Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec le quotidien libanais "Al Hayat" du 5 février 2005, sur la situation en Irak après les élections de janvier 2005, les relations avec l'Iran, la question du Proche-Orient et le dossier libanais.

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Média : Al Hayat - Presse étrangère

Texte intégral

Q - Pensez-vous que l'analyse française des résultats des élections irakiennes consacre le rapprochement franco-américain dans le dossier irakien ?
R - Il y a plusieurs mois, et avant les élections irakiennes, nous avons exprimé notre souhait d'ouvrir une page nouvelle sur le plan des relations euro-américaines. Je l'ai écrit moi-même d'ailleurs, au lendemain de la réélection du président George Bush, dans un article intitulé : "Lettre à un ami américain". Je suis allé le dire à Washington, à l'occasion de la nomination de Condoleezza Rice, et en faisant mes adieux à Colin Powell. Je considère donc qu'il est important, urgent et utile qu'il y ait un nouvel état d'esprit, et que nous discutions avec les Américains dans le dossier irakien.
Q - Mais en ce qui concerne ce dossier précisément, où il y a eu d'importantes divergences, êtes-vous d'accord avec les Américains ?
R - Le président de la République et moi-même avons affirmé que nous souhaitons nous tourner vers l'avenir. Ce n'est pas nouveau. Nous l'avons dit depuis le printemps dernier lorsque nous avons oeuvré avec les Américains, et d'autres parties, pour la mise au point de la résolution 1546. En effet, la solution politique constitue le seul moyen de sortir du drame irakien et de mettre un terme aux souffrances du peuple irakien. Tout le monde sait que nous n'avons pas approuvé la guerre. Au vu de la situation actuelle, nous considérons qu'il n'est pas possible de sortir de cette situation par les armes, les opérations militaires ni des forces supplémentaires. Il faut une approche politique. C'est ce qui nous a inspiré dans l'élaboration de la résolution 1546, qui définit la voie menant à cette issue politique.
Q - La résolution 1546 fixe la date du retrait des forces étrangères à la fin de l'année 2005. Mais les Etats-Unis ont déclaré qu'il n'y avait pas de date pour ce retrait.
R - La résolution 1546 ne prévoit pas uniquement ceci. Elle définit également des étapes, la première étant les élections. Ce sont des marches sur une échelle, et il convient de n'en rater aucune, surtout pas la première. C'est la raison pour laquelle les élections étaient importantes. Les autres étapes, les autres marches sont les suivantes : la Constitution et son adoption dans un délai n'excédant pas fin 2005, qui représente l'horizon du retrait des forces étrangères.
Q - Mais les Américains ont affirmé qu'il n'y avait pas de calendrier pour le retrait de leurs forces de l'Irak. Ceci veut-il dire qu'il existe toujours une divergence entre vous sur la question irakienne ?
R - La date du retrait est fixée au mois de décembre 2005. A ce moment, il faudra écouter le nouveau gouvernement irakien. C'est ce gouvernement qui doit dire ce qu'il souhaite. Je crois que la réussite de cette approche présuppose qu'il y ait la perspective d'un Irak entièrement souverain, de façon à ce que le peuple irakien décide pleinement de son avenir. Mais c'est une étape qu'il faudrait franchir après les autres, donc après les élections - qui ont eu lieu - et après la Constitution - qui n'a pas encore été rédigée - en plus des autres étapes qui précèdent cette date.
Q - Vous avez exprimé le souhait d'assister à une approche collective associant toutes les forces qui n'ont pas participé aux élections. Comment envisagez-vous le déroulement d'une telle approche ? Aurez-vous des contacts avec le Premier ministre Iyad Allaoui, qui avait critiqué la France ?
R - J'ai eu un contact avec M. Allaoui à Bruxelles, et je me suis exprimé devant lui. J'ai également rencontré le ministre des Affaires étrangères et le président irakiens lorsqu'ils sont venus à Paris. Nous avons maintenant des contacts avec les autorités irakiennes. En ce qui concerne l'approche politique, une première étape a été franchie grâce au courage et à la détermination du peuple irakien, en dépit de l'insécurité et de l'instabilité. Le moment de vérité sera l'adoption de la Constitution, qui doit assurer une place équitable à toutes les communautés religieuses et à toutes les forces politiques irakiennes. C'est une deuxième marche qu'il ne faut pas rater.
