Texte intégral
Tout d'abord, je souscris totalement à ce qui vient d'être dit par Xavier et j'irai d'ailleurs, dans le sens de sa conclusion en rappelant quand même, que le nombre de contentieux qu'on a, portant sur la question du voile se réduit à 10 par an. Donc il ne faut pas exagérer l'ampleur du phénomène. Cela dit, on parle des principes ; il y a une vraie exaspération de la part d'une majorité d'enseignants et probablement pas seulement d'enseignants et je crois qu'il faut donc reprendre le problème à la racine.
Je sais que l'exercice qui consiste à donner une définition de la laïcité est un exercice auquel chacun se livre rituellement ; chacun a sa définition et chacun se plait à la donner.
Je voudrai quand même rappeler une chose, sans entrer dans les détails: que si on prend le niveau européen, et pas simplement le niveau français, la laïcité a reposé historiquement sur 2 principes fondamentaux qui n'ont aucun rapport direct avec la question des insignes religieux et notamment des insignes religieux à l'école.
Le premier principe c'était l'idée que la source de la loi était humaine, que la loi se décidait dans des parlements; c'est ce qu'on a appelé la fin du théologicopolitique; la loi n'est plus enracinée dans un univers religieux.
Le deuxième principe, c'est le principe qui est au cur de la déclaration française des Droits de l'Homme, c'est qu'un être est respectable indépendamment de toute espèce d'appartenance communautaire.
Ce sont les deux principes fondamentaux de la laïcité et nul ne peut en déduire à priori aucune conséquence particulière sur le port des insignes religieux à l'école ou ailleurs.
Si on veut faire des déductions, il faut rajouter des intermédiaires très nombreux et, je crois, toujours assez problématiques. Ce qu'on peut, peut-être, apporter, Xavier et moi, d'utile à votre commission, c'est une réflexion plus pragmatique sur ce qui s'est passé depuis la première décision du Conseil d'Etat dont je rappelle d'ailleurs qu'elle permet aux chefs d'établissement d'interdire le port de tout insigne religieux lorsqu'il y a risque d'affrontement communautaire. On oublie parfois, mais cet arrêt permet, tout de même, d'avoir une position très ferme en cas de difficulté.
Mais qu'est ce qui s'est passé depuis ? A mon avis 2 choses importantes :
- une certaine exacerbation des communautarismes, notamment dans un contexte relations internationales postérieur aux évènements du 11 septembre,
- mais aussi ce qui est plus important et qui a été moins souvent souligné, bien que certains, devant cette commission même, se soient exprimés sur le sujet: on a vu apparaître, je ne dirai pas un nouvel antisémitisme, car à la vérité il n'est pas nouveau, mais une croissance d'un antisémitisme qui n'est pas l'antisémitisme classique de l'extrême-droite et qui est à certains égards un objet mal identifié par un certain nombre de collègues parfois, quand je dis collègues je pense à certains enseignants parce que d'abord ce n'est pas l'antisémitisme de l'extrême droite mais un antisémitisme qui est d'origine, je pèse mes mots, évidemment pas musulmane mais islamiste fondamentaliste et du coup qui est un objet moins facile à saisir que l'antisémitisme d'extrême droite sur lequel chacun aujourd'hui, pratiquement, s'accorde pour une condamnation totale et sans appel, parce que ce n'est pas un antisémitisme d'extrême droite et c'est un antisémitisme qui s'alimente à un discours que certains identifient, pour aller vite, au discours des victimes; et on a là, par conséquent, je ne dirai pas une complaisance, ce serait insultant et ce serait excessif, mais une difficulté à résister aussi fortement qu'on le devrait face à ce nouvel antisémitisme, en tout cas à cette figure relativement inédite dans nos établissements de l'antisémitisme.
Alors qu'est ce qui paraît souhaitable par rapport à ça ?
Je ne reviens pas sur ce qu'a dit Xavier de réaffirmer les principes fondamentaux mais il est clair qu'on peut s'accorder sur 2 points.
D'abord les personnels de l'Education Nationale ne doivent porter aucun signe religieux; ça c'est clair, la loi le dit clairement.
