Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Je voudrais tout d'abord remercier Renaud Donnedieu de Vabres pour nous avoir permis, en nous accueillant si chaleureusement chez lui, ici à Tours, d'ouvrir le débat sur l'Europe et la Constitution. Merci aussi à France de Sagazan qui a été le talentueux chef d'orchestre de cette rencontre.
Les hasards heureux du calendrier ne vous auront pas échappé : cette réunion, prévue de longue date, intervient deux jours après la large victoire du "oui" au référendum socialiste sur la Constitution européenne. C'est une victoire pour la raison, une bonne nouvelle pour la France et pour l'Europe. Mais on aurait tort de croire que le débat qui a fait rage au sein du parti socialiste depuis cet été est clos pour autant. Le fait qu'une famille politique, convertie de longue date à l'Europe, signataire de tous les traités qui ont construit l'Europe, ait mis si gravement son identité en danger, est significatif d'une crise qui dépasse les querelles de personnes et les clivages politiques.
Car ce qui s'est passé ces derniers mois est extraordinairement paradoxal. Ce texte qui a déchaîné tant de passions n'est pas une révolution. Il s'inscrit à coup sûr dans une parfaite continuité avec les traités qui l'ont précédé. Le Parlement européen continue d'être renforcé, le champ de la majorité qualifiée continue d'être élargi, les instruments de la politique extérieure continuent d'être améliorés, le rôle du citoyen européen est encore affirmé. Et ce traité, loin d'être un aboutissement, n'est qu'une nouvelle étape dans l'histoire de la construction européenne.
Et pourtant, à l'occasion du débat sur la Constitution, ce sont parfois les fondements mêmes de l'Europe que l'on a vu remettre en cause. Je pense par exemple à l'étrange controverse opposant l'Europe sociale à l'Europe de la concurrence, comme si l'une interdisait l'autre, comme si la libre concurrence ne faisait pas partie des principes fondateurs du droit européen comme du droit français depuis la Révolution. Beaucoup de contre-vérités ont été formulées au cours de cette polémique. Mais on aurait tort de ne voir là que des gesticulations de politiques ambitieux. Si des propos aussi paradoxaux ont pu être pris au sérieux, c'est qu'ils ont fait écho parfois à des interrogations beaucoup plus profondes. Car ce qui est en cause aujourd'hui pour beaucoup de Français, c'est beaucoup moins la Constitution que l'Europe elle-même.
Nous devons nous rendre à l'évidence : il ne suffit plus aujourd'hui d'invoquer l'ardente obligation de l'Europe pour convaincre nos concitoyens. L'Europe va de moins en moins de soi.
Pendant longtemps, le projet européen était naturellement légitime pour beaucoup de Français parce qu'il s'agissait d'une idée française, et que l'Europe elle-même était incarnée par des Français, comme Jacques Delors à la tête de la Commission. Aujourd'hui, nos concitoyens assistent à un double mouvement qui les inquiète. L'Europe est de plus en plus intégrée, de plus en plus présente ; mais elle est aussi beaucoup plus nombreuse, au fil des élargissements successifs. D'où le sentiment, je crois, chez beaucoup de Français, que l'Europe leur échappe, qu'ils ne s'y reconnaissent plus. Avec un commissaire par État, les Français sont moins visibles à Bruxelles et les conceptions françaises, notamment celle de l'État providence, sont aussi plus débattues.
Dans ce contexte, la méthode communautaire inventée par Jean Monnet, celle des petits pas entre techniciens, du consensus entre initiés, est de moins en moins acceptée parce qu'elle est vécue comme une façon de confisquer le débat, d'éliminer le politique. La confidentialité a été longtemps la clef du succès de la construction européenne. Elle pourrait bien devenir aujourd'hui, si l'on n'y prend pas garde, la cause de son échec.
