Déclaration de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, sur les perspectives en matière de défense, notamment concernant la réflexion stratégique et la programmation militaire, au Sénat, le 27 novembre 2003.

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Circonstance : Clôture du colloque « La guerre du futur : analyse prospective sur l'avenir des conflits », au Sénat, le 27 novembre 2003

Texte intégral

Monsieur le président du groupe de prospective du Sénat,
Madame et Messieurs les sénateurs,
Mesdames et Messieurs,
Vous avez déjà traité tous les problèmes aujourd'hui et je m'interroge donc sur mon intervention. Il n'est pas question de conclure vos travaux, auxquels je n'ai pas assisté. Je me contenterais donc de vous donner mon analyse sur le sujet que vous avez choisi : " La guerre du futur ". Je remercie tout d'abord René Trégouët de m'avoir donné l'occasion de m'exprimer devant vous.
Réfléchir à la guerre du futur comme vous l'avez fait aujourd'hui, c'est l'une des constantes du ministère de la Défense, ou cela devrait l'être. C'est une réflexion que nous devons aux Français pour les protéger, et à nos soldats pour leur permettre d'agir. En effet, s'il est une leçon que l'Histoire nous a apprise parfois douloureusement, c'est bien la nécessité de toujours orienter notre réflexion stratégique et notre programmation militaire vers l'avenir.
Face aux menaces du monde actuel et dans un contexte stratégique instable, nous devons prendre notre part dans l'analyse et la mesure des défis qui se posent à nous et d'autre part, adapter résolument notre outil de défense aux besoins que créent ces défis.
Quels sont les nouveaux défis de sécurité ?
Nous vivons dans un monde dangereux. C'est une banalité de le dire. Les dangers viennent de plusieurs domaines dont certains sont très apparents aux yeux de tous nos concitoyens et d'autres, tout aussi menaçants, sont moins connus.
Le premier des dangers, celui qui mobilise l'attention et focalise les craintes, c'est le terrorisme, en particulier depuis le 11 septembre 2001, même si je rappelle que la France avait déjà connu cette forme particulière de terrorisme qu'est le terrorisme de masse à plusieurs reprises. N'oublions pas les attentats de 1986 et ceux de 1995 qui avaient largement précédé ceux de l'année 2001. N'oublions pas non plus la menace, avérée maintenant, qu'avait fait courir le détournement de l'avion d'Alger dont on avait su effectivement que le but était déjà de " le faire crasher " comme disent les aviateurs sur Paris.
Pour autant aujourd'hui, les formes médiatisées des attentats qui ont continué et qui nous ont touché aussi, je pense qu'à Karachi ou au Maroc, les craintes que suscitent l'utilisation par des terroristes de nouvelles armes et en particulier biologiques et chimiques, font de cette menace l'une des mieux connues.
Le deuxième danger, qui est lié à cette dernière menace, c'est la prolifération des armes de destruction massive. Les armes nucléaires bien entendu, mais pas seulement les armes nucléaires ; il existe aussi les nouveaux avatars de ces armes de destruction massive que sont le radiologique, le biologique et le chimique. C'est une autre réalité, dont les Français prennent petit à petit conscience, grâce aussi parfois à travers des propos médiatisés, et des crises majeures liées à la prolifération que le Moyen Orient, l'Asie du Sud-Est ou l'Extrême Orient ont tous traversé et traversent encore parfois.
Il y a peut-être aussi, avec une moindre prise de conscience des menaces que cela représente mais une réalité pour ceux qui les connaissent, les conflits régionaux, ces conflits que nous voyons s'enkyster pour certains tel ceux du Moyen Orient, que nous voyons se développer ou risquer de se développer pour d'autres en particulier ceux que l'Afrique risquent de connaître au cours des années qui viennent. Ces " guerres de demain " sont nouvelles dans leur forme ou non conventionnelles par rapport à nos images. Ce sont souvent des guerres sans ligne de front, sans distinction claire entre civils et militaires, sans adversaire en uniforme, face à des Etats impuissants ou qui ont failli.
Ce sont quelques-uns des défis qui sont des composantes intégrales de la guerre de demain. Nos armées, garantes de la sécurité nationale, garantes de la vie de nos concitoyens, doivent être en mesure d'y répondre.
