Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec la presse américaine le 24 septembre 2004, notamment sur le nucléaire iranien, la lutte contre le terrorisme, le situation en Irak et l'adhésion de la Turquie à l'UE.

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Circonstance : Réunion ministérielle de la 59ème Assemblée générale des Nations unies à New York du 20 au 26 septembre 2004

Média : ASSOCIATION DE LA PRESSE AMERICAINE - Presse américaine - Presse étrangère

Texte intégral

La semaine ministérielle de l'Assemblée générale des Nations unies, qui vient de se terminer, est très importante pour les ministres et pour les diplomates. Ce qui me frappe, pour ce premier déplacement à New York aux Nations unies, c'est clairement que c'est ici que cela se passe. C'est le lieu du débat politique mondial et de l'action internationale. Mon pays a toujours pensé cela. Et je suis heureux qu'au fond, ce soit aujourd'hui le sentiment général. Ce qui est très frappant, au-delà et à côté des figures imposées, c'est le nombre de réunions qui se déroulent sur tous les sujets pendant cette semaine : ainsi, tout à l'heure, avec Colin Powell sur le Moyen-Orient élargi, avant-hier sur le Kosovo.
Des crises et des projets : je prends deux exemples de nature différente pour illustrer ce que je veux dire. Avant-hier, j'ai présidé, à l'initiative de la France, une réunion de vingt-cinq ministres sur la création d'une organisation mondiale de l'environnement. C'est une suggestion de la France et cette idée fait son chemin maintenant. C'est l'idée de renforcer et d'aller plus loin que le simple programme annuel des Nations unies pour l'environnement, d'avoir une organisation comme celle qui existe pour la santé, à la mesure des enjeux écologiques dans le monde. C'est d'ailleurs un sujet sur lequel je serai personnellement engagé, sans difficulté, puisque j'ai toujours été très motivé par ces questions écologiques : j'ai écrit plusieurs livres à ce propos et j'ai été ministre de l'Environnement dans mon pays. Mais, dans un autre esprit, la réunion qui a eu lieu lundi à l'initiative du président du Brésil, du président du Chili, du président Chirac, du Premier ministre espagnol, notamment sur le financement de l'action contre la faim et la pauvreté, par la mondialisation elle-même, est un autre exemple.
Voilà pourquoi je pense que cette semaine de New York est tout à fait fondamentale pour faire avancer le débat et les solutions du progrès et de la paix dans le monde. Et j'ai voulu dire, dans mon discours d'hier, qu'après un certain nombre d'années où les Nations unies ont été bousculées, mises quelquefois en difficulté ou ignorées, au fond, tous les chefs d'État du monde considèrent que c'est là le lieu du débat et de l'action internationale.
Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.
Q - Pouvez-vous nous indiquer les dernières évolutions de la position française sur l'Iran ? Soutenez-vous l'idée d'une saisine du Conseil de sécurité en novembre, en faveur de laquelle les États-Unis se sont prononcés, ou bien pensez-vous qu'elle est contre-productive ?
R - C'est un sujet extrêmement important, au fond, sur lequel nous devons démontrer une capacité à anticiper et à prévenir les crises plutôt que de les subir. La prolifération des armes de toute nature, et notamment des armes nucléaires, doit être combattue, et en particulier dans cette région, mais pas seulement dans cette région. Et c'est au nom de cette lutte contre la prolifération que nous nous inquiétons, que nous nous sommes inquiétés de l'engagement de l'Iran dans des programmes de recherche et des programmes industriels conduisant ou pouvant conduire à l'arme nucléaire. Un dialogue a été engagé avec l'Iran qui est un grand pays et qui a une place géopolitique à laquelle tout le monde doit faire attention. Ce dialogue a été conduit, vous le savez, l'année dernière, par les trois ministres des Affaires étrangères de l'Allemagne, de la France et du Royaume-Uni. L'esprit de l'accord de Téhéran est celui d'un contrat gagnant-gagnant avec l'Iran. L'assurance doit être donnée que l'Iran ne veut pas acquérir et n'acquérra pas l'arme nucléaire. Mais naturellement, il y a une légitimité à pouvoir disposer de l'énergie nucléaire sur le plan civil, et une coopération industrielle peut être engagée dans ce sens.
