Interview de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, dans "Métro" du 7 octobre 2004, sur l'importance de la Constitution européenne pour la liberté, la politique étrangère et la défense, le referendum prévu en 2005, la position du PS et l'adhésion éventuelle de la Turquie à l'Europe.

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QUESTION.- Pour la première fois, l'Europe se dote d'une constitution en partage. Ce pacte est le rendez-vous du non-retour. L'Europe devient un projet irréversible, irrévocable après la ratification de ce traité. C'est une nouvelle ère pour l'Europe, une nouvelle géographie, une nouvelle histoire. Quelles dispositions du texte vous paraissent les plus importantes ?
J.P. RAFFARIN.- Je pense qu'il y a deux grandes orientations fondamentalement nouvelles. C'est d'abord, une constitution, une loi commune qui s'impose à tous. De Tocqueville à Raymond Aron, les Français ont toujours souhaité que le droit soit source de liberté. Le deuxième point, ce sont toutes les avancées sur la politique étrangère et de défense. Sur ces sujets, les initiatives européennes ont été contestées et contestables dans le passé, et nous franchissons là un pas important avec la création d'un ministre européen des Affaires étrangères. Nous nous donnons progressivement les moyens de définir une politique commune dans ces domaines, ce qui me paraît essentiel car l'Europe est une urgence. Je vote oui par urgence. Chacun peut constater que le monde est déséquilibré : il est chaotique, il a besoin de l'Europe. Prenons trois sujets majeurs : il faut réorganiser l'ONU pour plus de droit, il faut repenser l'OMC pour plus de justice, et il faut créer une organisation mondiale de l'environnement pour plus de respect de la planète. Ces trois sujets là sont majeurs pour la gouvernance mondiale. Ou l'Europe s'active, ou elle subit.
QUESTION.- Les partisans du non au référendum accusent la constitution de figer une Europe libérale. Que leur répondez-vous ?
J.P. RAFFARIN.- Le non est étroit. C'est une vision réductrice à laquelle il manque la dimension mondiale et qui porte une part d'égoïsme. Aujourd'hui les risques mondiaux sont majeurs. Il faut à la fois penser aux citoyens européens et aux citoyens du monde. Je pense que les partisans du non ne regardent pas suffisamment le monde qui les entoure. Il faut leur donner des jumelles ! L'équilibre du monde a besoin de l'Europe.
QUESTION.- Pouvez-vous imaginer que les Français votent non au référendum et quelles en seraient les conséquences ?
J.P. RAFFARIN.- Je vois mal les Français dans une logique de repli. La France a pour vocation de parler au monde et aujourd'hui, le message de la France au monde ce sont les valeurs de l'Europe. Le jour où la France ne parle qu'aux Français, elle est repliée sur elle-même. Avoir raison est une chose. Influencer le cours du monde en est autre. C'est pourquoi il nous faut l'Europe pour donner à nos idées la puissance qu'elles méritent. Le pays de " l'Esprit des lois " ne peut s'opposer à l'Europe constitutionnelle, l'Europe du droit.
QUESTION.- Revenons sur les critiques faites à la constitution. Lorsqu'on dit qu'elle insuffisamment sociale, reconnaissez-vous une part de vérité ?
J.P. RAFFARIN.- L'Europe sociale est une ambition qu'il nous faut garder au coeur. Mais je me souviens qu'en 1989, l'Europe sociale était l'ambition de François Mitterrand lorsqu'il présidait l'Union européenne ! On voit bien que le modèle social européen a du mal à trouver sa propre identité entre ceux qui sont, comme nous, le produit d'une histoire sociale créative et ceux qui n'en ont pas ou moins. Nous avons sur ce sujet à dégager des cohérences européennes et le traité permet des avancées : l'emploi et le progrès social sont des objectifs appuyés de l'Union, 10 articles spécifiques concernent la politique sociale de l'Europe sans compter ceux relatifs à l'emploi ou à la cohésion sociale. Tout dépendra ensuite de ce que nous ferons de ces règles. Aujourd'hui il y a beaucoup de démagogies chez certains à réclamer une harmonisation fiscale en Europe tout en contestant la baisse des impôts en France. Car l'harmonisation fiscale, c'est la baisse des impôts dans notre pays ! Soyons cohérent. Notre modèle social est parmi les plus avancés d'Europe. Mais nous mettrons du temps pour l'imposer !
QUESTION.- On parle déjà beaucoup du référendum. D'abord aura-t-il bien lieu ?
J.P. RAFFARIN.- Le Président de la République Jacques CHIRAC a souhaité ce référendum et il en est le maître constitutionnel. Seule une situation de crise européenne pourrait le remettre en cause. Mais quoi qu'il arrive, la France doit affirmer sa position, exprimer sa conviction. Je ne souhaite pas que nous nous laissions influencer par la position de tel ou tel autre pays. Nous avons à exprimer notre ambition historique. C'est un choix majeur fait par un peuple majeur. Je ne souhaiterais pas que mon pays tourne le dos à cette influence européenne dont le monde a besoin.