L'Etat a en effet pour première responsabilité et je dis bien, première responsabilité, la sécurité du territoire et de nos concitoyens. Ce qui veut dire, nous protéger ici, mais ce qui veut dire aussi être à même de protéger nos concitoyens lorsqu'ils se trouvent pris dans un conflit qui se situe à l'extérieur, être à même aussi de protéger nos intérêts et de protéger nos principes.
L'Etat a également le devoir de participer aux actions décidées par la communauté internationale pour mettre fin à un certain nombre de conflits, soit pour les prévenir dans d'autres cas.
Face à cette obligation, quels sont nos principes d'action ?
Notre stratégie s'articule autour de quatre principes qui sont valables demain, comme ils le sont aujourd'hui.
La dissuasion tout d'abord. Je sais qu'elle crée parfois quelques polémiques. Je réaffirme que, loin d'être la ligne Maginot du 21ème siècle, la dissuasion demeure encore notre garantie fondamentale contre toute menace pesant sur nos intérêts vitaux, que cette menace vienne de puissances majeures ou, et ce qui est aujourd'hui le plus inquiétant, d'Etats au régime que je qualifierais d'incertain et qui se dotent de plus en plus d'armes de destruction massive. A l'heure où un certain nombre de ces pays se sont dotés, ou cherchent à se doter d'armes nucléaires, la dissuasion demeure l'ultime rempart. C'est la raison pour laquelle la dissuasion est au coeur de notre autonomie stratégique.
Le deuxième principe de notre action, c'est la prévention. Lorsqu'elle est efficace, la prévention, adossée à la diplomatie, permet de prévenir et de stabiliser le développement des crises. Elle permet de nous protéger. Depuis quelque temps déjà, la projection et l'action jouent un rôle déterminant dans notre action qui est en partie préventive, mais aussi dans la définition de notre modèle d'armée. Face aux nouveaux risques, nos forces doivent être à même d'agir rapidement et efficacement, seules ou en coalition, là où se trouve le risque, c'est-à-dire loin du territoire national. Ce qui, j'y reviendrais, implique que nous ayons des capacités adaptées pour permettre aujourd'hui et encore plus demain de mener ces actions.
Le troisième principe, la protection, revêt une importance accrue : c'est la protection de nos populations et c'est aussi la protection de nos militaires. Elle prend diverses formes, à la fois des protections personnelles notamment dans le cadre du NRBC, mais également des éléments plus généraux et je dirais peut-être plus classiques qui sont celles de la protection contre d'éventuelles invasions, avec notamment la protection de nos approches maritimes et aériennes.
Voilà en ce qui concerne les principes, mais il est important d'ajouter que ces principes s'inscrivent eux-mêmes dans une stratégie qui est, elle, par définition inscrite dans un cadre international.
Notre action, nous ne la concevons que dans les cadres suivants :
Le cadre de l'ONU tout d'abord, qui est à nos yeux le fondement non seulement de la légalité internationale, mais je dirais aussi de la légitimité de l'action.
L'OTAN ensuite qui nous a préservés pendant un demi-siècle, et qui reste le lieu privilégié de la coopération transatlantique.
Et l'Union européenne, qui est le cadre naturel de nos solidarités économiques et politiques et qui est en train de devenir concrètement le cadre de nos solidarités en matière sécuritaire et de défense. C'est la raison pour laquelle, afin de donner à l'Europe la crédibilité de ses ambitions et faire en sorte que de puissance économique, elle devienne puissance politique, crédible, et capable de mettre en oeuvre concrètement ces principes, nous voulons la doter des capacités militaires, technologiques et industrielles qui lui confèrent ce rôle et ce rang de puissance européenne.
Je me réjouis d'ailleurs de voir qu'un nombre croissant de pays se rallient à nos vues ; des pays qui étaient au " départ " de l'Europe, mais également aujourd'hui et même si certains disent encore le contraire, les pays nouveaux adhérents à l'Europe. Après avoir longtemps marqué une préférence pour l'OTAN et les Etats-Unis, mais parce qu'il n'y avait rien d'autre pour les protéger, ils se rendent compte aujourd'hui que l'Europe de la défense est en train de se créer et que pour eux, l'avenir, c'est la participation en même temps que la protection de l'Europe de la défense.
A cet égard, le sommet franco-britannique de Londres, le 24 novembre dernier, a constitué une nouvelle étape dans le renforcement de ce processus, après que les deux opérations, en Macédoine et en République démocratique du Congo, aient montré aux yeux de l'opinion publique et de tous les incrédules, que l'Union européenne était pour la première fois, à même de mener une opération autonome.