Lors d'un récent séminaire sur le thème "communiquer l'Europe", le président Borrell a dit que l'Europe était le despotisme éclairé du XXe siècle. La formule est provocatrice, mais elle traduit le sentiment de beaucoup de nos concitoyens. Je suis convaincue que l'Europe est parvenue à ce stade de son histoire où il est temps d'ouvrir ses portes au citoyen. L'alternative est le rejet de l'Europe par ceux-là mêmes pour qui elle a été inventée, soit qu'il prenne la forme de l'indifférence, comme aux dernières élections européennes, soit qu'il se manifeste par la tentation de remettre en cause l'ensemble de la construction européenne, comme lors du débat qui a divisé le parti socialiste.
Précisément, si la Constitution européenne ne révolutionne pas l'Europe, son principal mérite est peut-être de l'ouvrir davantage au débat et à une forme de citoyenneté enfin active. Je ne reviendrai pas sur les dispositions du traité qui vont dans ce sens ; elles sont bien connues, qu'il s'agisse du renforcement du Parlement européen, de l'introduction d'un mode de désignation plus politique du président de la Commission, ou encore du droit d'initiative citoyenne qui permet aux Européens de participer pour la première fois au processus de décision.
Les bienfaits de cette ouverture au politique et au citoyen se sont déjà fait sentir, comme par anticipation. En 1999, c'est pour des raisons de mauvaise gestion que la Commission a dû se retirer sous la pression du Parlement. Cinq ans plus tard, c'est sur les valeurs de l'Union que la Commission et le Parlement se sont affrontés, et c'est, je crois, une preuve très encourageante de la plus grande maturité politique de l'Europe. Avec cette crise, avec les discussions sur la Constitution au sein du parti socialiste, l'Europe est devenue en 2004 un vrai sujet de débat politique. Mais c'est encore un débat d'initiés : il faut l'ouvrir davantage, en montrant aux Français et à tous les citoyens européens que l'Europe, loin d'être une fatalité économique, est une affaire de choix, qui les concerne tous et dont ils sont les premiers responsables. Mon souhait le plus cher est que la campagne d'information sur la Constitution européenne, qui va commencer très bientôt en France, marque le lancement de ce débat qui doit devenir permanent.
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 décembre 2004)
Chers Amis,
Je voudrais tout d'abord remercier Renaud Donnedieu de Vabres pour nous avoir permis, en nous accueillant si chaleureusement chez lui, ici à Tours, d'ouvrir le débat sur l'Europe et la Constitution. Merci aussi à France de Sagazan qui a été le talentueux chef d'orchestre de cette rencontre.
Les hasards heureux du calendrier ne vous auront pas échappé : cette réunion, prévue de longue date, intervient deux jours après la large victoire du "oui" au référendum socialiste sur la Constitution européenne. C'est une victoire pour la raison, une bonne nouvelle pour la France et pour l'Europe. Mais on aurait tort de croire que le débat qui a fait rage au sein du parti socialiste depuis cet été est clos pour autant. Le fait qu'une famille politique, convertie de longue date à l'Europe, signataire de tous les traités qui ont construit l'Europe, ait mis si gravement son identité en danger, est significatif d'une crise qui dépasse les querelles de personnes et les clivages politiques.
Car ce qui s'est passé ces derniers mois est extraordinairement paradoxal. Ce texte qui a déchaîné tant de passions n'est pas une révolution. Il s'inscrit à coup sûr dans une parfaite continuité avec les traités qui l'ont précédé. Le Parlement européen continue d'être renforcé, le champ de la majorité qualifiée continue d'être élargi, les instruments de la politique extérieure continuent d'être améliorés, le rôle du citoyen européen est encore affirmé. Et ce traité, loin d'être un aboutissement, n'est qu'une nouvelle étape dans l'histoire de la construction européenne.
Et pourtant, à l'occasion du débat sur la Constitution, ce sont parfois les fondements mêmes de l'Europe que l'on a vu remettre en cause. Je pense par exemple à l'étrange controverse opposant l'Europe sociale à l'Europe de la concurrence, comme si l'une interdisait l'autre, comme si la libre concurrence ne faisait pas partie des principes fondateurs du droit européen comme du droit français depuis la Révolution. Beaucoup de contre-vérités ont été formulées au cours de cette polémique. Mais on aurait tort de ne voir là que des gesticulations de politiques ambitieux. Si des propos aussi paradoxaux ont pu être pris au sérieux, c'est qu'ils ont fait écho parfois à des interrogations beaucoup plus profondes. Car ce qui est en cause aujourd'hui pour beaucoup de Français, c'est beaucoup moins la Constitution que l'Europe elle-même.