Deuxième point, on a parfaitement le droit d'exclure un élève lorsqu'il refuse certains programmes ou qu'il refuse certains cours; cela va de soi mais enfin il faut le rappeler: on a la possibilité d'exclure et là la loi est parfaitement claire; on n'a pas besoin d'une législation nouvelle sur ce sujet, s'agissant du cours de biologie, d'histoire, de gymnastique, etc
J'irai plus loin; ce qui me paraîtrait souhaitable, je le formulerai de la façon suivante, il faudrait peut-être longtemps pour argumenter cette idée, mais je crois qu'elle est plaidable. Je pense qu'un professeur et même les élèves dans une classe ne devraient pas savoir à priori, du premier coup d'il qui est juif, qui est musulman, qui est catholique; ce serait très souhaitable; je pense qu'on peut le faire comprendre aux jeunes , aux élèves parce qu'on peut leur dire: la croyance religieuse, elle n'est absolument pas interdite par la République, l'expression de cette croyance religieuse n'est pas interdite non plus, j'irai même plus loin, l'expression de cette croyance religieuse dans le cadre de l'école n'est pas non plus interdite dans le cadre d'un devoir de philosophie ou d'un cours de CJS; on peut dire qu'on est croyant, ça n'est pas interdit mais il n'y a pas de raison pour qu'on le sache à priori; c'est une expression individuelle; prenez vos risques, dites le individuellement si vous avez à le dire et même publiquement, même dans le cadre de la classe; mais nous n'avons pas à savoir, les uns et les autres à priori qui est juif, qui est musulman, qui est chrétien parce que c'est catégoriser les gens et dans un contexte qui est celui d'affrontements communautaires qui s'exacerbent, nous n'avons pas dans le cadre de l'école de la République à tolérer cela.
Maintenant, la vraie question qui n'est pas résolue: faut-il une loi pour parvenir à cela ?
On peut avoir 3 réponses :
- Il ne faut pas de loi et on peut l'expliquer.
- Il faut une loi spécifique; je reviendrai sur les difficultés que ça paraît poser, une loi spécifique qui prohibe, qui interdise, qui prenne la chose négativement et qui dise tous les signes religieux sont interdits à l'école; c'est clair, c'est net, ça a un gros avantage c'est que c'est clair et net et ça fera plaisir à beaucoup de gens.
- On peut avoir une troisième solution, dans le cadre d'une loi d'orientation comme celle sur laquelle nous travaillons cette année; d'avoir, non pas un article de loi négatif qui prohibe mais un article de loi qui réaffirme de façon positive les principes de la laïcité et notamment l'argumentation que je viens très rapidement d'évoquer.
Quelles sont les difficultés d'une loi spécifique prohibitive ?
Les avantages y sont clairs: on règle le problème.
Quelles sont les difficultés ?
Premièrement: C'est qu'elle risque d'être contraire aux principes généraux du Droit français qui, encore une fois, n'interdit pas l'appartenance religieuse ni même son expression; la question de savoir si cette expression est interdite à l'école sur le plan juridique, n'est pas claire et notamment quand on considère au delà du droit français les traités européens que nous allons ratifier.
Deuxième point: La tendance générale des démocraties, c'est la sécularisation du monde. C'est le mouvement de sécularisation et laïcisation du monde. Est-il indispensable de faire des martyrs ? Question qu'on peut se poser
Troisième point: Si on fait des martyrs, on augmentera inévitablement le nombre d'écoles coraniques. Est ce que c'est souhaitable ? Je pose la question.
Quatrième point: Est ce qu'on pourra résister à des stratégies de contournement ? On aura interdit le bandeau, très bien, parce que c'est de lui qu'il s'agit. Mais ensuite on dira il y a les croix, les kippa; la vérité c'est que nous avons tous en tête la question du bandeau, bien plus que celle des croix ou des kippa. C'est pour ça qu'on en parle, il faut avoir l'honnêteté de le dire, sinon on n'en parlerait pas. Est ce qu'on pourra éviter des stratégies de contournement dans lesquelles on verra arriver, non plus seulement les filles mais aussi les garçons; par exemple, on met un tee-short vert, qu'est ce qu'on fera? Donc le vrai problème et c'est par là que je conclurai.
