Déclaration de M. François d'Aubert, ministre délégué à la recherche, sur les mesures gouvernementales pour lutter contre la fuite des cerveaux et attirer les chercheurs étrangers, Paris le 30 juin 2004.

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Circonstance : Colloque international sur la fuite des cerveaux, la mobilité des chercheurs et l'attractivité des pays européens et de l'Europe de la recherche, organisé par la Cité des sciences et de l'industrie, à Paris le 30 juin 2004

Texte intégral

Monsieur le Commissaire,
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Cette problématique, de la circulation et de la fuite des cerveaux, que vous traitez aujourd'hui est essentielle et pourtant bien mal appréhendée. Je me réjouis de ce colloque et de ces tables rondes qui vont permettre, je l'espère, de mieux cerner l'ampleur du phénomène, et de dégager de grandes lignes de force stratégiques pour les mois et les années qui viennent.
Des chiffres partiels mais qui donnent lieu à inquiétude
Ce que je constate en arrivant ici au Ministère de la Recherche c'est que les phénomènes de mobilité des chercheurs et des étudiants en doctorats ne sont pas suivis efficacement.
- Les organismes qui accueillent des étrangers perdent souvent leurs traces aussitôt qu'ils s'en retournent dans leur pays,
- le nombre de chercheurs français expatriés à l'étranger n'est pas connu avec précision, surtout s'il s'agit de chercheurs en entreprise,
- de même, il n'existe pas de suivi systématique des étudiants et des post-docs effectuant leur recherche aux Etats-Unis : l'étude la plus sérieuse en la matière et qui n'est pas exhaustive, a été faite par le CNRS, sur échantillons et par extrapolation, et date de mai 2001.
C'est pourtant, sur des sujets comme celui-ci, la qualité et la mise à jour régulière des informations statistiques qui conditionne la pertinence de la réponse des pouvoirs publics.
C'est pourquoi dès que possible nous allons mettre en place les instruments nécessaires au suivi de notre matière grise ! Et particulièrement ceux nécessaires au suivi de nos jeunes expatriés, car ils sont parmi ceux qui contribuent le plus à notre recherche. En France, où la démographie des chercheurs dans les établissements publics est particulièrement préoccupante, les jeunes vont être, en plus, amenés à porter l'avenir de notre système de recherche.
Car, malgré un déficit réel d'information en la matière, les éléments partiels dont nous disposons doivent donner lieu à inquiétude. Plusieurs chiffres vérifiés et incontestables démontrent avec urgence que l'heure du réveil a sonné.
- D'abord je constate que l'âge moyen des chercheurs dans les établissements publics français est particulièrement élevé, notamment au CNRS où il est de 46 ans. Alors que nous allons être amenés à renouveler plus de 30% de notre personnel scientifique dans les établissements publics avant 2010, nous ne pouvons pas laisser partir les plus jeunes !
- Ensuite, je constate que la circulation des cerveaux, quoiqu'on en dise est plutôt à sens unique qu'à double sens ! Les dernières données disponibles sur l'emploi américain de haut niveau (c'est à dire les PhD et les Master) dans les sciences et la technologie révèlent que sur les 1,5 million d'emplois de ce type aux Etats-Unis, il y en a 24% qui viennent d'Europe, soit 400 000 personnes ! Je ne crois pas qu'on puisse en dire autant des impatriés américains en Europe !
- En outre, je constate, avec un rapport de mars 2004 du Commissariat Général au Plan, que le départ des étudiants se fait désormais très majoritairement hors de tout accord d'échange. Dans le cas des étudiants, moins de 20% des mobilités sont réalisées dans le cadre des programmes de coopérations internationales entre pays ! Et on avance un chiffre de retour de 25% pour ceux qui ont passé plusieurs années à l'étranger ! Pas d'encadrement, peu de retours, les ingrédients sont là pour un affaiblissement durable de notre compétitivité.
- Enfin les statistiques 2004 de l'OCDE sur la Science et la Technologie montrent qu'il y a moitié moins d'étrangers employés en France dans les secteurs de la Science et de la Technologie que dans le reste des secteurs français. Nous n'avons que 2,5% d'étrangers dans ces secteurs alors que nous avons 5% d'étrangers dans la population active française ! Qui plus est, l'Allemagne en a 4% et le Royaume-Uni près de 5%.
Ces chiffres sont des réalités ! Ils illustrent bien l'urgence d'un sursaut nécessaire pour la recherche française.
