Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, à France Inter le 7 octobre 2004, sur la lutte contre le terrorisme, la coopération policière entre la France et l'Espagne pour l'arrestation de dirigeants d'ETA, la question des otages en Irak et l'éventualité de l'envoi des contraventions par courrier électronique.

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Média : France Inter

Texte intégral

QUESTION.- Le chaos irakien et ses otages exprime-t-il la faillite de l'usage inconsidéré de la force contre le terrorisme international ? Après avoir opposé à l'ONU, en tant que ministre des Affaires étrangères, la position française face à la doctrine américaine, D. de Villepin, dans un discours prononcé la semaine dernière, à la Bibliothèque publique de New York, cette fois en tant que ministre de l'Intérieur, considérait que "la guerre au terrorisme" est inappropriée car elle confère aux organisations terroristes la légitimité des Etats. Mais si échec américain il y a, l'incapacité de la France a faire libérer ses otages n'est-il pas un autre échec face au terrorisme ? [...] Je reprends une des formules que vous avez utilisées dans "Le requin et la mouette" à propos du terrorisme international. Vous dites : "Le miroir sombre de la modernité" A croire que personne ne peut l'affronter ce miroir-là. Ni Bush, ni Poutine, ni nous-mêmes, dans cet échec que nous avons face à la question des otages.
D. de VILLEPIN.- C'est bien pour cela que, pour l'affronter, il faut une exigence de lucidité ; il faut le regarder tel qu'il est ce terrorisme. Ce sont quelques centaines, peut-être quelques milliers de personnes à travers le monde, des individus aguerris, formés à travers des camps d'entraînement, mais avec une règle d'or : le terrorisme se nourrit toujours des plaies du monde. Donc, si nous ne limitons pas le nombre de plaies sur la planète, si même nous créons de nouveaux chantiers - et malheureusement l'Irak est un de ces nouveaux chantiers -, eh bien nous créons de nouvelles épidémies, de nouvelles vocations du terrorisme. Donc cela veut dire qu'il faut une lutte extrêmement serrée au quotidien contre les terroristes, par les moyens appropriés - policiers, judiciaires, de renseignement -, et il faut aussi une lutte en profondeur contre la partie immergée de l'iceberg. Et cela implique une stratégie contre les crises, une stratégie de paix, une stratégie de respect, de compréhension des peuples pour éviter justement que certains peuples ne soient pris en otages par le terrorisme, et ne rejoignent les rangs de ceux-là mêmes qui veulent rentrer dans une logique de confrontation avec l'Occident.
QUESTION.- Mais où est la voie de passage ? Si, en effet, vous dites qu'il ne faut pas faire la guerre puisque la guerre va nourrir à nouveau des haines et encourager encore le terrorisme international, où passe-ton ?
D. de VILLEPIN.- La position de la France est une position nourrie par l'expérience et équilibrée. Nous ne rejetons pas toutes les formes de guerre. Dans certains cas, l'intervention armée peut être appropriée dès lors qu'elle est décidée par la communauté internationale toute entière. C'est ce que nous avons fait en Afghanistan où nous étions aux côtés des Américains en Afghanistan, parce qu'il y avait là, un régime, celui des talibans, qui était responsable d'une action terroriste sur le territoire américain. Donc, nous ne le rejetons pas systématiquement. Nous disons simplement : c'est que la force n'est pas le meilleur moyen pour arriver au bout, parce qu'il engage une logique de confrontation, il établit en quelque sorte, un rapport de force avec les terroristes qui équivaut à celui que l'on entretient sur un ring de boxe avec son adversaire. C'est -à- dire, qu'il lui donne de la lumière, de la légitimité, il lui donne un statut. Alors que là, il faut utiliser l'énergie négative du terrorisme, comme on le ferait en judo, et ne pas donner de statut. Je crois donc, qu'il s'agit d'utiliser tous les moyens sachant que c'est forcément un combat, qui est un combat long. Mais il y a une deuxième règle d'or, si vous permettez, au-delà de ne pas se tromper sur le bon usage de la force : c'est celui d'être convaincu que notre meilleur atout dans la lutte contre le terrorisme, ce sont nos valeurs démocratiques elles-mêmes. C'est la démocratie notre force, parce que la démocratie, si elle est exemplaire, elle est comprise par les peuples qui seraient tentés, par les individus qui seraient tentés par le terrorisme, comme étant effectivement une valeur sûre à laquelle nous croyons, que nous appliquons. Alors même que si nous rognons nos valeurs démocratiques, nous montrons que nous sommes négociables, que nous sommes peureux. Donc, ne tombons pas dans cette spirale de la peur, parce que ce serait rentrer encore davantage dans l'engrenage de la violence. Soyons respectueux des peuples, ne tombons pas dans le choc des civilisations. Je crois que cela demande de la lucidité, cela demande aussi de l'unité de la communauté internationale, parce que pour être efficace, il faut que ce soit la communauté internationale tout entière qui réagisse sans tomber, une fois de plus, dans des logiques d'affrontements, de cultures, de civilisations ou de religions.
