Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, à Europe 1 le 1er décembre 2003, sur l'Initiative de paix de Genève entre Israéliens et Palestiniens, l'Irak et le terrorisme, la grève au Ministère des affaires étrangères et la crise politique en Côte-d'Ivoire.

Prononcé le 1er décembre 2003

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - Bonsoir, vous le savez, la France essaie de parler d'une manière forte et pertinente dans le monde, le moins que l'on puisse dire, c'est que l'actualité de ce soir ne manque pas de points d'accroches, avec Genève, l'Irak, le budget, la grève qui concerne le ministère des Affaires étrangères et la Côte d'Ivoire.
Dominique de Villepin, merci d'être avec nous, nous allons directement à l'essentiel en commençant par ce qui se passe à Genève.
Nous en avons parlé longuement dans le journal avec cette phrase de Jimmy Carter, jamais, finalement, cet accord, non officieux, rejeté par Sharon et regardé du bout des yeux par Yasser Arafat, M. Carter pense que "jamais une initiative de paix n'a été aussi concrète" d'une certaine manière.
R - C'est tout à fait exact, c'est bien la marque de la mobilisation des sociétés civiles à la fois en Israël et en Palestine et c'est la raison pour laquelle, je crois, il faut se mobiliser, appuyer ces efforts. Il est très important que les citoyens des deux pays puissent fixer un nouvel horizon et nous pensons que cet accord de Genève s'inscrit parfaitement dans la continuité, dans la logique de ce qu'a fait la communauté internationale à travers la Feuille de route.
Il y a d'un côté, la Feuille de route qui fixe en quelque sorte un calendrier, les grandes étapes pour avancer vers la paix, et d'un autre côté, cet accord de Genève qui montre comment on peut s'entendre entre Israéliens et Palestiniens sur les grandes questions, les questions les plus difficiles, Jérusalem, le droit au retour des Palestiniens. Il y a la possibilité d'un accord.
Q - Comment faire que cet accord de Genève, soutenu par les intellectuels, inventé par deux anciens ministres, un Israélien et un Palestinien, comment faire pour que cet accord devienne celui des gouvernements ?
R - Il faut que les gouvernements se mobilisent ensemble, au premier chef bien sûr, les Palestiniens et les Israéliens. Il y a quelques bonnes nouvelles depuis quelques semaines. D'abord, la formation d'un gouvernement palestinien, il y a désormais un interlocuteur de ce côté, et aussi, la baisse des violences qui est sensible depuis quelques semaines, la perspective de rencontres nouvelles entre les dirigeants palestiniens et israéliens. Bien sûr, cela doit s'accompagner de la mobilisation de toute la communauté internationale. Les Etats-Unis sont revenus dans le jeu depuis les rencontres d'Aqaba, il faut aller plus loin. Chacun doit prendre sa responsabilité, je pense tout particulièrement aux Européens qui ont une grande responsabilité dans cette région. Ils sont directement concernés par les enjeux et il est donc important que nous puissions travailler ensemble, à travers de grandes initiatives. La France a proposé une conférence internationale, elle a proposé le déploiement de forces sur le terrain, nous pensons qu'il faut inscrire notre volonté par des actions concrètes et avec l'appui, bien évidemment, des peuples des deux côtés.
Q - Cet accord, il faut le préciser, est un accord, j'allais presque dire, kilomètre par kilomètre, qui prévoit l'évacuation de la Cisjordanie, le partage de la souveraineté de Jérusalem tandis que les Palestiniens renonceraient, de facto, au retour en Israël de 3.800.000 réfugiés. Avez-vous le sentiment que l'on est ce soir, face à un tournant ou est-ce une affaire qui sera sans lendemain ?
R - Nous voulons espérer. Vous savez, toute l'histoire de cette région est marquée d'ouvertures et de déconvenues. C'est pour cela qu'il faut inscrire nos efforts dans la volonté et dans la durée. La nouveauté, c'est effectivement, la capacité qu'ont eue, à la fois les négociateurs palestiniens et israéliens à traiter les questions les plus délicates, les plus difficiles, les vraies questions de fond, celles qu'en général, on réserve pour plus tard - c'est ce qu'avait d'ailleurs fait la Feuille de route - et par ailleurs, d'aller très concrètement, sur le terrain, pour prévoir, comme vous l'avez dit, kilomètre par kilomètre, les modalités de l'accord concrètement, par un phénomène d'ailleurs original de compensations où l'on cherche, de part et d'autre, à voir comment l'on pourrait trouver le meilleur des accords possibles, le plus équilibré possible.
Q - S'il y a une accalmie du côté d'Israël et de la Palestine, en revanche, on est en pleine poudrière, on sort d'un week-end tragique en Irak avec une intensification de la répression du côté des Américains, des attaques qui se multiplient, plus d'une cinquantaine de morts ce week-end, comment en sortir, est-ce vraiment possible ?
