réalité, c'est effectivement celle d'une menace qui existe et face à laquelle il est de la responsabilité des Etats de faire face.
Q - Y a-t-il, Madame, la question a été évoquée plusieurs fois ces derniers temps, une évolution de la doctrine en matière de dissuasion passant de ce qu'on avait longtemps appelé la doctrine du " faible au fort " à une doctrine qui serait celle du " faible au fou " ? Existe-t-il une possibilité qu'un jour des armes nucléaires tactiques soient utilisées contre des Etats voyous ?
R - La doctrine nucléaire française a été fixée par le Président de la République au mois de juin 2001. Elle prenait déjà en compte toutes ces évolutions et notamment les évolutions terroristes puisque, malheureusement, dans notre pays, nous avons été parmi les premiers pays européens touchés par le terrorisme de masse. Nous nous y sommes donc peut-être préparés plus que d'autres. Cette doctrine a donc été fixée par le président de la République et la loi de programmation militaire, qui a été votée par le Parlement au début de cette année, a pris en compte ces principes de la dissuasion fixés par le président de la République. C'est donc une " adaptation " si je puis dire qui a été faite très récemment. Ceci dit, elle reste dans la ligne de la doctrine nucléaire française qui est celle du non-emploi mais de notre capacité de défense. Bien entendu, elle implique aussi en permanence de faire des adaptations des armes et c'est donc quelque chose de tout à fait normal.
Q - Bonjour, Pierre. Bienvenue à vous. Vous êtes en ligne à Bayonne.
Q - Oui, bonjour et bravo à toute l'équipe pour cette émission. Bonjour, Madame le Ministre.
R - Bonjour, Pierre.
Q - Ma question concernant la défense européenne : que penser de l'attitude de la Pologne qui prend des fournisseurs non-européens et qui malgré tout accepte l'aide européenne ? C'est quand même très déchirant, cette attitude.
R - Nous avons eu l'occasion de dire à la Pologne ce que nous pensions de l'absence de cohérence de son attitude. Ceci dit, je connais la Pologne depuis des années et ce qu'il faut bien voir, c'est que pendant très longtemps, la Pologne a effectivement cru qu'il y avait une Europe économique mais qu'il n'y avait pas d'Europe de la Défense. Et face à un grand voisin qui lui faisait peur, la Pologne a toujours cherché à savoir qui pouvait le mieux la protéger. Pendant des années, je dirais jusqu'à ces dernières semaines ou jusqu'à ces derniers mois, la Pologne a pensé que c'était davantage les Etats-Unis qui étaient les seuls à même de la protéger. C'était aussi l'absence d'Europe de la Défense qui a entraîné cela. Or, depuis quelques mois, la Pologne se rend compte, comme un bon nombre d'ailleurs de pays de l'Est, que l'Europe de la Défense, ce n'est pas simplement un concept et un projet, mais quelque chose qui commence à exister. Le témoignage personnel que je peux vous donner, c'est que lorsque je discute aujourd'hui avec le ministre européen de la Défense, je veux dire avec les ministres européens ou avec les ministres polonais
Q - C'est un joli lapsus.
R - Oui, oui, absolument.
Q - Vous avez dit le ministre européen de la Défense. C'est peut-être plus avancé qu'on ne l'imagine alors.
R - Le ministre polonais de la Défense, voire le président de la République, disent que, oui, pour eux, aujourd'hui, les choses sont en train de changer. Ce qui s'est passé il y a quelques mois après de plusieurs années de discussions pour le choix de ses avions ne se produira plus, je le pense, dans les années qui viennent.
Q - Et jusqu'où les Anglais seraient-ils prêts à aller ? Je vous posais la question s'agissant du nucléaire tout à l'heure parce que c'est vrai que le feu nucléaire anglais dépend du feu vert américain. Mais jusqu'où les Anglais sont-ils prêts à s'engager dans une défense européenne ?
