Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France-Inter le 11 janvier 2005, sur la baisse de l'impôt sur le revenu comme "priorité" gouvernementale, les responsabilités du président de la République, le référendum sur la Constitution européenne, et la situation au Darfour.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- Comment réformer, c'est-à-dire prendre le risque de mesures impopulaires, lorsque se présente, à terme, un référendum engagent la place de la France dans la construction européenne ? Bref, comment gouverner sans transformer un scrutin en vote sanction ? J.-P. Raffarin en présentant ses vux à la presse, hier, et en évoquant son horizon au 1er janvier 2006, a-t-il répondu à ses questions ? [...] Juste avant 8 heures, vous nous parliez de votre exigence de vérité. Vous évoquez notamment la phrase du Premier ministre sur cette baisse d'impôt qui, à ses yeux, est évidemment faisable. C'est le "évidemment" qui semblait vous déranger...
R- Non, c'est le "faisable" aussi. Car ce n'est ni évident ni faisable, ce ne sera pas fait et une nouvelle fois, les Français découvriront que les responsables politiques leur mentent. Mais je vais répondre à la question précise qui est la vôtre : vous dites "comment gouverner dans des temps où il y a des rendez-vous difficiles ?". La réponse est simple : pour gouverner en des temps difficiles, les gouvernants n'ont qu'un allié, c'est la vérité. Si les citoyens mesurent tout d'un coup la gravité des problèmes qui se posent - par exemple, nos déficits insensés, notre dette qui continue à s'accroître, notre place qui a l'air de s'affaiblir...
Q- Au passage : est-ce votre hiérarchie ça ? Le principal problème dont souffre la France en ce début de semaine 2005, vous le situez où ?
R- Le principal problème dont souffre la France, c'est que les Français, même ceux qui travaillent, même quand ils travaillent, même avec un salaire moyen, n'arrivent pas à assurer les fins de mois de leur famille.
Q- Mais c'est vrai partout, pas seulement en France.
R- Non, ce n'est pas vrai partout.
Q- Aux Etats-Unis aussi ; les travailleurs pauvres, c'est d'abord là-bas qu'on en a parlés.
R- C'est vrai, mais je ne parle pas des travailleurs pauvres. Pendant longtemps, on a parlé des exclus, et en effet de ceux qui sont tout en bas de l'échelle. Aujourd'hui, pour moi, la question principale, c'est que les salaires moyens - non pas les salaires d'en bas de l'échelle seulement, mais même les salaires moyens - n'y arrivent. Parce qu'on a eu une hausse des prix qu'aucun indice n'a mesurée, une hausse très importante du logement, que tous les salaires se sont trouvés bloqués par une absence complète de souplesse de l'économie française. Et donc, aujourd'hui, pour moi, le principal problème, c'est que le découragement ou la lassitude, peut-être un jour plus grave encore, est allé jusqu'aux salaires moyens, c'est-à-dire des gens qui travaillent, qui ne sont pas en bas de l'échelle. Alors, que dire de ceux qui sont bas de l'échelle ou de ceux qui sont exclus, et qui n'y arrivent plus ? Pour moi, il y a une crise sociale - sociale ! - latente dans la société française, parce que c'est devenu trop difficile et que, notamment, quand vous n'avez qu'un seul salaire à la maison, une famille monoparentale, ou une seule personne qui travaille, cela devient extrêmement difficile, et personne n'en parle.
Q- Mais votre vérité ce matin, c'est de dire au fond que tel que le pays est gouverné aujourd'hui, cela va encore s'aggraver ?
R- Je pense qu'on ne sortira pas de la situation si difficile dans laquelle nous sommes par la multiplication de promesses à laquelle on assiste, par cette espèce de machine à engagements, machine à priorités. Si on était humoriste, on écrirait des livres sur... Je crois que l'on est à la 25ème priorité - j'ai essayé de faire le compte - depuis deux ans. "Priorité" - tout à l'heure on va entendre un linguiste brillant -, cela devrait dire qu'on choisit un sujet et que l'on s'y concentre. Cette fois -ci, c'est la 25ème ! La baisse des impôts, la baisse des charges, l'augmentation des cotisations de solidarités, on promet tout et le contraire de tout, et on sait très bien que l'on ne pourra pas le réaliser. Il n'y a pas un seul ministre du Gouvernement qui croit un mot de ce qui est annoncé dans les déclarations officielles sur le chapitre de la baisse des impôts, de la baisse des charges et de l'augmentation des cotisations de solidarité diverses que l'on promet. Donc, je crois que cette manière de gouverner est, en réalité, une manière de faire naître le découragement dans la société française ou le désintérêt ; "Qu'ils parlent, disent les Français, cela n'a aucune importance, parce que la réalité ne changera pas".
Q- Mais qui gouverne ?
R- C'est le président de la République qui gouverne. La responsabilité dans nos institutions et dans la réalité des choses, c'est le président de la République. Cela devrait être, de sa part, la raison d'un exercice de responsabilité, s'adressant aux Français, leur disant "voilà la difficulté et voilà comment nous allons la traiter". Au contraire de cela, c'est l'occasion d'un exercice de dé-responsabilité : je décide, j'exerce le pouvoir tout seul. Le Parlement, la représentation des Français, tout cela n'a aucune importance, et je vous fais des promesses de manière que vous vous sentiez rassurés pour quelques semaines encore. D'ailleurs, ce n'est pas pour moi la manière de prendre les choses. Et cela s'accompagne, vous le savez bien, d'une ambiance de cour. Les déclarations des membres du Gouvernement et de la majorité ces semaines-ci, sont - si l'on avait le coeur à rire - elles seraient à se tordre de rire, parce que, vraiment, on accumule les superlatifs pour parler de l'action du président de la République, et je trouve que même cela n'est pas respectueux. On devrait avoir pour les Français davantage... On devrait équilibrer son langage.
