Texte intégral
Mon cher Jean-Louis, Mesdames, Messieurs, chers amis,
Il n'est pas fréquent que la République décerne la plus haute de ses distinctions à un alchimiste.
C'est pourtant le cas aujourd'hui et c'est même à un grand alchimiste républicain, un magicien des territoires que cette médaille est destinée. En moins de 20 ans, le village de Marciac, qui semblait promis, malgré sa beauté, au dépeuplement, est devenu un site majeur, un des pôles culturels de la région Midi-Pyrénées, une référence musicale dans le monde. Chaque année, des dizaines de milliers de personnes convergent ici, et s'empressent dans ces rues, sur ces places. Que s'est-il donc passé ? Quelles forces telluriques, surnaturelles, se sont ainsi déployées ?
Il se trouve que quelques éléments de réponse sont ici rassemblés. Je dois à la vérité, Monsieur le maire, de les rendre publics ? Cette volonté qui a fait le Marciac d'aujourd'hui, c'est tout particulièrement la tienne. Je pourrais bien sûr, Jean- Louis Guilhaumon, parler d'Oran, de l'Algérie, de 1948. Je ne parlerai que du Gers. Tout commence à la fin des années 70, par un assez extraordinaire concours de circonstances. A cette époque, il est question de fermer le collège de Marciac. Le nombre des élèves baisse. Sans qu'il y ait de rapport avec ce qui précède, tu y enseignes l'anglais. Avec le principal du collège Gérard Toulouse, vous décidez de vous battre contre cette fermeture annoncée. Vous n'êtes pas du genre à renoncer. C'est votre enthousiasme qui va changer la donne. Militant laïque, vous avez fondé un foyer des jeunes et d'Education populaire où sont proposées des activités comme la photo ou la randonnée. Fervent amateur de jazz, vous vivez cette musique comme une passion, une fête aussi. A partir de ces deux engagements, le raisonnement devient simple, même si l'exécution est ardue : pourquoi ne pas initier les enfants aux rythmes de New-York et de la Nouvelle-Orléans ? Pourquoi ne pas associer salles de classes et partitions ? Utopie ? Oui ! Les utopies d'hier sont les réalités d'aujourd'hui. Avant même que ne germe l'idée d'un festival, résonnent déjà de premiers accords qui s'évadent des fenêtres du collège. Le piano, le trombone, la trompette, la clarinette envahissent les rues du village. Baudelaire a écrit " la musique creuse le ciel ". A Marciac, ces quelques notes nées sous les doigts des enfants s'apprêtent à peupler pour longtemps le ciel étoilé du Gers.
Cette première étape accomplie, tout restait cependant à faire. Les contes de fées ont besoin de génies bienveillants. Pour vous, ce seront notamment André Muller, jeune retraité qui s'est installé dans cette belle région, et un voisin, Bill Coleman. Le premier est l'ancien directeur du festival de jazz traditionnel de Saint-Leu, le second est un des plus grands musiciens de jazz du monde, qui aime à résider dans le Gers avec son épouse Lilly. Tous deux vont se prêter au jeu. Je reprendrai un terme qui vous est familier. Vous allez faire un formidable " b_uf ".
En 1978, le premier concert organisé pour le foyer a pour vedette Claude Luter. Coup d'essai. Coup de maître. L'année suivante, grâce à Bill Coleman, ce sont le Golden Gate Quartet et l'orchestre de Marc Lafférière, qui font résonner leurs sonorités. Bill Coleman devient alors le président d'honneur de ce que tout le monde appelle déjà " le festival de Marciac ". Ni vous ni personne sans doute n'imaginait l'ampleur de ce qui allait suivre.
Parce que votre collège, dont vous deviendrez le principal en 1982, reste menacé de fermeture, vous avez en effet l'idée extraordinaire de transformer la réussite musicale ponctuelle et amicale de ce rendez-vous du jazz en projet pédagogique. Vous faites le pari de maintenir le collège grâce à un projet d'établissement sans précédent : créer une section de jazz pour les classes de 6ème à 3ème. Deuxième miracle : le ministère vous suit dans ce projet ! Avec l'appui de votre inspecteur d'académie, vous inondez la région de tracts expliquant à des parents éberlués votre foi en un collège pas comme les autres, où la musique et l'éducation iraient, pardonnez-moi ce mot... de concert.
Ce n'est pas un succès, c'est une tornade. Vous recevez assez de réponses pour pouvoir choisir. Et tout s'enchaîne : bientôt un internat est ouvert. Il compte actuellement plus de 200 élèves. Le collège est sauvé. Cela devrait suffire à vous assurer la reconnaissance de chacun et le sentiment du travail accompli. Mais non !