QUESTION.- Les élections européennes n'ont pas passionné les foules. Comment éviter le même désintérêt pour le référendum ? Une faible participation ne décrédibiliserait-elle pas le résultat, même positif ?
J.P. RAFFARIN.- Je ne crains pas du tout l'indifférence des Français. Ils sont conscients de l'enjeu de ce référendum. Nous sommes face à une route d'avenir. Ou la France l'emprunte, ou elle lui tourne le dos. C'est un choix qui implique chaque Français et chaque Française. C'est un choix important pour nos enfants. On le voit bien tous les jours : le conflit israélo-palestinien, le chaos irakien, les difficultés de développement de l'Afrique, la montée de la Chine et de l'Inde. Le pilotage actuel du monde est incertain, préoccupant, facteur de peur, et l'Europe doit être l'un des pilotes du monde, il y a urgence.
QUESTION.- Comment attirer les jeunes générations vers le débat européen. Quel message souhaiteriez-vous leur adresser ?
J.P. RAFFARIN.- Le monde est menacé par le renoncement. Soyez des résistants et vous aurez un destin plus heureux. L'Europe a été un idéal pour ma génération, l'avenir semblait écrit. Pour vous, elle n'est plus évidente. Elle peut même se disperser et ne pas exister. La responsabilité des jeunes, c'est qu'on continue à penser Europe en Chine, en Inde, dans le monde arabe, en Afrique, en Amérique latine. C'est cela la vraie ambition européenne aujourd'hui. Les pères fondateurs avaient pour horizon la frontière de l'Europe, vous vous avez la frontière de la planète. Si vous devez faire l'Europe, ce n'est pas seulement pour les 25. C'est parce que le monde sans Europe serait un monde mutilé. Le combat pour la liberté est éternel, la résistance aux peurs aussi.
QUESTION.- Quel type de campagne souhaitez-vous ?
J.P. RAFFARIN.- Je souhaite une campagne qui ne soit pas partisane. Il ne faut pas donner à ce référendum les allures d'un plébiscite. Il n'appartient à personne. C'est une proposition de débat national. Chacun doit assumer ses responsabilités. Il faut absolument éviter d'en faire le débat d'un clan contre un autre clan. Evitons aussi les caricatures : la mise en accusation de l'Europe à propos des délocalisations est en grande partie injuste, demain l'Europe sera une protection vis-à-vis des grands pays émergents.
QUESTION.- On a le sentiment aujourd'hui d'être en pré-campagne présidentielle et que ce référendum est utilisé par les uns et les autres pour se positionner en vue de 2007...
J.P. RAFFARIN.- C'est mon grand regret lorsque je vois ce qui se passe actuellement au parti socialiste. Il fait ce qu'il nous demande de ne pas faire. Il nous demande d'éviter le plébiscite et il organise un plébiscite interne mettant en jeu sa direction ! N'enfermons pas l'Europe dans la prison des ambitions.
QUESTION.- Existe-t-il une vraie différence entre votre oui et celui de François Hollande. Serait-il absurde de vous voir faire campagne ensemble, si par exemple le non menaçait de l'emporter ?
J.P. RAFFARIN.- Je pense que notre oui international est le même. Notre oui national est différent. Nous pouvons nous retrouver sur ce sujet mais nous devons éviter des confusions et respecter les positions de chacun. On doit pouvoir voter oui en étant contre Hollande, comme on doit pouvoir voter oui en étant contre Raffarin. Nous avons cependant des divergences que le débat européen ne doit pas masquer. Je respecte le oui de François Hollande comme il respecte le mien, mais ne nous imposons pas de partager l'ensemble de la vision politique de l'un ou de l'autre, ce serait impossible.
QUESTION.- Un vote négatif des militants PS lors de leur consultation interne serait-il selon vous un mauvais message envoyé aux Français ?
J.P. RAFFARIN.- Si c'est le cas, il apparaîtra clairement que les enjeux partisans l'auront emporté sur les enjeux européens. Je suis convaincu que les Français comprendront ce message et sauront le limiter à l'espace partisan sans empiéter sur l'enjeu européen. Le PS manquerait ainsi l'occasion de s'afficher en parti de responsabilités.
QUESTION.- On parle régulièrement d'un retrait de l'influence de la France au sein des institutions européennes. Ce fut notamment le cas lors de la nomination de Jacques Barrot au poste de commissaire européen chargé des transports. Qu'en pensez-vous ?