Donc, depuis une année, un dialogue et une évaluation de cet accord sont en cours. Sur le plan politique par nous tous, et puis sur le plan scientifique et technique par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Nous avons des inquiétudes sur la mise en uvre des termes de cet accord, et donc la communauté internationale a besoin d'être rassurée sur le fait que le programme d'enrichissement de l'uranium et que d'autres étapes ne sont pas franchies malgré les assurances données. Nous sommes précisément à ce moment où nous avons besoin d'être rassurés, c'est ce que nous avons dit aux Iraniens. Donc, le dialogue continu est, pour moi, la seule voie, et des étapes ont été fixées. Comme les pays européens l'ont proposé au dernier Conseil des gouverneurs de l'AIEA à Vienne, un nouveau rendez-vous a été fixé en novembre et le Directeur général de l'AIEA fera d'ici là une mise à plat, une évaluation sans complaisance. J'espère qu'à ce moment-là le fil de ce dialogue et de ce contrat sera retrouvé. Je pense que l'Iran a tout à gagner, et la stabilité dans cette région aussi, à ce que les termes de cet accord, son esprit soient respectés. Dans l'esprit de cet accord, il me semble aussi que nous devrions avoir avec l'Iran une sorte de dialogue stratégique compte tenu de la place que ce pays occupe, et que ce pays, ce grand pays, compte tenu de la place géopolitique qu'il occupe, prenne sa place et sa part dans la sécurité et la stabilité de cette très grande région ; et que, logiquement aussi, nous continuions notre coopération industrielle. L'autre alternative, si nous ne sommes pas rassurés, c'est naturellement de soumettre cette question au Conseil de sécurité. Mais pour l'instant je veux croire que nous garderons l'esprit de ce contrat. Encore une fois, je pense que c'est l'intérêt de l'Iran et l'intérêt de la stabilité dans cette région.
Q - Quelles assurances l'Iran devra-t-il fournir pour éviter la saisine du Conseil de sécurité ?
R - Sur le plan technique, c'est le Directeur général de l'AIEA qui dira exactement ce qu'il en est sur le terrain de la poursuite de ces programmes. L'un des points-clés, c'est naturellement la poursuite ou la non-poursuite du programme d'enrichissement qui a été suspendu.
Q - En matière de terrorisme, le ministre russe a annoncé son intention de présenter un projet de résolution qui permettrait, entre autres, des procédures d'extradition accélérées de terroristes supposés. Quelle est la réaction de la France sur cette proposition et plus largement sur ce qui doit être fait en matière de lutte contre le terrorisme ?
R - J'ai dit hier à l'Assemblé générale que nous sommes totalement engagés dans le combat contre le terrorisme. J'ai fait observer d'ailleurs que mon pays a été l'un des premiers à être touché par le terrorisme international, bien avant le 11 septembre. Je ne parle pas du terrorisme de nature régionale comme celui que l'on peut avoir avec l'ETA ou qu'on a pu avoir, dans le passé, à Belfast, je parle du terrorisme international. Donc, très tôt, nous avons pensé que nous devions nous protéger et en même temps travailler ensemble, avec tous les pays qui sont concernés par ce fléau, et ils le sont tous puisque personne n'est à l'abri. C'est dans cet esprit que nous coopérons naturellement avec les États-Unis et avec tous les autres pays. Je ne veux pas, à ce stade, me prononcer sur la proposition russe que je n'ai pas encore étudiée dans les détails. Mais je veux dire que :
- nous sommes déterminés à combattre le terrorisme sous toutes ses formes avec l'ensemble des moyens dont un État moderne dispose sur le plan de la répression, de la police, de la justice, de la lutte contre la criminalité internationale, et à coopérer avec les autres pays ;
- ce combat doit être conduit dans le cadre du droit international ;
- ce combat ne suffit pas pour réduire les raisons du terrorisme. Et voilà pourquoi j'ai dit hier aussi, et je répète devant vous que nous sommes attachés à traiter les racines du terrorisme, parmi lesquelles il y a naturellement les situations de grande misère ou de désespoir dans beaucoup de pays ou dans beaucoup de régions du monde.