Q - La France est-elle inquiète au sujet d'un "Irak chiite" après ces élections ?
R - Je ne veux pas faire de procès d'intention. En Irak, il y a une communauté religieuse qui représente la majorité, et la démocratie stipule que la majorité est la majorité. On ne peut pas vouloir une chose et son contraire. L'important, c'est que la société irakienne ne soit pas figée par des réflexes communautaires, et que le prochain gouvernement améliore l'utilisation de son pouvoir et qu'il respecte les minorités de façon à ce qu'elles aient une place équitable. Je fais confiance à l'intelligence des différentes forces irakiennes qui leur permettra d'agir dans le but d'atteindre cet équilibre.
Q - Un autre dossier représente un sujet de divergence entre l'Europe et les Etats-Unis : l'Iran. Considérez-vous que l'approche européenne vis-à-vis de l'Iran est en train de porter ses fruits ? Les fruits d'une telle approche sont-ils satisfaisants, selon vous ? Quelles relations souhaitez-vous avec l'Iran ?
R - L'Iran est un grand pays ; son peuple est important et il faut le respecter. C'est un peuple qui a sa place dans cette région de l'Asie mineure et du Moyen-Orient, et ce serait une erreur que de ne pas le reconnaître. Ceci dit, nous ne souhaitons pas la prolifération des armes, et nous n'avons pas besoin d'armes nucléaires, surtout dans cette région. Ce pays doit renoncer à ses démarches en vue d'en posséder. Il n'en a pas besoin pour que sa place soit reconnue et son rôle respecté. Telle est la philosophie du dialogue entamé par la diplomatie européenne, notamment par l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne. Nous voyons ici l'incarnation de la première véritable diplomatie européenne, parce qu'aucun de nous n'était capable d'engager ces discussions tout seul. Nous le faisons en bonne entente avec les Russes et les Chinois, qui nous soutiennent, et qui sont très attentifs à ce qui se passe. Nous en informons également les Américains.
Quelles sont les alternatives ? La force ou l'indifférence. Mais nous y avons préféré le dialogue politique. C'est une façon de respecter l'Iran. Actuellement, nous progressons dans les négociations les yeux ouverts, parce qu'il faut obtenir des garanties objectives et nous assurer que l'Iran renonce aux activités visant à acquérir l'arme nucléaire. Si ces garanties sont assurées - ce que nous espérons -, l'Iran a tout à gagner, par une coopération qui lui permettra de produire une énergie nucléaire à des fins civiles, dont il a besoin pour son économie, ainsi que par une coopération économique et commerciale et un dialogue politique. Ce qui a attiré mon attention, c'est de voir le ministre iranien des Affaires étrangères, au Sommet de Charm El-Cheikh, lorsqu'il s'est installé à mes côtés, face à Colin Powell. L'Iran souhaite être reconnu comme un partenaire important dans la région. Nous avons besoin que l'Iran joue ce rôle positif au profit de la région.
Q - On entend dire que le président Chirac ne fait pas confiance au régime des Mollahs depuis l'affaire des otages au Liban dans les années 80.
R - Nous ne faisons pas de procès d'intention. Nous souhaitons regarder vers l'avant. Il y a une nouvelle situation au Moyen-Orient, et nous avons besoin de voir l'Iran s'inscrire dans un cadre constructif et pacifiste. Nous souhaitons d'ailleurs encourager cette approche. Le président Chirac a bien évidemment appuyé l'initiative européenne vis-à-vis de l'Iran. Il faut que les Américains, comme Condoleezza Rice l'a dit l'autre jour, expriment cette préférence pour que le dialogue politique avec l'Iran. Ils peuvent être méfiants, nous-mêmes, nous progressons, les yeux ouverts, dans ces négociations, mais il faut qu'elles réussissent, et leur réussite sera dans l'intérêt de tous.