R - Nous voulons l'espérer. D'abord parce qu'il n'y a jamais de fatalité à la violence même si, vous avez tout à fait raison de le rappeler, elle s'est considérablement accrue, à la fois avec la multiplication des attentats et des opérations de guérillas contre les forces. Personne n'est épargné, ce sont toutes les nationalités, civils et militaires sans distinction, qui sont touchées. Je crois que la responsabilité de la communauté internationale est en cause, il y a un véritable risque.
Q - La communauté internationale ou les Américains ?
R - Bien sûr, au premier chef les forces de la coalition, ceux qui sont sur le terrain. Mais, mesurons bien la portée des choses, il y a un risque de déstabilisation encore davantage de l'ensemble de la région, il y a aussi le risque de voir ce terrorisme s'étendre. C'est bien pour cela qu'il faut agir, alors que faire ?
La première chose, je crois, c'est d'essayer de gagner la course de vitesse contre le terrorisme, en favorisant le transfert de pouvoir aux Irakiens, transfert de souveraineté dans un premier temps et puis transfert de responsabilités.
Q - Mais pour l'instant, on n'y arrive pas, Monsieur de Villepin, on en parle, on le suggère, et c'est tout ?
R - Les Américains ont retenu l'idée d'un transfert sur sept mois. Notre conviction est que sept mois, c'est très long, on ne peut pas accepter ni se satisfaire d'un vide politique durant toute cette période, on voit bien l'urgence qui existe. Notre sentiment donc est qu'il faut, le plus rapidement possible, en liaison avec les responsables irakiens qui existent au Conseil intérimaire, au Conseil des ministres, avancer dans ce sens. Il faut donc mettre les "bouchées doubles". Parallèlement, il faut associer tous les pays de la région. La mobilisation des Etats de la région, des pays voisins est encore très insuffisante. Il faut qu'ils soient partie prenante d'une solution politique parce que les laisser de côté, les laisser spectateurs, c'est bien évidemment ne pas se donner toutes les chances que peut permettre la mobilisation. En particulier on voit bien que la porosité des frontières de l'actuel Irak peut encourager les menées de toutes sortes de groupes d'activistes, de terroristes. Il faut donc que l'ensemble des pays voisins soit mobilisé et il faut que les Nations unies puissent revenir dans le jeu et évidemment, pour cela, les choses doivent être faites dans l'ordre : le retour de la souveraineté, l'association de tous les pays de la région et un rôle plein donné aussi aux Nations unies. Donc, il faut véritablement confirmer et aller dans le sens de la nouvelle approche telle qu'elle s'est dessinée et sans doute y aller beaucoup plus vite car je crains qu'effectivement il y ait une course de vitesse entre le terrorisme et la communauté internationale.
Q - Une question précise, puisque vous venez de prononcer le mot "terrorisme", y a-t-il des menaces actuellement sur la France ? Les Britanniques font très attention, les Espagnols ont été victimes, on le sait, hier, de plusieurs morts des services secrets sur place, des précautions sont prises en Espagne. En France, ce soir, y a-t-il une situation plus tendue qu'elle ne l'était ces derniers temps ?
R - Personne ne peut se considérer à l'écart et bien évidemment, nous devons continuer d'être parfaitement mobilisés face au terrorisme. Ce terrorisme change de nature, c'est aujourd'hui une nébuleuse, une série de groupuscules, de très diverses origines. Nous devons donc faire extraordinairement attention à chacun des risques qui existe, risques liés à l'action de certains groupes qui peuvent être des groupes nationalistes, risques liés à des groupes terroristes plus professionnels qui, tous, sont aujourd'hui mobilisés dans cette bataille, mais qui privilégient bien évidemment les crises actuelles de la scène internationale. Nous le voyons au Proche-Orient.
Q - Et la France pourrait ne pas être épargnée ?
R - La France fait partie des pays qui pourraient être visés. Donc, comme tous les pays occidentaux, nous devons redoubler d'attention.
Q - Avez-vous le sentiment que tout cela est "managé" de l'intérieur par un Saddam Hussein que l'on ne retrouve pas ou est-ce qu'il s'agit d'une nébuleuse, mélangeant à la fois les baathistes, Al Qaïda ?Quelle est votre conviction ?
R - Ma conviction est que nous assistons aujourd'hui à la conjonction de groupes opportunistes. Il y a bien évidemment des groupes nationalistes, des groupes islamistes, il y a aussi des groupes terroristes internationaux, mais tout ceci s'additionne. Je ne crois pas qu'il y ait une seule tête pensante qui déploie aujourd'hui une stratégie. Bien évidemment, toutes les crises facilitent l'action de ces groupes parce qu'elles ont là l'occasion, sur des terrains propices, de jouer des humiliations, du ressentiment, de la volonté de rejet, on le voit en Irak vis-à-vis des forces de la coalition. Donc, la grande urgence est de régler ces crises, c'est d'apporter des réponses à ces situations internationales difficiles, c'est la meilleure façon de répondre au terrorisme. Il n'y a pas de raccourci. Faire la paix, aller dans le sens de réponses données au sentiment d'injustice qui existe sur la scène internationale, voilà les urgences aujourd'hui.