Donc la France souhaite mener avec ses partenaires le combat sur tous ces fronts-là. Il faut combattre le terrorisme en tant que tel, mais aussi les racines du terrorisme, ce dont se nourrissent et ce qu'exploitent les terroristes pour développer leurs réseaux.
Q - Le Premier ministre irakien a fait connaître son soutien à l'idée d'une conférence internationale sur l'Irak. La France avait évoqué une idée similaire dans le passé. Il semble qu'Iyad Allaoui veuille réunir cette conférence internationale dès octobre. Qu'en pensez-vous ?
R - Nous avons quelques raisons de soutenir une idée que nous avons été parmi les premiers à suggérer, il y a plusieurs mois maintenant. Vous vous souvenez qu'avant le 28 juin, non pas le 1er juillet mais le 28 juin, nous avions suggéré un processus politique très pragmatique et empirique, en plusieurs étages et en plusieurs étapes, pour réussir la sortie politique de cette tragédie et de cette crise. Avant la mise en place du nouveau gouvernement le 1er juillet, nous avions suggéré une conférence inter-irakienne pour vérifier l'acceptabilité du nouveau gouvernement par toutes les forces et les communautés irakiennes. Cette conférence a plutôt eu lieu après. Nous avions également suggéré que, dans une étape suivante, il y ait une appropriation de ce processus politique et un soutien, un parrainage par les pays de la région. C'est sans doute à quoi correspond l'idée de cette conférence qui pourrait avoir lieu au Caire. Et puis après on avait même imaginé une troisième étape ressemblant un peu à ce qui s'est fait, je dis bien que tout n'est pas comparable, à Berlin, à propos de l'Afghanistan. Donc c'était un processus assez pragmatique et empirique. Je recommanderais que l'on ne bouscule pas trop ces étapes-là, compte tenu de la fragilité du tissu politique de l'Irak et de cette région. Mais je pense qu'une telle conférence est utile. La clé, c'est tout de même que le processus politique puisse démarrer ou avancer petit à petit, notamment dans la perspective des élections. Et que tous ceux qui, à l'intérieur de l'Irak et à l'extérieur, peuvent favoriser ce processus politique et la prise en main par les Irakiens eux-mêmes de leur destin, puissent encourager ce mouvement. C'est pourquoi une telle conférence est utile.
Q - Cette conférence devrait-elle inclure d'autres représentants irakiens que ceux du gouvernement transitoire ? Octobre vous paraît-il une date réaliste ?
R - J'ai parlé de la fragilité du tissu politique en Irak et du fait que les efforts qui sont faits dans un processus inclusif de toutes les forces politiques, pour les réunir autour de la table, n'avaient pas encore réussi complètement. Donc je ne peux pas, à ce stade, dire ce qui sera possible autour de cette conférence.
Q - Et sur la date d'octobre ?
R - Octobre, novembre ; le temps passe vite tout de même si on considère l'échéance électorale de janvier. Tout ce qui peut être fait en amont pour consolider les étapes doit être fait. Je pense que, si on peut réussir une telle conférence permettant le parrainage du processus politique, ce sera utile.
Q - Quel est le jugement de votre gouvernement sur la situation en Irak ? Pense-t-on que l'Irak va vers une situation de guerre civile ?
R - J'ai beaucoup de respect pour votre métier, qui est un métier de commentateur, avec les yeux ouverts. Je suis dans une position un peu différente. Je ne pratique pas, je ne peux pas imaginer avoir, comme homme politique, une vision fataliste. Un homme politique ne peut pas subir ou observer et baisser les bras. Ce risque existe. J'ai moi-même utilisé le mot de "chaos" hier dans mon discours, parce que c'est clairement la réalité que vous observez sur place, en soulignant le risque que ce chaos entraîne toute la région. Mais comme je viens de le dire en répondant à la précédente question, on ne peut pas subir ce risque. Il faut l'éviter et donc, millimètre par millimètre, construire ce processus politique.