R - Aujourd'hui, les Anglais sont très allants dans la défense européenne. C'est d'ailleurs ce qui m'a beaucoup frappé au moment où nous connaissions le plus de tensions sur l'affaire irakienne, au moment où nous avions, nous Français, cette attitude consistant à dire que ce qui était important, ce n'était pas simplement de faire une guerre mais de savoir bien la terminer. C'était aussi le moment où il était essentiel que la communauté internationale soit totalement engagée et que ce soit la communauté internationale qui prenne les décisions. Dans ces moments de grande tension, les Britanniques ont donc agi pour aller dans le sens de l'Europe de la Défense. Au mois de février dernier, lors du sommet du Touquet entre la France et la Grande-Bretagne, c'est probablement le moment où les Anglais ont fait le plus d'avancées dans le sens de l'Europe de la Défense. C'est là où ils ont accepté l'idée d'agence européenne de l'armement, ce qu'on appelle maintenant l'Agence européenne de Défense. C'est là où ils ont donné leur accord pour la force d'intervention rapide européenne. C'est là également où ils ont dit qu'ils choisissaient un porte-avions dont ils avaient besoin sur un modèle qui permette, si la France le décidait, d'avoir une collaboration entre nos deux pays.
Q - Elle se fera en l'occurrence sur le porte-avions ?
R - En ce qui concerne le porte-avions, le premier choix qui doit être fait par la France, c'est celui de son mode de propulsion. Aujourd'hui, nous sommes en train d'examiner les rapports des experts que j'ai demandés. Nous déciderons du mode de propulsion vers la fin de l'année. Si c'est un mode de propulsion classique qui était retenu, à ce moment là, nous pourrions envisager dans le premier semestre 2004 de discuter avec les Britanniques pour savoir si nous prenons le même type de modèle de porte-avions qu'eux-mêmes auraient choisi puisque pour l'instant, ils n'ont pas encore définitivement arrêté leur choix.
Q - Bonjour, Laurent. Bienvenue à vous. Vous êtes en ligne à Epinal.
Q - Oui, bonjour. Je voudrais savoir pourquoi en période de chômage et de récession, on augmente le budget des armées encore de 9 % alors qu'il y aurait bien d'autres priorités comme l'éducation, la recherche, la culture ou le logement qui subissent des coupes sombres et qui sont bien plus prioritaires ?
R - Je suis heureuse de cette question parce que tout à l'heure, nous avons parlé de la politique de défense qui est effectivement la première raison du budget de la Défense. Mais je voudrais également souligner toute la dimension économique de ce budget de Défense. Les Français ne le savent pas toujours. Le ministère de la Défense est aujourd'hui le premier investisseur public en France, c'est-à-dire que l'essentiel du budget de la Défense, contrairement à ce qui se passe dans beaucoup d'autres ministères, va directement dans les achats, dans les commandes que nous passons à des industries françaises. Cela veut dire plusieurs choses. Cela veut dire d'abord que cela représente 175 000 emplois. Nous participons donc très directement au maintien de 175 000 emplois industriels français dans des entreprises françaises. Il faut également savoir que, le ministère de la Défense se dotant de certains matériels, cela sert en quelque sorte de vitrine à nos industries à l'extérieur. Nous rapportons ainsi 4 milliards de commandes en France aux entreprises françaises de la part de pays étrangers. Je dirais aussi que comme tout le monde, nous payons 2 milliards de TVA par an, que nous remettons donc directement dans l'économie française. En matière de recherche et de développement, et c'est ce qui prépare l'avenir aujourd'hui, l'argent du ministère de la Défense représente 25 % de la totalité des crédits de recherche et de développement de toutes les entreprises françaises. Il y a des recherches qui sont bien entendu faites pour le domaine militaire mais qui, très souvent, sont des recherches qui seront également utiles au domaine civil et donc aux entreprises civiles. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle d'ici la fin de l'année, avec ma collègue Claudie Haigneré, je passerai une convention qui soulignera la contribution du ministère de la Défense à l'ensemble de la recherche industrielle française. De la même façon, nous formons des gens au sein d'instituts de formation et des écoles de formation. Nous formons 1 200 ingénieurs chaque année, sans parler des gens que nous employons directement puisque l'on parlait d'emploi. Il faut savoir là aussi que, chaque année, en dehors des 175 000 emplois dans l'industrie, nous engageons 37 000 personnes pour être des militaires et 1 000 civils. C'est là, je pense, une contribution effectivement très importante à l'emploi et au développement économique français.
Q - Mais vous êtes vous aussi soumis aux restructurations, GIAT Industries avec des suppressions d'emploi qui sont annoncées. Comment avez-vous géré ce dossier et qu'en est-il d'ailleurs de l'avenir de GIAT ?