Le voyage initiatique à l'étranger doit être rendu obligatoire
Revenons aussi sur la différence entre les chercheurs définitivement expatriés et ceux qui, pour leur formation, séjournent temporairement à l'étranger. Je ne conteste pas l'utilité de l'expatriation, je crois même que l'expatriation peut être très utile pour l'apprentissage de méthodes, de savoirs et de savoirs-faire étrangers ; je crois qu'un séjour à l'étranger obéit pour le chercheur à la même nécessité que le " grand tour " qu'effectuait l'érudit en France et en Italie au XIXème siècle.
Je pense aussi que les différents pôles de recherche qui travaillent de par le monde sur des problématiques identiques, ne peuvent vivre en autarcie. Avoir des pôles, cela suppose aussi de promouvoir des flux entre ces pôles : des flux d'informations, mais aussi, des flux de chercheurs.
A ce titre, je suis très favorable à ce qu'un stage doctoral ou post-doctoral à l'étranger devienne obligatoire dans la formation des futurs chercheurs. Ainsi, s'il devenait une composante obligatoire de la formation de tous les chercheurs, l'ensemble de la recherche en bénéficierait : la mobilité des chercheurs permettrait de solidifier les coopérations et bénéficierait aussi bien aux chercheurs qu'aux laboratoires. Lorsqu'il est jeune, le chercheur qui va travailler dans un laboratoire à l'étranger effectue un peu son " voyage initiatique ", voyage dont le poids me semble déterminant tant psychologiquement que scientifiquement. Dans le monde d'aujourd'hui, cette expérience de la différence, cette expérience de la nouveauté me semble devoir être pour un chercheur absolument nécessaire. En outre, personne ne serait plus incité à rester en France pour " réseauter " et pour tenter de s'insérer plus facilement dans le système de l'emploi scientifique public.
Qui plus est, je veux que les établissements de recherche prennent en compte, dès à présent, l'enrichissement individuel et collectif que représente dans le parcours d'un chercheur une expérience à l'étranger. ET pour cela, rendre cette expérience à l'étranger obligatoire me semble une bonne solution. Sciences Po a mis en place ce système pour ses premiers cycles, et bien que cela ne soit pas une mesure très libérale, les résultats sont là et, de l'avis de tous, c'est une des grandes forces de cette école à l'heure actuelle.
D'ailleurs, et c'est à mon avis fort à propos, vous rappeliez en ce début de matinée que l'échange est une constante du monde des sciences et des lettres depuis le moyen-âge.
Je pense au formidable élan philosophique du XVIème et du XVIIème siècle, à cette " République des Lettres " qui transcendait les frontières de l'Europe.
L'attraction des meilleurs doit présider à la conduite scientifique des Etats
Mais cette vision d'un cosmopolitisme de la recherche et des sciences, ne doit pas faire oublier aussi que, de tout temps, l'attraction des meilleurs a présidé à la conduite scientifique des Etats.
Quand Léonard de Vinci était invité par François Ier à venir exercer ses talents en France, quand Catherine II prenait les conseils de d'Alembert, quand Jean-Sébastien Bach était invité par le Prince Léopold d'Anhalt à être son maître de chapelle, il y avait chez chacun d'entre ces princes une préoccupation stratégique pour le rayonnement de leur propre pays.
Il est absolument inconcevable de ne pas renouer avec cette politique d'invitation et de mutuel enrichissement, et cela d'autant plus que l'économie du futur, est avant tout celle de la matière grise.
Car en matière de recherche, il faut savoir attirer les talents. Comme l'ont bien compris les Etats-Unis, la ressource rare, dans l'environnement international, est avant tout celle des hommes.
Parce que la recherche est notre avenir, je mettrai les moyens nécessaires pour faire venir les meilleurs, faire revenir ceux qui sont partis ou éviter que les meilleurs ne s'en aillent hors d'Europe.
Les actions déjà menées par le Ministère de la Recherche
Le Ministère de la Recherche a depuis plusieurs années développé une politique d'attractivité en faveur des jeunes chercheurs et des meilleurs chercheurs.