Q - Le président de la Banque mondiale a fait part de son inquiétude que la lutte contre le terrorisme divertisse les efforts de la lutte contre la pauvreté. Quel est votre avis ? Et pouvez-vous nous parler du sort des otages français en Irak ?
R - Peut-être un pays comme le mien peut chercher à jouer les ponts entre ces deux visions. Vous devez comprendre comme cela l'engagement du président de la République. C'est un engagement contre le terrorisme sous toutes ses formes, qui a touché mon pays avant d'autres. J'ai le souvenir par exemple d'un attentat contre une synagogue à Paris, nous avons des souvenirs qui nous touchent, comme nous avons été touchés par le 11 septembre. Donc, nous n'avons aucune complaisance. Et nous pensons, comme beaucoup de pays du Sud, que les racines de ce fléau doivent être également traitées. Et l'une de ces racines c'est naturellement la misère, la pauvreté, le désespoir, l'humiliation. Donc, voilà pourquoi nous menons aussi ce combat pour créer des cadres, y compris sur le plan financier, pour combattre la misère et la pauvreté. Je trouve assez symbolique que le président de la République française, qui est complètement solidaire des États-Unis et de la communauté internationale contre le terrorisme, que le Premier ministre espagnol, n'oublions pas Madrid, soient aux côtés du président du Chili pour exprimer ce message. Je voudrais dire aussi que j'ai été très touché, personnellement bouleversé, par ce qui est arrivé aux deux otages américains. Devant les images qui ont été produites, les mots manquent quelquefois pour exprimer ce que l'on ressent devant la démonstration de l'inhumanité.
Ce qui me paraît d'ailleurs très grave en ce moment dans le monde, c'est de constater que, d'une manière un peu générale, on perd les repères et notamment l'un des premiers repères qui est au cur de notre conscience universelle, celui du respect de la personne humaine. Nous continuons à agir pour obtenir la libération de Christian Chesnot, de Georges Malbrunot et de leur chauffeur syrien. Nous le faisons sur le terrain, avec une équipe qui travaille très efficacement, depuis maintenant plus de quatre semaines, en nouant des dialogues, en tirant des fils, sachant que nous n'avons pas de contact direct avec le groupe qui a enlevé nos deux compatriotes. Nous avons eu, de leur part, quelques signaux publics, deux cassettes et plus récemment un ou deux messages par Internet. Ceci est d'ailleurs une nouvelle manière de gérer ces questions d'enlèvement, une nouvelle manière qu'il faut se préparer à apprendre. C'est une sorte de dialogue public qui n'était pas l'habitude. Le dernier message que nous continuons d'étudier précisément mérite de l'intérêt. Voilà ce que je pourrai dire, ce qui nous donne le sentiment qu'une issue positive reste possible. Je voudrais d'ailleurs vous donner l'explication par rapport à ce que j'ai pu lire dans la presse américaine ici ou là, de ce que nous avons fait au début de cet enlèvement. La première semaine, nous l'avons géré discrètement et les indications indirectes que nous recevions étaient assez rassurantes. Cette première semaine a été aussi pour nous l'occasion de faire bien passer le message qu'il s'agissait de journalistes, de vrais journalistes, parce qu'il y a eu un doute. Et puis il y a eu, d'un seul coup, avec la première cassette, quelque chose de très important et d'assez grave qui est apparu. Un ultimatum, dont la condition ne portait pas sur le sujet de l'Irak, mais sur une loi française, une loi républicaine fondamentale pour nous, une loi dont les fondements datent de 1905 qui, je le disais hier à tous les dirigeants de la communauté juive américaine que j'ai reçus, - c'est un dialogue, d'ailleurs je le dis en passant, pour moi très important et très constructif, qui a duré près de deux heures, - une loi qui est faite pour protéger la liberté de religion et de conscience. Cette loi-là a été mise en cause par les ravisseurs. Je suis allé au Proche Orient pour expliquer ce qu'est cette loi, pour dire ce qu'était la société française, pour dire ce qu'était la conception républicaine que nous avons, qui n'interdit pas à un juif de porter une kippa, à une musulmane de porter un voile ou à un chrétien d'avoir une croix dans la rue, mais préserve la neutralité d'un certain nombre de lieux, et notamment l'école, pour qu'ils restent des lieux d'impartialité et de tolérance. Je suis allé expliquer cela sur Al-Jazira, et sur Al-Arabia avec une capacité d'écoute que nous n'avions jamais eue. Je suis allé expliquer cela à des grandes voix de l'islam que je n'ai pas cherché à convaincre d'ailleurs. Certaines d'entres elles avaient exprimé leur désaccord avec cette loi, mais toutes ont exprimé leur conviction que c'était une loi française et que c'était la liberté de la France d'avoir cette loi. Que s'est-il s'est passé quelques jours après cette tournée d'explication de six jours que j'ai faite ? Il n'y a plus eu d'ultimatum, et il n'y a plus eu de lien avec la loi française sur la laïcité. Voilà ! Je ne dis pas que c'est le résultat de notre action. Je pense qu'il faut faire preuve d'humilité et de précaution. Mais c'est un fait. Et pour autant, cela n'a pas suffit puisque nos otages ne sont toujours pas libérés.