Q - Vous vous rendez lundi en Palestine et en Israël. Quelles sont vos prévisions ? Sharon se retirera-t-il véritablement de Gaza et inclura-t-il ce retrait dans le cadre de la Feuille de route ? Les Arabes ont des doutes quant à sa politique. S'il a décidé de se retirer, pourquoi retarde-t-il autant ce retrait ?
R - Il existe également une nouvelle atmosphère et un nouveau cadre, et il faut en tenir compte. Je me rends à nouveau dans la région pour poursuivre le dialogue que j'avais entamé lorsque je suis allé à Ramallah au mois de juin rencontrer le président Yasser Arafat et l'équipe de l'Autorité palestinienne, puis au mois d'octobre, lorsque j'ai rencontré le Premier ministre israélien, Ariel Sharon, et certains de ses ministres. J'ai entamé ce dialogue et je souhaite le poursuivre pour montrer notre détermination et notre intérêt pour cette question. Je parlerai en ma qualité de ministre français des Affaires étrangères et en ma qualité européenne, parce que l'Europe a besoin d'agir et de s'exprimer d'une seule voix dans cette région pour qu'elle soit utile et respectée. Oui, je crois que M. Sharon a pris une décision courageuse et qu'il va mettre en uvre le retrait d'un premier territoire palestinien, et nous voyons clairement qu'il se heurte à de nombreux problèmes sur ce plan. Il a probablement besoin d'un peu de temps, parce qu'une partie de son opinion publique et de son parti est contre lui, en plus des colons. Mais je suis sûr qu'il est désireux de réussir ce premier retrait.
Q - Mais le fera-t-il dans le cadre de la Feuille de route ?
R - Je lui ai posé cette question dans son bureau en octobre dernier, et M. Weisglass était à ses côtés. Il a dit que la Feuille de route était toujours de mise pour lui. Puis il l'a réitéré ultérieurement. De l'autre côté, Mahmoud Abbas se trouve dans une situation nouvelle après des élections qui ont montré la maturité et la responsabilité du peuple palestinien, et qui précèdent d'autres élections, municipales et générales, devant renforcer la légitimité de l'Autorité palestinienne. Nous devons ici aider l'Autorité palestinienne à réussir sa réforme et renforcer sa sécurité. Tel est l'objectif de la réunion de Londres. Tout ceci reste très fragile, mais je considère qu'il existe une nouvelle atmosphère qui n'avait pas prévalu depuis de nombreuses années. Il semble y avoir une nouvelle volonté d'action de la part de Washington et une disposition européenne. C'est le temps du rétablissement de la paix.
Q - Pensez-vous que les Américains vous permettront d'agir à leurs côtés dans le Processus de paix ?
R - Personne ne réussit la paix tout seul. Le monde entier est concerné par ce conflit et doit agir pour éviter l'instabilité. Pas plus qu'en Irak, on ne peut faire la paix seul. Cet effort doit s'inscrire dans le cadre d'une série d'efforts économiques, d'un dialogue politique et de garanties sécuritaires. Il est de l'intérêt des Américains de ne pas être tout seuls, et c'est également notre intérêt. A mon avis, dans le cadre de la nouvelle relation entre Européens et Américains, la paix au Proche-Orient représente une priorité et un test.
Q - Depuis l'adoption de la résolution 1559, quelles mesures pour l'appliquer avez-vous relevées sur le terrain ? Quelle évolution voyez-vous pour une résolution que vous avez parrainée avec les Etats-Unis ?
R - Notre ligne, ici et partout ailleurs, est la souveraineté, la sécurité des peuples et le bon voisinage. C'est une ligne traditionnelle qui régit la politique française dans le monde. C'est ce qui nous amène aujourd'hui à agir à l'égard de l'Irak et en ce qui concerne le peuple palestinien. Notre espoir pour le Liban, ce pays ami, avec lequel nous avons une histoire commune, c'est que le peuple libanais retrouvera progressivement la souveraineté qui lui fait défaut.
Q - A quelles démarches vous attendez-vous de la part de la Syrie ?