Mais s'il s'agit là d'ambition politique et de principe d'action dans le futur, ces opérations ne peuvent avoir de réalité tangible si elles ne s'accompagnent pas des moyens nécessaires à leur mise en oeuvre.
Je sais qu'aujourd'hui, vous avez abordé dans le détail l'ensemble de ces questions. C'est la raison pour laquelle, je me contenterai de rappeler un certain nombre des points que vous avez noté.
Pour préparer l'avenir, il est important de se projeter et aussi de prendre dès aujourd'hui, les moyens très concrets et très matériels pour en faire une réalité pour demain. C'est bien l'objectif des lois de programmation militaire. Elles marquent aujourd'hui la volonté de se donner les moyens concrets permettant d'agir demain dans ces guerres du futur. La loi de programmation militaire, votée par l'Assemblée nationale et le Sénat, a d'abord eu pour objectif de redresser une situation marquée par les insuffisances passées, qui affaiblissaient nos armées et qui surtout les empêchaient de se projeter de façon délibérée et concrète dans l'avenir.
Aujourd'hui, tout en essayant de rectifier le tir, notamment en matière d'opérationnalité des matériels aujourd'hui existants, appelés à durer encore un certain temps, nous finançons maintenant les matériels qui rentreront en service demain et qui seront, en ce qui concerne ceux que nous commençons à commander aujourd'hui, encore en service pour certains d'entre eux dans 25 ou 30 ans. C'est donc bien aujourd'hui que nous nous donnons les moyens qui nous permettront d'affronter les défis de demain. Et aujourd'hui, nous devons choisir des matériels qui seront aptes à mener la guerre du futur.
D'ores et déjà, cinq domaines font l'objet de nos efforts. La dissuasion, j'en ai déjà parlé et je vous ai dit qu'elles étaient mes convictions, qui sont celles du gouvernement et qui correspondent aux choix qui ont été faits, et rappelés par le Président de la République en juin 2001. Je n'insisterais donc pas.
Nous portons également une attention particulière au domaine du renseignement et de la communication dont l'importance est unanimement reconnue dans la lutte contre les nouvelles menaces. Le renseignement humain, le renseignement matériel aussi, avec ce juste équilibre qui parfois a semblé faire défaut à certains de nos puissants alliés.
C'est ensuite l'acquisition de moyens supplémentaires de frappes de précision à distance grâce au couple de l'avion multirôles, du missile de croisière SCALP et des autres munitions de précisions. Les conflits récents en ont montré en effet toute la pertinence. Il est évident que nous en aurons besoin, et demain de plus en plus.
La modernisation de nos capacités de projection des forces est également un élément incontournable puisque l'examen des défis du futur impliquera souvent cette capacité de projection.
La protection active et passive des forces déployées est également un élément sur lequel nous insistons face à la prolifération que nous détectons comme un des risques du futur.
Il est indispensable de consacrer des efforts à la fois à la défense anti-missile, mais également à l'autoprotection des troupes dans un environnement NBC.
Voilà en ce qui concerne les actions que nous menons pour nous doter, dès maintenant, d'outils qui vont nous être utiles dans les 20 ou 30 ans qui viennent.
Mais il faut aller encore au-delà. Pour préparer le futur, nous avons besoin de nous projeter plus loin. De ce point de vue, les instruments dont nous disposons sont notamment juridiques, dans le cadre du plan prospectif à 30 ans qui associe les états-majors, la DGA et la DAS, et qui doivent prendre en compte d'une façon toujours actualisée à la fois les doctrines et les concepts militaires.
Cela implique aussi de consacrer les crédits nécessaires pour cette préparation d'un futur à un terme dépassant les actuels programmes. C'est la raison pour laquelle le budget 2004 du ministère consacre 1,2 milliard d'euros à la recherche et à la technologie.
J'entends souvent les critiques sur les insuffisances de ces crédits de recherche. Je ferai simplement remarquer que ces crédits représentent 25 % du total des crédits recherche-développement des entreprises dans notre pays, et que l'addition des crédits " recherche et développement " de la Grande Bretagne et de la France - qui, cette année, rattrape le retard qu'elle avait pris au cours des dernières années sur les Britanniques - représente 80 % de l'ensemble des crédits " recherche et développement " de l'Europe. Ces crédits, qui sont ce qu'ils sont, et dont je voulais souligner l'importance par rapport à certaines critiques, vont se traduire dans la mise en oeuvre de notre politique de recours aux démonstrateurs technologiques.