Q - Vous décrivez une approche, vis-à-vis de vos otages, très différente de l'approche américaine et britannique, qui consiste à dire qu'on ne négocie pas avec les terroristes. Seriez-vous éventuellement prêts à négocier d'une manière ou d'une autre et sur quoi ?
R - Il n'y a pas de négociations. L'ultimatum portait sur cette loi. Donc, nous l'avons expliquée, parce que visiblement elle n'était pas comprise. Je ne parle pas des ravisseurs, je parle de beaucoup de personnes, de citoyens dans le monde arabe et musulman. C'était une occasion de l'expliquer. Je pense que cette explication a été comprise. Et c'était une revendication originale puisqu'elle ne concernait pas l'Irak.
Q - La France, le Secrétaire général des Nations unies, ont émis des doutes sur la légitimité de l'opération militaire américaine en Irak. Y aurait-il à nouveau crise de la légitimité si les élections devaient se dérouler en Irak dans le chaos actuel ?
R - C'est aux Irakiens de le dire. Ce sont eux qui feront la légitimité des élections. Je ne veux pas revenir en arrière, chacun sait quelles ont été nos positions. Nous regrettons les conditions dans lesquelles cette guerre et ce conflit ont été engagés et donc la situation actuelle créée. Et maintenant, comme je l'ai démontré en participant à la rédaction de la résolution 1546, dont je vous rappelle qu'elle a connu cinq versions officielles, nous sommes là pour faciliter, pour réussir le processus de sortie politique et le retour à la pleine souveraineté de l'Irak, au service des Irakiens et au profit des Irakiens. Bien sûr, je sais qu'il y a des doutes sur la capacité, même technique, de tenir des élections au mois de janvier dans la situation actuelle. Mais, en tout cas, tout progrès dans ce sens sera le bienvenu. Ce ne seront pas des élections dans une situation normale. Mais elles peuvent permettre de revenir dans un processus inclusif, y compris à l'égard d'un certain nombre de gens qui ne sont pas encore revenus dans le débat démocratique et qu'il faut faire revenir, non pas par la force, mais par la conviction. Tout ce qui pourra être fait pour que les Irakiens, petit à petit, se réapproprient leurs institutions sera le bienvenu. C'est ce que j'ai également dit hier dans mon discours à propos de l'Irak.
Je veux préciser pour qu'il n'y ait pas d'équivoque ou de malentendu qu'à propos des otages français, j'ai dit qu'il y avait eu peut-être un doute sur le fait qu'ils étaient journalistes. Ce n'est pas nous qui avions un doute. Ces deux journalistes sont très connus. Ce sont des gens qui connaissent bien le monde arabe. L'un d'entre eux vit à Amman d'ailleurs, et ce sont des gens qui ont écrit des livres. Mais nous avons cru nécessaire de bien faire comprendre, par différents canaux indirects, qu'il s'agissait vraiment de vos confrères, c'est une manière aussi de les protéger.
Q - Vous parlez de chaos et, de son côté, M. Allaoui dit que tout va assez bien en Irak. Comment expliquez-vous ce désaccord ? Par ailleurs, êtes-vous conscients qu'aux États-Unis, la position de la France, qui refuse d'envoyer des troupes pour protéger les Nations Unies en Irak, fait l'objet de critiques ?