D'abord, nous avons pris conscience de l'urgence d'offrir des débouchés aux meilleurs docteurs et post-docs diplômés en France. C'est pourquoi nous développons la couverture sociale des jeunes chercheurs bénéficiaires de libéralité, nous multiplions les allocations de recherche -plus de 4000 cette année pour le seul ministère de la recherche-, nous les encourageons à aller s'intégrer dans le monde de l'entreprise -via les conventions CIFRE- et nous faisons la promotion de toute les mesures susceptibles de faciliter l'insertion des chercheurs dans les laboratoires publics, par exemple, en accroissant le nombre de post-docs qui peuvent être embauchés par les établissements. Sur ce point, et j'en suis convaincu, il faut que les contrats proposés aux jeunes chercheurs, dès lors qu'ils ne sont pas définitifs offrent en contrepartie une vraie valeur ajoutée au post-doc, à la fois financière et scientifique. Nous sommes un pays où les laboratoires publics emploient très peu de post-docs, alors que de l'avis général, ce sont eux qui font avancer la recherche. Je veux que la France s'aligne sur les autres pays et qu'elle offre enfin aux meilleurs post-docs ce qu'ils méritent.
Nous nous préoccupons aussi de faire revenir les meilleurs. A titre d'exemples des actions jusqu'alors menées par le ministère de la Recherche, je peux citer le serveur de l'Association Bernard Grégory (ABG) qui propose en ligne des offres d'emplois qui lui sont confiées par des entreprises; le " forum USA " organisé par la mission scientifique et technique de l'ambassade de France aux États-Unis qui est destiné à mettre en relation la population des post-doctorants avec les établissements de recherche et d'enseignement supérieur, et ce forum est un grand succès ! ; le développement des aides spécifiques aux jeunes recrutés grâce à l'ACI " jeunes chercheurs et jeunes chercheuses " ou le programme Avenir destiné au soutien des jeunes chercheurs titularisés et des post-doctorants, lancé par l'INSERM pour favoriser leur insertion au meilleur niveau de la recherche au début de leur carrière scientifique.
Le grand programme de cette année : les chaires d'excellence
Cette année nous avons lancé un programme supplémentaire, parce que pour attirer les meilleurs candidats, il convient d'accompagner leur arrivée en France par des mesures susceptibles de les aider à constituer leur équipe et à engager leur projet scientifique. Dans le monde ouvert d'aujourd'hui, les Etats se livrent une concurrence féroce pour attirer les meilleurs chercheurs. Il était urgent que la France se dote des instruments nécessaires pour répondre à armes égales ! Ce programme s'appelle le programme " Chaires d'excellence ". Ce programme permet aux chercheurs sélectionnés de bénéficier de moyens supplémentaires qui s'ajoutent à ceux mis à leur disposition par leur établissement d'accueil.
10 chaires d'excellence pour chercheurs expérimentés sont ouvertes pour l'année 2004. Dans ce cadre, les lauréats se verront attribuer par chaire, un financement de 250 000 sur trois ans (dont 150 000 la première année) avec la possibilité de bénéficier de moyens complémentaires sous la forme d'un allocataire de recherche ou d'un boursier CIFRE, d'un accueil de post-doc et d'une bourse " Chateaubriand " pour l'accueil d'étudiants étrangers du ministère des affaires étrangères. Qui plus est, 5 chaires d'excellence pour chercheurs très expérimentés, certains diraient " nobélisables ", sont ouvertes pour l'année 2004. Dans ce cadre, les lauréats se verront attribuer par chaire, un financement de 500 000 sur trois ans (dont 300 000 la première année) avec la possibilité de bénéficier de moyens humains complémentaires sous la forme de trois allocataires de recherche ou bourses CIFRE, trois accueils de post-doc et de bourses " Chateaubriand " du ministère des affaires étrangères, pour l'accueil d'étudiants étrangers.
Les expériences étrangères prouvent que telles mesures peuvent être décisives pour la compétitivité d'un pays tout entier. Une étude, sur le " Hinshu Science Park " de la République de Taïwan, montre que 40% des créations de sociétés de ce pôle d'excellence technologique ont été faites par des chercheurs revenus des Etats-Unis. Comme ce pôle d'excellence technologique pesait 30 milliard de dollars en 2000, et qu'il y a eu 2600 rapatriés, on peut en arriver à la conclusion que chaque cerveau avait généré environ 5 millions de dollars de valeur pour la République de Taiwan ! C'est dire si l'attraction des meilleurs est un enjeu de toute première importance !