J.P. RAFFARIN.- La France à 6, à 15 ou à 25 n'a pas la même influence. Regardons les choses avec lucidité, sans arrogance. A 25, la France est devant un devoir d'alliances. La responsabilité qui a été attribuée à Jacques Barrot est majeure car elle concerne un secteur dont l'importance humaine, économique et sociale est considérable dans tous les pays d'Europe. Dans ce domaine, la France a des choses à dire et des réalisations à montrer : le TGV, Airbus, les chantiers navals, mais aussi nos grands projets d'infrastructures comme le canal Seine-Nord, la ligne Lyon-Turin, etc. Le dossier des transports est à la fois hyper technique et hyper politique. Jacques Barrot a réussi son audition au Parlement européen, montrant sa capacité politique, son expérience. Il a toute ma confiance et celle du Président de la République.
QUESTION.- Etes-vous favorable à l'adhésion de la Turquie ?
J.P. RAFFARIN.- Chassons les démagogies. Parlons vrai : la Turquie n'est pas dans les années prochaines en mesure d'adhérer à l'Union européenne, mais on ne peut pas lui fermer la porte du projet européen pour l'éternité. Elle doit donc évoluer fortement pour envisager d'entrer un jour dans l'Europe. Dans cette perspective, il faut qu'elle puisse dialoguer avec l'Europe, avec une clause de suspension, et qu'au terme de ce dialogue, le peuple français soit consulté pour dire oui ou non à son adhésion. Il ne faut pas désespérer ce pays, ni lui mentir. Attention à ce que l'esprit partisan ne vienne pas fermer un dossier qui a besoin de temps. Le peuple turc mérite que l'humanisme européen ne soit pas brutal avec lui. L'humanisme n'est pas un fondamentalisme.
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METRO NEW YORK
J.P. RAFFARIN.- Le malaise qui règne actuellement entre la France et les Etats-Unis est-il surmontable, quel que soit le vainqueur des élections du 4 novembre ?
Nous avons des liens d'amitiés profonds avec le peuple américain. Nous ne voulons pas être ingrats ni indifférents envers lui. Certes, nous avons des divergences et nous souhaitons pouvoir les lever. Notre attitude sur la conférence internationale sur l'Irak le montre. Nous ne sommes pas fermés sur nos positions. Mais nous avons des convictions : nous pensons que la situation du Proche-Orient est une situation non pas régionale mais mondiale. Nous souhaitons que, par le dialogue, on puisse changer la donne actuelle et trouver la voie de la paix.
METRO MADRID
Les relations franco-espagnoles ont-elles changé depuis l'arrivée au pouvoir de Zapatero ?
J.P. RAFFARIN.- Les relations entre la France et l'Espagne ont toujours été amicales. José Maria Aznar était ainsi venu au congrès fondateur de l'UMP en 2002. Nous avons eu des relations de proximité mais aussi un certain nombre de désaccords. Il se trouve qu'en matière de politique internationale, il y a une proximité Zapatero-Schroeder-Chirac qui fait que nous nous retrouvons aujourd'hui dans un dialogue à trois porteur d'avenir. Les premières rencontres ont été très positives.
METRO VARSOVIE
La Pologne est-elle toujours considérée comme un cheval de Troie des Etats-Unis ? Plus généralement doutez-vous de l'engagement durable des pays d'Europe de l'Est vis-à-vis de l'Union européenne ?
J.P. RAFFARIN.- Nous comprenons bien que l'histoire de ces pays, et notamment de la Pologne, les a tournés profondément, authentiquement vers l'Ouest. Les Etats-Unis ont joué un rôle dans l'espoir de liberté de ces pays. Nous nous réjouissons qu'aujourd'hui ils fassent partie du camp de la liberté. Nous souhaitons que l'identité européenne devienne progressivement l'identité principale de leurs choix stratégiques.
METRO ROME
Que pensez-vous du choix de l'Italie de payer une rançon pour libérer les deux Simona ?
J.P. RAFFARIN.- Cela semble avoir été démenti. L'Italie est une nation soeur pour la France. J'ai beaucoup regretté qu'il y ait des tensions entre le précédent gouvernement français et le gouvernement italien. Lorsqu'on a des relations aussi proches, culturellement, économiquement, géographiquement, on a un devoir de respect. Je n'ai pas à juger et à critiquer la politique italienne. Ce serait contraire au principe de respect qui unit nos deux pays. Je me réjouis avec le peuple italien de la libération des deux jeunes femmes retenues en otage en Irak.
METRO SANTIAGO
Quelles sont aujourd'hui les relations de la France avec l'Amérique latine ?
J.P. RAFFARIN.- L'élection du président Lula au Brésil a été un événement mondial qui a donné à l'Amérique latine une place renforcée sur la scène internationale. Dans les conflits que nous avons eu à affronter, les débats à l'ONU ont montré une proximité entre l'Amérique latine, l'Allemagne et la France. Nous souhaitons également que la conférence qui vient de se tenir à l'initiative des présidents brésilien et français, en associant le Chili et d'autres pays, puisse déboucher sur une initiative mondiale de lutte contre la pauvreté.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 8 octobre 2004)