Nous devons nous rendre à l'évidence : il ne suffit plus aujourd'hui d'invoquer l'ardente obligation de l'Europe pour convaincre nos concitoyens. L'Europe va de moins en moins de soi.
Pendant longtemps, le projet européen était naturellement légitime pour beaucoup de Français parce qu'il s'agissait d'une idée française, et que l'Europe elle-même était incarnée par des Français, comme Jacques Delors à la tête de la Commission. Aujourd'hui, nos concitoyens assistent à un double mouvement qui les inquiète. L'Europe est de plus en plus intégrée, de plus en plus présente ; mais elle est aussi beaucoup plus nombreuse, au fil des élargissements successifs. D'où le sentiment, je crois, chez beaucoup de Français, que l'Europe leur échappe, qu'ils ne s'y reconnaissent plus. Avec un commissaire par État, les Français sont moins visibles à Bruxelles et les conceptions françaises, notamment celle de l'État providence, sont aussi plus débattues.
Dans ce contexte, la méthode communautaire inventée par Jean Monnet, celle des petits pas entre techniciens, du consensus entre initiés, est de moins en moins acceptée parce qu'elle est vécue comme une façon de confisquer le débat, d'éliminer le politique. La confidentialité a été longtemps la clef du succès de la construction européenne. Elle pourrait bien devenir aujourd'hui, si l'on n'y prend pas garde, la cause de son échec.
Lors d'un récent séminaire sur le thème "communiquer l'Europe", le président Borrell a dit que l'Europe était le despotisme éclairé du XXe siècle. La formule est provocatrice, mais elle traduit le sentiment de beaucoup de nos concitoyens. Je suis convaincue que l'Europe est parvenue à ce stade de son histoire où il est temps d'ouvrir ses portes au citoyen. L'alternative est le rejet de l'Europe par ceux-là mêmes pour qui elle a été inventée, soit qu'il prenne la forme de l'indifférence, comme aux dernières élections européennes, soit qu'il se manifeste par la tentation de remettre en cause l'ensemble de la construction européenne, comme lors du débat qui a divisé le parti socialiste.
Précisément, si la Constitution européenne ne révolutionne pas l'Europe, son principal mérite est peut-être de l'ouvrir davantage au débat et à une forme de citoyenneté enfin active. Je ne reviendrai pas sur les dispositions du traité qui vont dans ce sens ; elles sont bien connues, qu'il s'agisse du renforcement du Parlement européen, de l'introduction d'un mode de désignation plus politique du président de la Commission, ou encore du droit d'initiative citoyenne qui permet aux Européens de participer pour la première fois au processus de décision.
Les bienfaits de cette ouverture au politique et au citoyen se sont déjà fait sentir, comme par anticipation. En 1999, c'est pour des raisons de mauvaise gestion que la Commission a dû se retirer sous la pression du Parlement. Cinq ans plus tard, c'est sur les valeurs de l'Union que la Commission et le Parlement se sont affrontés, et c'est, je crois, une preuve très encourageante de la plus grande maturité politique de l'Europe. Avec cette crise, avec les discussions sur la Constitution au sein du parti socialiste, l'Europe est devenue en 2004 un vrai sujet de débat politique. Mais c'est encore un débat d'initiés : il faut l'ouvrir davantage, en montrant aux Français et à tous les citoyens européens que l'Europe, loin d'être une fatalité économique, est une affaire de choix, qui les concerne tous et dont ils sont les premiers responsables. Mon souhait le plus cher est que la campagne d'information sur la Constitution européenne, qui va commencer très bientôt en France, marque le lancement de ce débat qui doit devenir permanent.
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 décembre 2004)