QUESTION.- On entend bien, en écoutant G. Bush encore hier, qu'il n'est pas du tout prêt à ce que vous mettez en perspective là. Y aura-t-il à tout le moins une position européenne, j'allais dire "une alternative européenne" à cette vision du monde qui est celle de l'Amérique aujourd'hui, de l'Amérique de G. Bush ?
D. de VILLEPIN.- C'est l'un des grands enjeux aujourd'hui sur l'échiquier international, c'est que cette Europe soit capable justement d'être fidèle à ses valeurs. Et je crois que c'est non seulement l'intérêt de l'Europe, mais c'est aussi l'intérêt de la planète : nous devons porter cette exigence, éviter que cette spirale, qui est née de ce contrecoup du 11 septembre, qui nous a engagés, en quelque sorte, dans une mécanique de fuite en avant, puisse l'emporter. Je crois qu'il faut prendre la mesure des problèmes, garder cette exigence de lucidité, cette exigence de contrôle de la situation, et ne pas céder à ce vertige de la violence.
QUESTION.- Mais ce qui semble fonctionner, par exemple, entre la France et l'Espagne, s'agissant de l'action contre l'ETA, ça, peut-on imaginer que l'Union européenne toute entière, les Polonais et les autres - je fais référence à la Pologne s'agissant des positions que les Polonaisavaient prises vis-à-vis des Etats-Unis, bien entendu - qu'il y ait une action coordonnée de l'Union européenne ?
D. de VILLEPIN.- Bien sûr, je crois que...
QUESTION.- Cela existe-t-il d'abord, pour l'instant ?
D. de VILLEPIN.- Je crois que chacun tire les leçons sur le terrain de l'expérience. Aujourd'hui, nous le voyons, nous le voyons à travers la réflexion qui est engagée en Pologne, nous le voyons dans chacun des pays. Tout le monde a bien pris conscience que la solution, enfin les solutions qui ont été choisies au cours des dernières années ne sont pas les bonnes. Je crois donc, qu'il y a véritablement cette conscience. Ce qui a été fait avec les Espagnols, cette concertation au quotidien, par les moyens policiers, par les moyens judiciaires, par les moyens du Renseignement, qui nous permettent successivement, en quelques mois, de faire un certain nombre d'opérations qui, je crois, sont des opérations d'envergure contre l'ETA, je crois que c'est évidemment ce qu'il faut faire, en étant conscients que l'on est toujours vulnérable, qu'on est toujours susceptible d'être frappé par le terrorisme, et qu'il faut aller donc jusqu'au bout de cette logique de paix, réduire les crises, répondre politiquement - la seule réponse possible face au terrorisme c'est une réponse politique - mais évidemment, il faut utiliser en permanence l'ensemble des outils. Cela demande du courage et de la résolution.
QUESTION.- Franchement, quel dommage et quel cadeau navrant que nous faisons au terrorisme avec la désorganisation politique de la France dans l'affaire des otages ! Chacun parlant de son côté, agissant dans tous les sens !