La loi d'orientation comprendra un volet important visant à favoriser la mobilité, le retour des jeunes chercheurs et l'insertion des jeunes diplômés dans le système français de recherche et d'innovation
Je suis intimement convaincu que la question de l'attractivité de la recherche française conditionne son avenir. La loi sur l'avenir de la recherche devra à la fois donner un programme pour promouvoir auprès des plus jeunes et dans toute la société une véritable culture de la science et donner aux chercheurs les moyens de leurs ambitions : il importe que le gouvernement montre aux jeunes chercheurs qu'ils auront les possibilités de mener à bien leurs projets dans les meilleures conditions.
Je crois que la loi d'orientation et de programmation sur la Recherche voulue par le Président de la République devra sans doute comprendre un volet important visant à favoriser la mobilité, le retour des jeunes chercheurs et l'insertion des jeunes diplômés dans le système français de recherche et d'innovation.
Le lancement des centres de mobilité français
Aujourd'hui mon ami le Commissaire Busquin annonce la création du réseau ERA-MORE de centres de mobilité, dont la sonorité en français n'est pas fameuse ! et aurait sans doute pu être améliorée pour être plus vendeuse !, mais qui n'en est pas moins un grand projet. Il s'agit de simplifier la vie de tous les jours des chercheurs impatriés en Europe, mais aussi de créer un réseau d'action capable de faire croître le flux de chercheurs venant s'installer en France et en Europe. Ce réseau doit apporter une assistance personnalisée aux chercheurs étrangers sur tous les aspects pratiques en rapport avec leur séjour (visas, permis de travail, logement, sécurité sociale, régime fiscal, droits de propriété intellectuelle) En France, nous bénéficions depuis plusieurs années d'une procédure que l'Europe nous envie au point d'en faire un projet de directive !, sur l'accueil des chercheurs. Celui-ci est plus rapide -2 ou 3 semaines pour les visas- et plus simple que pour les autres types de visiteurs.
Mais nous avons aussi, sur d'autres points, nos lourdeurs administratives et nos complexités qui justifient un investissement important dans ce projet européen des centres de mobilité. Avec Philippe Busquin, nous lançons, nous français, 20 centres de mobilité. De manière à densifier le réseau, chaque centre de mobilité implanté dans un grand centre urbain disposera aussi d'un réseau local ou régional. En outre, à terme, un réseau étant quelque chose de " vivant ", d'autres centres de mobilité pourront être créés si les flux importants de chercheurs étrangers le nécessitent. Les Centres de Mobilité ont été implantés, là où c'était possible, dans les Pôles Européens Universitaires (Onze en France), qui ont une habitude de l'international, et qui par essence sont des organismes de mutualisation. Ailleurs, ils peuvent être implantés dans des GIS, dans des Associations, dans des Universités, etc. Un des plus importants, une tête de réseau, comme l'on dit, est celui qui sera installé à la Cité Universitaire de Paris et qui est déjà complètement opérationnel aujourd'hui.
Pour attirer les meilleurs, un train de mesures à destination de la recherche publique comme de la recherche privée est indispensable
Mais une politique d'attractivité digne de ce nom, qui doit donner à la France et à l'Europe les moyens de ses ambitions de puissance, ne peut pas s'arrêter à attirer les jeunes et les plus brillants chercheurs.
Pour une France puissante, à l'intérieur d'une Europe qui le sera tout autant, un train de mesures est indispensable. La France et l'Europe doivent tout faire pour attirer les investissements, particulièrement dans la recherche. L'action en faveur de l'attractivité du territoire menée par le Premier Ministre est un tout. Réforme de l'Etat, simplifications administratives et compétitivité fiscale sont des axes qu'il faut encore développer.
Il s'agit en effet autant d'attirer les meilleurs chercheurs et enseignants-chercheurs dans les établissements publics et les universités, de faciliter l'insertion des jeunes chercheurs que de permettre aux entreprises d'implanter en France leurs centres de recherche. Toutes les mesures destinées à accueillir des chercheurs étrangers, à retenir en France ou y faire revenir des postdoctorants expatriés, ne doivent pas strictement relever de l'emploi public scientifique ! Parce que, et c'est un impératif dans la compétition internationale entre Etats, les grands groupes industriels et de service doivent être incités à effectuer leur recherche en France et en Europe. C'est pourquoi, je crois que la loi d'orientation et de programmation sur la Recherche devra aussi comprendre des mesures visant à faciliter la recherche privée, l'innovation et le développement.
Monsieur le Commissaire,
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie et vous souhaite un bon déjeuner et un bon après-midi de travail et d'échanges.
(Source http://www.recherche.gouv.fr, le 1er juillet 2004)