R - GIAT Industries, c'est un dossier qui traîne depuis maintenant dix ans. Il a déjà coûté 4 milliards d'euros aux contribuables français et 4 milliards d'euros, je dirais en vain. Lorsque j'ai trouvé ce dossier, qui m'avait d'ailleurs été laissé par mes prédécesseurs sans le traiter, nous nous trouvions avec de multiples restructurations qui désespéraient les personnels. Je les comprends tout à fait parce que tout simplement, à chaque fois, les gens n'avaient pas eu le courage de traiter le dossier. On avait fait comme s'il y allait y avoir des tas de commandes qui permettraient à cette entreprise de continuer à travailler sans faire les ajustements nécessaires. Ses coûts devenaient beaucoup plus chers que partout dans le pays. C'est l'état du dossier tel que je l'ai trouvé. C'était à un tel point d'ailleurs que certains m'avaient suggéré de fermer GIAT purement et simplement, et de le vendre en quelque sorte par appartements. Je n'ai pas voulu faire cela. Car nous avons d'abord estimé qu'au sein de GIAT, il y avait des compétences. Les personnels de GIAT ont une expérience et c'est en plus un domaine stratégique important : il s'agit de l'industrie de l'armement terrestre. J'ai donc décidé qu'il fallait refaire cela. Puisque c'est une entreprise et que ce n'est donc pas le ministère de la défense qui gère cela en direct, j'ai demandé à la direction de l'entreprise de faire cette fois-ci quelque chose qui nous permette d'avoir un futur GIAT dont on soit sûr qu'il existe dans dix ans. Il fallait partir d'une chose. Rappelons tout d'abord que 70 % de l'activité de GIAT était faite par les chars LECLERC, et que les chars LECLERC, cela s'arrête d'ici moins d'un an. Il n'y a pas d'autre commande à venir. J'ai demandé à la direction de l'entreprise de partir d'un vrai plan industriel et j'ai pu aider ce plan industriel grâce aux efforts financiers faits par ce gouvernement à travers la loi de programmation militaire. C'est-à-dire que j'ai pris l'engagement de passer un certain nombre de commandes à GIAT ce qui donne des garanties. Cela, ce n'est pas du rêve. Ce ne sont pas des contrats mirifiques qui pourraient venir de l'extérieur. Non. Ce sont des choses que je commande et l'on sait donc que cela représente du travail et de l'emploi pour les cinq ou les dix années qui viennent. Les gens sont donc sûrs de l'avoir. D'autre part, et parce qu'il y aurait une fois de plus des suppressions d'emplois, j'ai bien entendu demandé que l'on traite individuellement les cas des gens de GIAT. J'ai donc accepté de faire moi aussi ma part de l'effort. C'est ainsi par exemple que des fonctionnaires, car même si GIAT est une entreprise, il y avait des fonctionnaires, les fonctionnaires auront tous de nouveau un emploi au sein du ministère de la Défense. Concernant le cas des ouvriers ayant un statut particulier que l'on appelle " sous décret ", j'ai aussi garanti qu'on leur offrirait un poste soit au ministère de la Défense, soit dans une autre administration, soit éventuellement dans des administrations locales ou hospitalières à proximité. Ils auraient donc deux ou trois propositions de reclassement. Pour les autres salariés qui sont sous convention collective, j'ai demandé que des possibilités de réemploi leur soient offertes. De plus, parce que cela relève également du gouvernement et qu'il faut tenir compte de ce qu'une commune dans laquelle une entreprise disparaît ou se réduit considérablement, et que cela entraîne des ressources en moins, l'Etat a également pris l'engagement de tout faire pour qu'il y ait de nouvelles entreprises et de nouvelles activités. Ceci a été fait. Aujourd'hui, nous sommes dans une période difficile pour les salariés. Je le comprends, ô combien, parce qu'il y a des incertitudes. Je souhaite qu'en sortant de ce plan, il puisse effectivement y avoir dans GIAT de véritables perspectives pour les salariés, et que pour les autres, il puisse y avoir des activités. Que cette fois, on sache qu'effectivement le " GIAT nouveau ", c'est quelque chose qui progressera et qui pourra notamment passer un certain nombre d'alliances avec les autres industries européennes de l'armement terrestre qui seront des industries à peu près de la même taille que celle qui va résulter du " GIAT nouveau " et qui nous donneront la possibilité d'avoir une politique dynamique pour l'avenir.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 2 janvier 2004)