D. de VILLEPIN.- Je crois qu'il faut ramener les choses à leur juste mesure. Une affaire d'otages ce n'est jamais quelque chose de simple. Nous passons par des temps différents. Il y a eu un premier temps dans cette prise d'otages qui a demandé beaucoup d'énergie, où nous avons affirmé notre unité nationale, et je le répète, je crois que c'est notre bien le plus précieux. Nous avons cru qu'il était possible d'obtenir cette libération dans des délais courts, parce que c'est la règle dans une prise d'otages, il y a des rythmes, nous pouvions espérer avoir cette libération dans des délais courts, puis les choses ne se sont pas passées comme cela. Nous avons noué et multiplié les contacts, tiré l'ensemble des fils, parce que c'est la règle dans une prise d'otages. Trop souvent malheureusement, certains veulent tirer partie d'une situation, il y a des interférences. Il faut faire taire ces interférences. Nous n'avons pas à nous laisser emporter par les aventures d'X ou Y dans la région. Revenons à la réalité, d'un travail humble, d'un travail patient, d'un travail quotidien, d'un travail qui, véritablement, ne laisse rien à l'écart pour reprendre le fil d'une négociation et je l'espère obtenir la libération de nos otages. Nous sommes maintenant dans cette troisième phase, et je veux dire, parce que j'ai assisté aux réunions sous l'égide du Premier ministre avec l'ensemble des responsables politiques, je suis très frappé du souci de l'ensemble de ces responsables politiques de bien se situer dans le cadre de cette unité nationale. Je crois que c'est l'atout maître de la France, toutes confessions confondues, toutes opinions politiques confondues. Il y a véritablement ce désir d'unité pour permettre la libération des otages. Et je crois que le message des familles à cet égard a été un message très fort, entendu par chacun.
QUESTION.- La vie quotidienne maintenant, parce que c'est comme ça, la vie quotidienne ce sont les PV : plus de PV sur les pare-brise ? Le Parisien a-t-il raison de titrer ce matin que nous aurons peut-être en 2005, à Paris pour commencer, mais peut-être ailleurs ensuite, "des PV électroniques" ?
D. de VILLEPIN.- Nous n'en sommes pas là. Il y a une réflexion qui a été engagée dans le cadre des chantiers de modernisation de l'Etat, et sous l'égide de la comptabilité publique du ministère des Finances, pour essayer de savoir si les leçons qui ont pu être tirées du bon fonctionnement des radars automatiques, qui permet l'automaticité du recouvrement du produit des amendes, pouvaient être utilisées dans le cadre des contraventions ? Evidemment, il s'agit d'un autre domaine. Cela pose des problèmes de principe, cela pose des problèmes de droit...
QUESTION.- De recours...
D. de VILLEPIN.- ..."de recours". Il y a une réflexion qui est engagée mais nous sommes loin d'une décision. Et bien évidemment, tout ceci se fera dans la sérénité avec une véritable réflexion en responsabilité sur le plan politique, et en prenant en compte l'ensemble des facteurs. Je crois qu'il ne faut pas confondre "réflexion" et "action", nous n'en sommes pas là.
QUESTION.- Donc... non mais, quand Le Parisien écrit : "En 2005 ce sera fait", Le Parisien a tort de l'écrire ?
D. de VILLEPIN.- Une fois de plus nous n'en sommes pas là. Je n'ai eu à ce stade aucun dossier sur ma table présentant un certain nombre d'options et susceptible d'être convaincants. Donc, c'est une réflexion qui se fait dans le cadre des services, les cabinets sont aujourd'hui en train d'étudier les choses mais nous n'en sommes pas au stade de la décision. Et bien évidemment, ceci se fera dans la plus parfaite transparence, car c'est un enjeu, et cela doit intégrer évidemment, l'ensemble des questions qui se posent dans le cadre d'un tel système. Il faut y répondre. Si on n'a pas de réponses, on ne peut pas mettre en place un système cohérent.
QUESTION.- Une dernière chose, je vous voyais écouter H. Jouan en souriant tout à l'heure pendant le journal de 8h00, quand elle faisait référence à votre avenir. Elle disait : "Peut être se pose-t-il la question aussi de la présidence de la République"...
D. de VILLEPIN.- Et pourquoi pas ? Quand je dis "et pourquoi pas ?" on peut dire... Quand on est dans l'absurde, parce c'était ce petit morceau absolument charmant qu'a fait votre journaliste, c'est un morceau d'Ubu Roi où on peut effectivement tout envisager, on se promène dans la politique comme dans un grand verger et on tend la main vers les fruits qui vous sont présentés. Ce n'est pas du tout l'idée que je me fais de la politique. Pour moi, la politique c'est le service des Français ; c'est mon travail quotidien sur le terrain, alors que dans ce temps de service, tout simplement pour rester soi-même, on s'attelle à une tâche exigeante pour tous les jours se confronter avec la page blanche et écrire ce qui vous permet justement d'avancer encore demain. Je crois que cela fait partie du pétrole que chacun doit avoir en soi, chacun va boire à la fontaine qui lui sied le mieux.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 7 octobre 2004)