R - Peut être, M. Allaoui est dans son rôle en disant que tout va bien. C'est sa responsabilité. Je n'ai pas utilisé le mot de chaos pour m'en réjouir. C'est une situation qui ressemble à un chaos. Avec des bombes partout, y compris dans la zone verte, y compris dans la cour de l'ambassade de France. Je fais attention aux mots que j'utilise en général, donc c'est une situation qui ressemble à un chaos dont il faut sortir et non pas subir. Ce que nous craignons, c'est que cette situation-là déstabilise la région. Donc, on en sortira, je l'ai dit hier, par la mise en oeuvre, étape par étape, de la résolution 1546 et par le processus politique. Deuxièmement, la France a été opposée à l'engagement de cette guerre, dans les conditions où elle l'a été. Il y a une logique simple à dire que cette guerre ayant été déclenchée de cette manière, nous n'enverrons pas de soldats français en Irak, parce que nous étions opposés à cette opération militaire. J'ajoute d'ailleurs que si nous mettions des soldats, y compris d'ailleurs pour protéger telle ou telle institution internationale, se serait de facto sous le commandement américain. Donc, il y a une logique à dire que notre participation à la reconstruction de l'Irak ne se fera pas de cette manière. Mais nous sommes disponibles, je le dis aussi, pour participer au profit du peuple irakien à la reconstruction de son avenir et de son État, y compris sur le plan de la formation de forces de gendarmerie, par exemple pour les forces de sécurité intérieure, et puis sur d'autres plans économiques. Enfin, puisque vous parlez de la protection des Nations unies, le jour où il sera décidé de remettre une implantation des Nations unies, je comprends que Kofi Annan voudra prendre des précautions. Nous sommes prêts, nous Français, à participer au financement de cette protection à travers l'Union européenne.
Q - Il y a un débat en cours aux États-Unis pour savoir si la communauté internationale doit être plus impliquée en Irak. A votre sens, qu'est-ce que la communauté internationale doit faire de plus en Irak ?
R - Je n'ai pas toutes les réponses. Je ne suis pas sûr d'ailleurs que les protagonistes du débat intérieur américain les aient aussi. En tout cas, ce sont des réponses différentes, si je lis bien vos journaux. Non, encore une fois, c'est millimètre par millimètre qu'il faut marcher sur ce chemin du processus politique, petit à petit, faire que ce pays retrouve le sentiment qu'il est maître de son destin. C'est pourquoi, au tout début, quand nous avons commencé à travailler sur la résolution 1546, les Russes et nous avons dit aux Américains de prendre des précautions avec les forces politiques des communautés en Irak, les tribus, que tout le monde se sente inclus dans le processus. La communauté internationale accompagnera ce processus autant que les conditions de sécurité le permettent.
Par rapport à votre question, je veux dire aux journalistes américains, que la France est très engagée dans beaucoup d'endroits en ce moment. Nous sommes le premier contributeur, après les États-Unis, à la sécurité de l'Afghanistan. Nous y commandons les forces de l'OTAN actuellement, et nous sommes là avec des soldats, y compris des forces spéciales. Nous avons des engagements dans beaucoup d'endroits d'Afrique. Nous avons le commandement au Kosovo. Nous ne sommes pas un pays qui a les mêmes capacités que les États-Unis, c'est peu de le dire. Au-delà du problème de principe, que j'espère avoir expliqué sincèrement, il y a l'origine de cette guerre et la position claire que nous avions prise, en prévenant de ce qui allait arriver, en décrivant ce qui allait arriver. Nous l'avons fait parce que cette région, nous la connaissons. Nous y avons une histoire, pas toujours heureuse d'ailleurs. Nous avons des amis, nous avons des informations, les Anglais aussi d'ailleurs, et quelquefois il faut, entre alliés, davantage s'écouter. Voilà, je pense que cela sera compris pour l'avenir. Nous avons une position particulière parce que nous avions pris cette position. Voilà pourquoi il n'y aura pas de soldats français.