Le vent qui gonfle les voiles - mais qui ne fait pas enfler votre tête - fait aller plus loin le bateau. L'océan est toujours à traverser. Le festival, qui prend de l'ampleur, suscite un vif intérêt outre-Atlantique. Le festival d'Aspen, dans le Colorado, s'en inspire. Vous ralliez des disciples, des émules. Plus de 100 000 personnes, à chaque fois, ces dernières années, hébergées en partie chez les habitants de Marciac et des villages alentour, vont affluer ici. L'adhésion massive des habitants se renouvelle, s'accroît. Quant au public, qui compte une bonne proportion d'habitants de la région, il est enchanté. L'ambiance - je puis en témoigner pour être un fidèle du festival - est unique, chaleureuse, conviviale. Le chapiteau de plus de 5 000 places est en général comble. Rarement, pour ne pas dire jamais, la tempête extérieure. La seule tempête, celle de la musique et du talent, est à l'intérieur. Les concerts, celui de Stan Getz, Gerry Mulligan, Stéphane Grapelli, Herbie Hancock, Sonny Rollins ou Michel Petrucciani pour ne citer que quelques uns, resteront dans les mémoires comme des moments exceptionnels.
Le résultat est que, ce n'est pas le moindre de vos mérites, vous avez su concilier l'essor international du festival avec un vrai souci de développement local. Est-ce pourquoi vous êtes le maire de Marciac depuis 1995 ? Pas seulement. Je crois cependant que chacun vous est pleinement reconnaissant d'avoir évité, à ces 1200 femmes et hommes qui en sont l'âme et la vie, le piège d'un village qui s'étourdirait dans la fièvre estivale de quelques semaines de manifestations culturelles pour retomber dans le silence de l'hiver.
Au contraire, votre festival est un des mieux enracinés dans sa terre et parmi la population qui l'accueille. Le secret, c'est peut être que rien ici n'est plaqué ni artificiel. Tout est partagé, authentique, fraternel. Les sessions d'automne, d'hiver et de printemps assurent la continuité, tandis qu'un parcours éducatif est en permanence offert aux visiteurs avec le musée des " Territoires du Jazz ", l'école de Jazz, la salle de cinéma qui programme des films sur le jazz, les ateliers de jazz et les master classes de jazz. Bref, le jazz est partout : avant, pendant et après ce moment-phare de la première moitié d'août.
Cette oeuvre, c'est celle bien sûr de vos amis ici présents, des centaines de bénévoles que d'année en année vous avez su convaincre et enflammer, et auxquels va une partie de ce ruban républicain, mais c'est aussi d'abord la vôtre, Jean-Louis Guilhaumon. Il faut savoir entraîner, enthousiasmer. Se sacrifier aussi, je pense à la vie de famille, à votre épouse que j'associe chaleureusement à mes remerciements, à ces déplacements incessants pour choisir les artistes de la saison suivante. En plus de vingt ans, bien des routes vous étaient ouvertes. Vos qualités vous valaient des propositions de carrière dans l'Education nationale. Mais votre vocation était celle-ci. Ce ne serait pas seulement le jazz, pas seulement Marciac, pas seulement l'éducation des jeunes, mais les trois ensemble. Ce serait le jazz à Marciac, " Jazz in Marciac ", JIM, tout le jazz, avec tous ceux qui vivent à Marciac, et en pensant toujours aux plus jeunes, aux nouveaux venus.
La force de la musique donc, et, j'ajouterai, la grâce de l'amitié. Je crois que tous vos invités vous ont aimé. Qu'il s'agisse du regretté Guy Laffitte, ou de votre complicité avec Wynton Marsalis, qui vient tous les ans, et qui a créé bien des morceaux ici, en terre gersoise, en hommage à ce lieu que vous portez en vous et que nous vivons grâce à vous. Soyez remercié, Jean-Louis Guilhaumon, pour cette réussite sans équivalent. Ce mélange sans pareil de la musique, de la douceur et des paysages, des pierres, des senteurs et des notes, faisant de Marciac la capitale mondiale du jazz. Soyez remercié aujourd'hui pour votre énergie, votre dévouement, pour ce cap que vous conservez, sans compromis, pour tous ceux à qui vous avez fait aimer le jazz et la campagne gersoise. Soyez remercié en voisin pour toutes ces " lettres d'amour " à Marciac. Pour votre amour contagieux de la création, de la tolérance, de l'égalité, de la démocratie et du talent.
C'est pour toutes ces raisons, cher Jean-Louis Guilhaumon, que je suis particulièrement heureux de vous remettre aujourd'hui, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, les insignes de Chevalier de la Légion d'Honneur.