R - La première démarche, qui s'inscrit dans le cadre de l'esprit de la résolution 1559, consiste à ce que les élections se déroulent de façon normale. Il faudra ensuite qu'il y ait, conformément à ce qui est demandé, des mouvements réels de retrait des forces syriennes et des services de renseignement, pour que ce pays retrouve progressivement son indépendance. Le premier test, le premier moment de vérité, seront les élections législatives. Mais il y a également la demande faite au pouvoir libanais d'élargir le cadre de son autorité sur l'ensemble de son territoire. C'est fondamental.
Q - Le Patriarche Nasrallah Sfeir, que vous avez rencontré, a-t-il donné l'impression que la résolution 1559 aboutira aux résultats escomptés ?
R - Nous engageons le dialogue avec tous ceux qui ont un poids au Liban, ce qui est le cas du Patriarche. Tout le monde attend actuellement de voir de quelle manière sera appliquée la résolution 1559, et si elle sera appliquée. Je crois que sa mise en oeuvre est dans l'intérêt des différentes parties. Le Secrétaire général des Nations unies y veille. Nous aussi d'ailleurs. Il faut donc des démarches qui aillent dans le bon sens. Nous sommes déterminés, parce que c'est la volonté de la communauté internationale qui s'est exprimée dans la résolution 1559.
Q - Comment peut-on imaginer que des pays comme les Etats-Unis et la France adoptent une résolution aussi importante sans en parler avec la Syrie, d'autant qu'il s'agit d'une résolution qui concerne en premier lieu la politique syrienne ?
R - Tout d'abord, ce n'est pas nous qui avons adopté la résolution, c'est-à-dire les Français et les Américains. Elle a été votée par le Conseil de sécurité. Nous avons d'ailleurs beaucoup parlé avec la Syrie pendant les années et les mois passés, pour exprimer notre préoccupation et notre attente, mais nous n'avons pas été entendus.
Q - Qu'attendez-vous actuellement de la part de la Syrie ?
R - J'espère que ce message de rationalité sera écouté par la Syrie, qui est un grand pays, avec un rôle à jouer, s'il se comporte avec un état d'esprit positif et constructif. Jusqu'à dernièrement, nous avons eu de très bonnes relations avec la Syrie. Et rien n'empêche que nous retrouvions ces relations fondées sur une vieille amitié.
Q - Si la résolution 1559 n'est pas appliquée, y aura-t-il une autre résolution ?
R - Il y a une approche suivie par le Secrétaire général des Nations unies suite à une demande qui lui a été faite. Cette approche consiste à suivre la résolution 1559, à la surveiller, et à procéder à une évaluation régulière. Là aussi, nous espérons, les yeux ouverts, que cette résolution sera appliquée progressivement.
Q - Le discours américain envers la Syrie adopte un ton plus acerbe que celui de la France. Y a-t-il également des différences dans l'approche ?
R - La résolution 1559 cherche à préserver la souveraineté et l'indépendance du Liban. Cet objectif, nous le partageons avec nombre de nos partenaires, à commencer par les Américains. Le dialogue américain avec la Syrie évoque d'autres questions, dont notamment celle de l'Irak. Cela pourrait expliquer les différences dans le discours.
Q - La France participe aujourd'hui à une conférence sur la lutte anti-terroriste, qui se tient à Riyad. Quel commentaire avez-vous en ce qui concerne le terrorisme dans la région, en particulier au Koweït et dans le Royaume d'Arabie saoudite ?
R - Nous devons agir ensemble pour parvenir à deux réponses. Une réponse sécuritaire, qui nécessite une coopération entre nos dispositifs pour qu'ils luttent contre le terrorisme, qui n'a de justification dans aucun endroit. La seconde réponse, à laquelle nous devons également travailler ensemble, est celle portant sur les racines du terrorisme. La conviction que de nombreux peuples partagent avec nous, c'est que le terrorisme est alimenté par de nombreuses crises, par l'humiliation, la guerre, les conditions de pauvreté et de misère. Il faut oeuvrer ensemble avec tous les pays frappés par le terrorisme pour remédier aux crises et à la pauvreté qui mènent au développement d'un fléau inacceptable.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 février 2005)