Et pour le reste nous participerons à la reconstruction politique et économique de l'Irak. La clé en Irak, c'est l'inclusivité. C'est la confiance construite patiemment de tout ce qui compte en Irak, de tout ce qu'on pourrait remettre dans le processus politique plutôt que dans un rapport de force ou de violence. C'est un travail très patient. Je dois dire, pour m'intéresser beaucoup à d'autres crises, que cette philosophie de l'inclusivité, vous la pratiquez dans beaucoup d'autres endroits. Je suis très engagé personnellement, je pense que la France à un rôle particulier à jouer, non pas pour elle-même, mais pour la paix et pour l'Europe, dans la question des Balkans. Je suis allé personnellement depuis que je suis ministre, dans tous les pays des Balkans, comme au Kosovo il y a dix jours et en Macédoine, et je vais y retourner. La France, là aussi, a une histoire dans cette région, notamment une amitié ancienne avec la Serbie. Je veux utiliser cette influence pour que l'Europe réussisse son test de crédibilité et ait la capacité, après que les Américains nous ont aidés à rétablir la paix, à mettre ces pays dans un processus de civilisation qu'est le processus d'intégration européenne. Là, existe aussi ce problème d'inclusivité au Kosovo, les Serbes, les Albanais, en Macédoine. Nous sommes dans un processus. Sauf que dans les Balkans - vous savez que je suis ministre français, mais je suis un ministre très européen et ce n'est pas seulement un mot, ce n'est pas seulement lié au fait que je viens de passer cinq ans dans l'exécutif européen comme commissaire -, là, dans les Balkans, il y a une ligne d'horizon qui n'existe pas dans d'autres régions : celle de l'adhésion au projet européen, l'adhésion à l'Union européenne. Et donc, utilisons cette ligne d'horizon. Comment relativise-t-on le réflexe nationaliste ? C'est en proposant un horizon au-dessus du réflexe communautaire, du réflexe ethnique. Ce que je dis vaut pour l'Irak et pour d'autres crises. Vous relativisez ces réflexes qui donnent quelquefois de la violence, si vous êtes capable d'offrir un horizon. Il se trouve que, dans les Balkans, il y a cette ligne au-dessus : l'adhésion à l'Union européenne. La Slovénie, qui est une ancienne partie de la Yougoslavie, est dans l'Union européenne aujourd'hui. C'est incroyable ! La Croatie y sera, la Bulgarie, la Roumanie y seront dans trois ans probablement. Donc on a cette ligne, vous voyez. Malheureusement on n'a pas une ligne comme cela partout.
Excusez-moi de vous avoir entraîné ailleurs que Irak. Mais vous vous souvenez qu'on a beaucoup parlé du Kosovo.
Q - Où en est-on de la position de la France sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ?
R - Nous sommes favorables à la perspective européenne pour la Turquie. Naturellement, vous me permettrez de dire clairement que l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ou de tout autre pays européen, c'est l'affaire des Européens, non du gouvernement américain. J'espère que cela aussi, ce sera bien compris. Mais cela étant dit, personnellement, je pense qu'il faut préserver cette perspective à laquelle nous travaillons depuis quarante ans. Les Turcs travaillent depuis quarante ans, depuis que de Gaulle et Adenauer ont ouvert le dialogue. Naturellement, on n'entre pas dans l'Union parce que la porte est ouverte, quand vous voyez de la lumière derrière. Vous entrez dans l'Union en respectant un certain nombre de critères et de cahiers des charges. Et la Commission européenne va dire dans quelques semaines, dans quelques jours, si la Turquie est prête ou pas à engager des négociations. Donc nous attendons ce rapport. Mais c'est un débat extrêmement difficile pour beaucoup de nos pays. Très franchement aujourd'hui il y a dans tous les partis politiques français, y compris dans le mien, un sentiment négatif à l'égard du principe même qu'un pays comme la Turquie entre dans l'Union. Donc, il faut prendre le temps d'expliquer et dire que la question ne se pose pas pour demain matin. Ouvrir des négociations d'adhésion, ce n'est pas adhérer, c'est ouvrir une discussion qui peut durer un certain temps. Voilà ce que je peux dire aujourd'hui.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er octobre 2004)