(Source http://www.assemblee-nationale.fr, le 29 février 2000)
Il n'est pas fréquent que la République décerne la plus haute de ses distinctions à un alchimiste.
C'est pourtant le cas aujourd'hui et c'est même à un grand alchimiste républicain, un magicien des territoires que cette médaille est destinée. En moins de 20 ans, le village de Marciac, qui semblait promis, malgré sa beauté, au dépeuplement, est devenu un site majeur, un des pôles culturels de la région Midi-Pyrénées, une référence musicale dans le monde. Chaque année, des dizaines de milliers de personnes convergent ici, et s'empressent dans ces rues, sur ces places. Que s'est-il donc passé ? Quelles forces telluriques, surnaturelles, se sont ainsi déployées ?
Il se trouve que quelques éléments de réponse sont ici rassemblés. Je dois à la vérité, Monsieur le maire, de les rendre publics ? Cette volonté qui a fait le Marciac d'aujourd'hui, c'est tout particulièrement la tienne. Je pourrais bien sûr, Jean- Louis Guilhaumon, parler d'Oran, de l'Algérie, de 1948. Je ne parlerai que du Gers. Tout commence à la fin des années 70, par un assez extraordinaire concours de circonstances. A cette époque, il est question de fermer le collège de Marciac. Le nombre des élèves baisse. Sans qu'il y ait de rapport avec ce qui précède, tu y enseignes l'anglais. Avec le principal du collège Gérard Toulouse, vous décidez de vous battre contre cette fermeture annoncée. Vous n'êtes pas du genre à renoncer. C'est votre enthousiasme qui va changer la donne. Militant laïque, vous avez fondé un foyer des jeunes et d'Education populaire où sont proposées des activités comme la photo ou la randonnée. Fervent amateur de jazz, vous vivez cette musique comme une passion, une fête aussi. A partir de ces deux engagements, le raisonnement devient simple, même si l'exécution est ardue : pourquoi ne pas initier les enfants aux rythmes de New-York et de la Nouvelle-Orléans ? Pourquoi ne pas associer salles de classes et partitions ? Utopie ? Oui ! Les utopies d'hier sont les réalités d'aujourd'hui. Avant même que ne germe l'idée d'un festival, résonnent déjà de premiers accords qui s'évadent des fenêtres du collège. Le piano, le trombone, la trompette, la clarinette envahissent les rues du village. Baudelaire a écrit " la musique creuse le ciel ". A Marciac, ces quelques notes nées sous les doigts des enfants s'apprêtent à peupler pour longtemps le ciel étoilé du Gers.
Cette première étape accomplie, tout restait cependant à faire. Les contes de fées ont besoin de génies bienveillants. Pour vous, ce seront notamment André Muller, jeune retraité qui s'est installé dans cette belle région, et un voisin, Bill Coleman. Le premier est l'ancien directeur du festival de jazz traditionnel de Saint-Leu, le second est un des plus grands musiciens de jazz du monde, qui aime à résider dans le Gers avec son épouse Lilly. Tous deux vont se prêter au jeu. Je reprendrai un terme qui vous est familier. Vous allez faire un formidable " b_uf ".
En 1978, le premier concert organisé pour le foyer a pour vedette Claude Luter. Coup d'essai. Coup de maître. L'année suivante, grâce à Bill Coleman, ce sont le Golden Gate Quartet et l'orchestre de Marc Lafférière, qui font résonner leurs sonorités. Bill Coleman devient alors le président d'honneur de ce que tout le monde appelle déjà " le festival de Marciac ". Ni vous ni personne sans doute n'imaginait l'ampleur de ce qui allait suivre.
Parce que votre collège, dont vous deviendrez le principal en 1982, reste menacé de fermeture, vous avez en effet l'idée extraordinaire de transformer la réussite musicale ponctuelle et amicale de ce rendez-vous du jazz en projet pédagogique. Vous faites le pari de maintenir le collège grâce à un projet d'établissement sans précédent : créer une section de jazz pour les classes de 6ème à 3ème. Deuxième miracle : le ministère vous suit dans ce projet ! Avec l'appui de votre inspecteur d'académie, vous inondez la région de tracts expliquant à des parents éberlués votre foi en un collège pas comme les autres, où la musique et l'éducation iraient, pardonnez-moi ce mot... de concert.
Ce n'est pas un succès, c'est une tornade. Vous recevez assez de réponses pour pouvoir choisir. Et tout s'enchaîne : bientôt un internat est ouvert. Il compte actuellement plus de 200 élèves. Le collège est sauvé. Cela devrait suffire à vous assurer la reconnaissance de chacun et le sentiment du travail accompli. Mais non !