Q - Vous défendez actuellement au Sénat le budget du ministère des Affaires étrangères, d'ailleurs, merci d'être présent pour les auditeurs d'"Europe 1" qui discuteront tout à l'heure de toutes ces situations et de tous ces événements avec Michel Field. Nous sommes face à une grève sans précédent pour la diplomatie française aujourd'hui, quel est son impact ? Empêche-t-elle le Quai d'Orsay, la diplomatie française de fonctionner ? Et quand même, c'est une grève sans précédent au quai d'Orsay, que faut-il en penser ?
R - Tout simplement que nous sommes confrontés aujourd'hui à des situations budgétaires extrêmement difficiles, ceci a des répercussions bien sûr sur notre outil diplomatique. Compte tenu des estimations que nous avons faites, il y a la moitié de nos agents à l'étranger qui sont en grève, un tiers à Paris, il y a à peu près un quart des agents à Nantes où il y a aussi une forte présence du ministère des Affaires étrangères, mais il faut noter que nombre de ces agents, en dépit de la grève et bien que se déclarant en grève, continuent d'assurer leur service. Un tiers des agents en grève effectuent leur service aujourd'hui.
Q - Mais, de manière générale, cela ne vous aide-t-il pas à obtenir de Bercy un meilleur budget que 1,25 % de celui de l'Etat ?
R - Je crois que c'est d'abord l'expression d'une très forte inquiétude, c'est la marque d'une volonté de l'ensemble des fonctionnaires de ce ministère de pouvoir travailler dans de bonnes conditions. Il faut donc continuer à réformer ce que nous avons entrepris.
Q - Vous êtes un ministre avec les grévistes finalement ?
R - Non, aucun ministre ne se réjouit d'avoir une grève, ce que nous voulons nous, c'est véritablement pouvoir donner le meilleur de nous-mêmes et ce que je sais, c'est que tous les agents de ce ministère, sans exception, participent de la volonté de ce ministère de servir les Français, de servir l'ambition des Français et c'est pour cela aujourd'hui qu'ils veulent véritablement dire et exprimer leur inquiétude.
Nous allons donc continuer à moderniser ce ministère. Nous souhaitons que la cohérence globale de notre action extérieure puisse être maximisée. Il y a aujourd'hui, dans les crédits de l'Etat, un peu moins de la moitié qui est gérée par le ministère des Affaires étrangères. Nous souhaitons donc que la même cohérence, que la même exigence soit appliquée à l'ensemble des ministères et c'est pour cela que nous demandons une mission "action extérieure de l'Etat" qui assure cette rationalisation.
Je suis convaincu qu'aujourd'hui nous allons trouver des solutions. Je peux dire que le président de la République, le Premier ministre comprennent bien la situation qui est la nôtre. Il y a véritablement aujourd'hui la volonté de préserver cette capacité diplomatique, chacun des Français voit à quel point ce ministère, ses diplomates ont permis à la France de maximiser notre rôle à travers le monde tout au long des crises des derniers mois.
Q - Et la Côte d'Ivoire, malheureusement très brièvement, à quoi joue le président Gbagbo ?
R - Eh bien, nous avons assisté depuis maintenant plusieurs semaines à une multiplication d'initiatives diplomatiques pour donner tout leur sens aux efforts de paix en Côte d'Ivoire. Il y a les rencontres d'Accra, les rencontres de Libreville où j'ai moi-même rencontré le président.
Q - Mais, ce matin, c'était les grenades contre les forces françaises et les Français dehors ?
R - Il y a des tensions sur le terrain qui marquent bien les inquiétudes qui peuvent exister de la part d'un certain nombre de groupes. Notre volonté est d'encourager la dynamique de réconciliation, faire en sorte que les forces des mouvements dits rebelles puissent revenir au gouvernement, que la réforme puisse être continuée. Le président Gbagbo s'est engagé à aller jusqu'au bout du processus de Marcoussis en examinant les textes d'application de Marcoussis.
Q - Mais ne joue-t-il pas contre vous en sous-main?
R - Prenons la mesure d'une situation qui est difficile et qui demande, de la part de la France, tous les efforts pour rassembler et réconcilier. Et c'est bien sur ce terrain-là que nous voulons nous situer. Il y a des difficultés, il y a des tensions, nous croyons qu'il est important que chacun espère le meilleur pour la Côte d'Ivoire. C'est bien l'enjeu qui est le nôtre aujourd'hui, l'avenir de la Côte d'Ivoire, l'unité de la Côte d'Ivoire, la sécurité des Ivoiriens et de la région et c'est donc dans ce sens qu'il faut que tous, nous nous battions.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 décembre 2003)