Je souhaiterai 2 choses:
Dans une loi d'orientation, qu'on rappelle très fortement les principes anticommunautaristes mais qu'on le rappelle de façon positive; qu'on explique aux jeunes gens, aux élèves et ils le comprennent parfaitement, j'ai eu l'occasion de tester devant plusieurs groupes de jeunes très différents les uns des autres que l'expression d'une appartenance religieuse doit être individuelle et non pas catégorielle à priori; on n'a pas à les enfermer à priori dans des catégories; c'est mauvais pour la République, mauvais pour les rapports entre les élèves dans les établissements; ce n'est souhaitable pour personne et surtout pas pour eux.
Deuxième point que je souhaiterai, et je rejoins ce que disait Xavier, tout à l'heure, c'est qu'on réfléchisse vraiment davantage; et c'est pourquoi je me rendrai à l'invitation de notre ami Régis Debray très prochainement, à la fonction de l'enseignement de l'histoire des religions, qui n'est pas simplement une fonction culturelle mais aussi une fonction éthique et politique. Je crois que ce qui fait aujourd'hui que des jeunes se traitent couramment de bougnoules, de sales feujs, c'est ce qu'on entend dans les établissements ; ils disent ton stylo, il est feuj ou on va jouer à feuj perché, c'est d'abord un manque dramatique de culture et du sens historique du poids des mots ; c'est ça qui est dramatique; ils ne sont pas plus antisémites ou plus racistes que l'étaient les élèves, il y a 50 ans mais ils n'ont plus le sens du poids des mots ; pour eux, c'est comme de dire sale crétin; c'est pas plus que ça, ça n'a pas plus de sens, de valeur; les mots sont devenus légers alors que ce sont des mots lourds. Il faut remettre cette lourdeur derrière les mots; et ça seule la culture historique peut le faire et je dirai aussi une culture religieuse. Une deuxième fonction, me semble-t-il sur le plan politique et moral d'un enseignement de l'histoire des religions, c'est que ça permet à chacun de comprendre qu'il appartient à une histoire qui est celle du monde, pour parler comme Hegel ; pardon d'avoir une référence philosophique, ça m'arrive de plus en plus rarement mais je ne peux pas encore m'en empêcher tout à fait, et qu'on n'est pas dans une particularité locale ; je veux dire par là, combien de jeunes musulmans dans nos établissements savent que sans Averroès, il n'y aurait pas Saint Thomas et que sans St Thomas, il n'y aurait pas Jean-Paul II et qu'ils participent d'une civilisation s'ils pensent qu'ils appartiennent à cette civilisation par un biais ou un autre qui a construit l'histoire du monde et qui est parfaitement représentée en France. Sans la découverte d'Aristote par Averroès et par Avicenne un peu avant et surtout par Averroès, jamais l'Eglise depuis 2 siècles ne serait thomiste, ce qu'elle est aujourd'hui et non pas augustinienne. Pardon de faire un peu d'histoire de la théologie mais c'est très important quand on peut le dire autrement, quand on a en face de soi des enfants de 13 ou 14 ans. Si on leur explique qu'ils appartiennent à une culture qui a produit l'algèbre et que dans tous les pays du monde, le mot algèbre se dit algèbre et que le monde arabo-musulman a apporté quelque chose à l'histoire du monde mais que aussi sur le plan de l'histoire de la culture et de la théologie, ce monde a apporté quelque chose qui a façonné jusqu'aux paysages de la France, paysages intellectuels, religieux, culturels, historiques, et bien il se sentirait peut-être appartenir en effet à une culture commune qui le reconnaît davantage; c'est cela l'enjeu de l'histoire des religions même si ça n'est pas seulement cela; j'ai bien conscience qu'il y a beaucoup d'autres intérêts à enseigner l'histoire des religions. Je pense vraiment que c'est cela la vraie solution: de redonner le poids des mots et de redonner le sens de l'histoire. Je crois que c'est cela la vraie solution et que pour régler 10 cas de contentieux par an, c'est peut-être très lourd de faire une loi spécifique.
(source http://www.laic.info, le 12 novembre 2003)