Le vent qui gonfle les voiles - mais qui ne fait pas enfler votre tête - fait aller plus loin le bateau. L'océan est toujours à traverser. Le festival, qui prend de l'ampleur, suscite un vif intérêt outre-Atlantique. Le festival d'Aspen, dans le Colorado, s'en inspire. Vous ralliez des disciples, des émules. Plus de 100 000 personnes, à chaque fois, ces dernières années, hébergées en partie chez les habitants de Marciac et des villages alentour, vont affluer ici. L'adhésion massive des habitants se renouvelle, s'accroît. Quant au public, qui compte une bonne proportion d'habitants de la région, il est enchanté. L'ambiance - je puis en témoigner pour être un fidèle du festival - est unique, chaleureuse, conviviale. Le chapiteau de plus de 5 000 places est en général comble. Rarement, pour ne pas dire jamais, la tempête extérieure. La seule tempête, celle de la musique et du talent, est à l'intérieur. Les concerts, celui de Stan Getz, Gerry Mulligan, Stéphane Grapelli, Herbie Hancock, Sonny Rollins ou Michel Petrucciani pour ne citer que quelques uns, resteront dans les mémoires comme des moments exceptionnels.
Le résultat est que, ce n'est pas le moindre de vos mérites, vous avez su concilier l'essor international du festival avec un vrai souci de développement local. Est-ce pourquoi vous êtes le maire de Marciac depuis 1995 ? Pas seulement. Je crois cependant que chacun vous est pleinement reconnaissant d'avoir évité, à ces 1200 femmes et hommes qui en sont l'âme et la vie, le piège d'un village qui s'étourdirait dans la fièvre estivale de quelques semaines de manifestations culturelles pour retomber dans le silence de l'hiver.
Au contraire, votre festival est un des mieux enracinés dans sa terre et parmi la population qui l'accueille. Le secret, c'est peut être que rien ici n'est plaqué ni artificiel. Tout est partagé, authentique, fraternel. Les sessions d'automne, d'hiver et de printemps assurent la continuité, tandis qu'un parcours éducatif est en permanence offert aux visiteurs avec le musée des " Territoires du Jazz ", l'école de Jazz, la salle de cinéma qui programme des films sur le jazz, les ateliers de jazz et les master classes de jazz. Bref, le jazz est partout : avant, pendant et après ce moment-phare de la première moitié d'août.
Cette oeuvre, c'est celle bien sûr de vos amis ici présents, des centaines de bénévoles que d'année en année vous avez su convaincre et enflammer, et auxquels va une partie de ce ruban républicain, mais c'est aussi d'abord la vôtre, Jean-Louis Guilhaumon. Il faut savoir entraîner, enthousiasmer. Se sacrifier aussi, je pense à la vie de famille, à votre épouse que j'associe chaleureusement à mes remerciements, à ces déplacements incessants pour choisir les artistes de la saison suivante. En plus de vingt ans, bien des routes vous étaient ouvertes. Vos qualités vous valaient des propositions de carrière dans l'Education nationale. Mais votre vocation était celle-ci. Ce ne serait pas seulement le jazz, pas seulement Marciac, pas seulement l'éducation des jeunes, mais les trois ensemble. Ce serait le jazz à Marciac, " Jazz in Marciac ", JIM, tout le jazz, avec tous ceux qui vivent à Marciac, et en pensant toujours aux plus jeunes, aux nouveaux venus.
La force de la musique donc, et, j'ajouterai, la grâce de l'amitié. Je crois que tous vos invités vous ont aimé. Qu'il s'agisse du regretté Guy Laffitte, ou de votre complicité avec Wynton Marsalis, qui vient tous les ans, et qui a créé bien des morceaux ici, en terre gersoise, en hommage à ce lieu que vous portez en vous et que nous vivons grâce à vous. Soyez remercié, Jean-Louis Guilhaumon, pour cette réussite sans équivalent. Ce mélange sans pareil de la musique, de la douceur et des paysages, des pierres, des senteurs et des notes, faisant de Marciac la capitale mondiale du jazz. Soyez remercié aujourd'hui pour votre énergie, votre dévouement, pour ce cap que vous conservez, sans compromis, pour tous ceux à qui vous avez fait aimer le jazz et la campagne gersoise. Soyez remercié en voisin pour toutes ces " lettres d'amour " à Marciac. Pour votre amour contagieux de la création, de la tolérance, de l'égalité, de la démocratie et du talent.
C'est pour toutes ces raisons, cher Jean-Louis Guilhaumon, que je suis particulièrement heureux de vous remettre aujourd'hui, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, les insignes de Chevalier de la Légion d'Honneur.
(Source http://www.assemblee-nationale.fr, le 29 février 2000)