Nous entendons en effet développer cette politique à travers notamment les drones de combat - pour un programme de démonstrateur que j'ai annoncé au moment du salon du Bourget -, pour les satellites d'écoute et pour le radar de défense aérienne élargie. Mais c'est aussi dans le domaine des technologies spatiales que j'entends proposer au gouvernement d'engager une politique très volontariste.
Aujourd'hui, nous avons d'ores et déjà dans la loi de programmation militaire, un certain nombre d'éléments nous permettant d'exister au niveau d'une politique spatiale. Pour autant, j'ai bien conscience que cela n'est pas suffisant aujourd'hui pour prendre en compte l'ensemble des développements menés par un certain nombre de pays.
J'ai donc commandé un certain nombre d'études ; les unes propres au ministère de la Défense, les autres en liaison avec le ministère de la Recherche, pour que nous puissions, dans les mois qui viennent, élaborer une véritable politique qui pourra se traduire sur le plan législatif et sur le plan financier permettant de mettre la France dans ce domaine, comme dans les autres, au niveau technologique correspondant à ses ambitions.
J'ai aussi conscience que ce n'est pas la France seule qui peut agir dans un domaine comme celui-ci. Une telle ambition suppose donc de lancer de nouvelles coopérations avec nos partenaires européens. Nous prenons donc conscience que la réponse aux guerres éventuelles du futur et aux défis du futur en matière militaire, implique d'être unis et implique une volonté européenne. Le développement technologique et industriel doit, plus que jamais, s'inscrire dans le cadre européen. Il implique notamment de coordonner la politique de recherche au niveau européen. Il implique de maîtriser les dépendances technologiques, de les identifier et de les maîtriser. Il implique de promouvoir des entreprises performantes et compétitives. Tout ceci suppose, en amont, un travail d'harmonisation des vues que nous avons sur les besoins militaires et sur les programmes.
La prise de conscience est générale et c'est ce qui nous a conduit, il y a quelques jours avec mes collègues européens, à lancer officiellement l'Agence européenne de l'armement et de défense. Elle verra le jour au printemps 2004. Il ne s'agit donc pas de perspective lointaine, mais d'une volonté d'action qui va se concrétiser dans les tous prochains mois.
L'Agence aura pour but de coordonner les travaux jusque-là dispersés et qui concernent la définition des capacités militaires futures et l'harmonisation des besoins opérationnels qui concernent les nouveaux programmes d'armement. De ce point de vue, voici ce que nous avons déjà fait depuis 18 mois avec le lancement des programmes communs de l'A400M, de METEOR, du NH90 et du TIGRE.
Tout ceci est très encourageant, parce que certains manifestent d'ores et déjà une volonté d'agir en commun pour avoir des programmes similaires.
Cela concernera aussi la recherche dans le domaine de la défense. Cela figure dans le nom même de cette agence : l'organisation du marché européen de l'armement. Il nous faut aussi encourager le dynamisme de nos industries de défense pour les maintenir dans le peloton de tête au niveau mondial. Ceci implique qu'elles restent performantes au niveau de la recherche et notamment de la recherche technologique.
Une Europe forte au plan technologique et industriel est dans notre intérêt politique, économique et également social puisque cela se traduira aussi en terme d'emploi.
Ce sont les quelques pistes que je voulais lancer en ayant conscience que j'ai probablement du reprendre un certain nombre de choses qui ont déjà été dites aujourd'hui.
Le seul avantage de ma position, c'est que ce que je dis est un engagement.
Nos armées ont amplement démontré qu'elles avaient la capacité de s'adapter et de s'adapter rapidement à un monde mouvant.
Je crois que les suspecter comme j'ai pu le lire ici ou là, de préparer aujourd'hui une guerre d'hier, relève du dénigrement systématique dont certains ont fait leur fonds de commerce. Ce n'est pas mon analyse, et ce n'est pas mon attitude.
Je crois qu'au contraire, les succès qui ont été remportés et qui ont été salués par nos alliés les plus performants sont des succès de nos militaires dont chacun de nos citoyens peut-être fier.
Je vous remercie.
'Source http://www.defense.gouv.fr, le 16 décembre 2003)