Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, dans "Le Figaro" du 28 octobre 2004, sur son opposition à la perspective d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

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QUESTION : Jacques Chirac a fait à Berlin des déclarations très favorables à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, qu'il a présentée comme "son voeu le plus cher". Espérez-vous toujours qu'il fasse marche arrière ?
François BAYROU (Réponse) :En fait, il y a deux interprétations : ou bien Jacques Chirac a voulu créer l'irréversible, pour couper court au débat qui existe parmi les Français sur l'avenir de l'Europe et sur l'adhésion de la Turquie ; ou bien il a voulu donner des signes apparemment favorables à la Turquie à Berlin, pour obtenir en fait une décision plus mitigée au mois de décembre à Bruxelles. En fait, nous ne connaîtrons la réponse que le 19 décembre, à la clôture du Conseil européen. De deux choses l'une : ou bien l'ouverture des négociations n'aura comme objectif que l'adhésion "et rien d'autre" comme le demande M. Schröder, ou bien une autre hypothèse sera ouverte, par exemple celle d'un partenariat privilégié, et alors nous aurons retrouvé une marge de liberté. C'est la seule réponse qui peut tenir compte de la détermination d'une grande majorité des Français à ne pas voir dénaturer le projet européen.
QUESTION : Mais quand Jacques Chirac dit que l'adhésion de la Turquie est dans l'intérêt de l'Europe, il paraît avoir tranché.
François BAYROU (Réponse) :Probablement pour mettre un terme au débat. Mais je ne comprends pas que le président de la République ne prenne pas en compte la réaction profonde d'un grand nombre d'Européens convaincus, très expérimentés, Valéry Giscard d'Estaing d'abord, mais aussi des hommes comme Robert Badinter ou Maurice Faure, qui disent : la Constitution est un pas dans le sens d'une Europe intégrée, c'est pourquoi elle doit être soutenue, alors que l'adhésion de la Turquie va exactement en sens contraire. Cela mérite une explication sur les choix de la France, qui ne peuvent pas se résumer au seul choix du président de la République. Par ailleurs, on dit dans les milieux proches de la présidence européenne que la France insiste pour que la Turquie soit dans quelques jours à Rome signataire de la Constitution de l'Union. C'est évidemment le symbole d'un choix déjà fait, d'une décision déjà prise.
QUESTION : Mais la Roumanie et la Bulgarie vont aussi signer le traité, alors qu'elles ne sont pas encore intégrées dans l'Europe. Pourquoi la Turquie, qui a participé comme ces deux pays de l'Est à l'élaboration du projet constitutionnel, serait-elle traitée différemment ?
François BAYROU (Réponse) :Parce qu'avec la Roumanie et la Bulgarie les négociations sont ouvertes ! Elles sont potentiellement adhérentes. C'est toute la différence et cela montre d'ailleurs que l'ouverture des négociations d'adhésion, c'est évidemment une décision de fond sur laquelle on ne reviendra pas.
QUESTION : Lors du débat sur la Turquie à l'Assemblée nationale, il y a quinze jours, à peine un tiers des députés étaient présents. Comment expliquez-vous ce désintérêt ?
François BAYROU (Réponse) :L'UDF avait demandé que ce débat soit conclu par un vote. Le gouvernement a refusé. Dire à des parlementaires qu'ils n'auront pas le droit de voter, c'est leur signifier que leur avis compte pour du beurre ! Dans ces conditions il ne faut pas s'étonner que l'Hémicycle soit quasi désert. Mais il y aura d'autres étapes avant le sommet du 17 décembre. Mardi prochain, la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale doit examiner la proposition de résolution que nous avons déposée sur un texte qui concerne la partie nord de Chypre, occupée par la Turquie. La Constitution française nous fournit un moyen de nous battre pour que l'option d'un partenariat privilégié avec la Turquie reste possible au sommet de décembre. C'est la solution que nous préconisons et qui d'ailleurs recueille l'assentiment d'une écrasante majorité de l'UMP. Et puis il y aura aussi, à notre demande, un débat au Sénat et surtout au Parlement européen.
QUESTION : Mais vont-ils appuyer votre proposition au sein de la commission des affaires étrangères ?
François BAYROU (Réponse) :Nous sommes sans illusions : le gouvernement fera tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher un vote de l'Assemblée. Et comme il est maître de l'ordre du jour, il en a les moyens. C'est parfaitement anormal, et cela démontre, si besoin était, l'état d'abaissement du Parlement dans nos institutions.
QUESTION : Le premier ministre turc, Tayyip Erdogan, a-t-il raison de refuser que l'adhésion de son pays soit soumise à un référendum en France à l'issue du processus, comme l'a promis Jacques Chirac ?
François BAYROU (Réponse) : La perspective de demander au seul peuple français d'approuver ou de refuser un accord qui, au bout de dix ou quinze ans, sera évidemment acquis, me paraît totalement irréaliste. C'est mal poser le problème et cela reflète forcément le fond de la pensée de Jacques Chirac sur le projet européen. Je suis frappé de voir que tous les partisans de l'adhésion turque sont aussi les promoteurs d'une Europe à plusieurs cercles, en contradiction avec l'Europe fédérale ou communautaire que le traité veut créer. Tout se passe comme si le président de la République souhaitait une Europe des Etats, dans laquelle les décisions seraient prises entre diplomates, et qu'importent les opinions publiques ! Cette vision est à la fois dangereuse et erronée. L'Europe va vers la démocratie et ce mouvement est irrésistible, comme vient de le démontrer la démission forcée de la commission Barroso. Pour la première fois la légitimité des peuples s'est exprimée face à la légitimité des Etats. Il est particulièrement anachronique de refuser la libre expression en France sur un sujet aussi capital que la Turquie au moment où un équilibre démocratique s'installe enfin au niveau européen.
Propos recueillis par Judith Waintraub
(Source http://www.udf.org, le 29 octobre 2004)