Q- Mais alors, puisque l'on est dans le territoire de la vérité, où est la solution ? Que faut-il faire ? Faut-il que le Premier ministre s'en aille, que le président de la République s'en aille aussi ?
R- Il faut deux choses : premièrement, que les gouvernants changent la manière de gouverner, qu'ils adoptent des attitudes qui ressemblent davantage à ce qu'une démocratie devrait être...
Q- ... C'est ce que l'on dit toujours !
R- ... Responsable et véridique, et changer les institutions.
Q- Mais puisque vous avez parlé de la vérité : c'est ce que l'on dit toujours et que l'on ne fait jamais, alors que peut-il se passer maintenant ?
R- Il faudra un jour que des changements, ou des alternances, des changements de pratiques gouvernementales interviennent. Cela est inéluctable. On ne peut pas, en utilisant des méthodes comme celles-là, résoudre les problèmes du pays et le pays le dira nécessairement le jour venu.
Q- Et s'il le dit dans le référendum ? J'en viens à ma question première, si en effet c'est sur la question du référendum que s'exprime tout à coup le refus du pays de rester dans ce processus politique là ?
R- Eh bien c'est un très grave risque, et vous avez raison de l'énoncer comme tel. Je considère pour moi que le référendum, que, pour simplifier, la pensée unique considère comme gagné depuis que le PS, à une majorité assez courte, a fait le choix du "oui", tout le monde considère que tout va très bien, Madame la Marquise. Moi, je ne crois pas. Je ne le crois, comme quelqu'un qui a fait de l'Europe la première raison de son engagement. Mais je pense qu'il y a en effet trois gisements très importants pour le "non". Le premier gisement, c'est l'idée que l'Europe, c'est ce qui porte le libéralisme débridé, et qu'une partie de la gauche, à mon avis très importante, va porter dans ce référendum - on en a eu des exemples ce matin dans le journal. Deuxièmement, il y a l'affaire de l'adhésion de la Turquie qui change le projet européen, y compris pour un certain nombre de ceux qui y croyaient. Troisièmement, il y a ce malaise social et démocratique que vous indiquez à l'instant, et qui, me semble-t-il, est réel et profond. Si on ne prend pas au sérieux ces trois objections, si on n'y répond pas, si on ne considère pas que c'est cela qu'il faut traiter dans un dialogue, y compris rugueux et véridique, avec le pays, je crains que l'on ait des déboires très importants. Vous avez parfaitement raison de mettre l'accent sur ce risque. Pour tous ceux, comme moi, qui croient que le mouvement de la construction européenne est la seule réponse - non pas une réponse, mais la seule réponse possible - aux questions qui se posent à nous, qu'il n'y a aucun autre chemin, en effet, ceci apparaît comme une hypothèque et un risque qui été pris par les gouvernants.
Q- Une dernière chose : vous disiez "il y aurait des raison d'en rire si la période n'était pas aussi dramatique" vous vous apprêtiez ces jours-ci à partir pour le Darfour. On n'en parle pas beaucoup du Darfour, on y meurt énormément au Darfour.
R- On y meurt énormément....
Q- On ne parle pas beaucoup du paludisme, on ne parle pas décidément suffisamment du Sida qui aura fait plus de morts que toutes les guerres du XXème siècle. Y a-t-il eu, sur la question de l'Asie, une telle pression médiatique, qu'au fond, le monde occidental s'est un peu donné bonne conscience en disant : "allez, on va donner pour ces pauvres gens qui ont tellement souffert", ce qui nous permet, une fois que l'on aura fini de donner pour l'Asie, d'oublier tout le reste ?
R- Oui, il y a un déséquilibre Je ne dis pas que ce déséquilibre n'était pas justifié. Dans ce qui s'est passé à propos du tsunami, il y a eu aussi la révélation du sentiment de solidarité très profond à la surface de la planète de toutes les opinions publiques et de tous les pays. Ce mouvement de générosité révèle quelque chose de juste et de positif sur la société qui est la nôtre. Mais en même temps, il ne faut pas oublier le reste. En effet, vous indiquiez à l'instant que je devais être aujourd'hui au Soudan, et puis avec F. Rutelli, le président de la Margarita en Italie, et les représentants du Parti démocrate européen que nous avons créé, nous n'avons pas eu les visas pour entrer au Soudan. Vous imaginez qu'il existe aujourd'hui un pays, à la surface de la planète, où des responsables politiques exerçant des responsabilités importantes n'ont pas le droit d'aller parce qu'il y a le Darfour naturellement. On nous a dit que c'était des problèmes de sécurité liés à la signature des accords partiels de paix au Sud Soudan. Mais on n'a pas permis à des responsables politiques importants d'entrer au Soudan. Nous irons, de toute façon, d'ici quelques semaines, visa ou pas visa. Mais il y a là quelque chose qui révèle en effet le déséquilibre du monde des pays qui méritent la solidarité dont on parle, des évènements qui choquent l'opinion et dont on parle et d'autres que l'on oublie. Et on oublie l'Afrique, avec les drames, en effet, qu'elle porte ; vous venez d'en indiquer quelques uns, des drames politiques comme le Darfour et d'autres, le paludisme, le Sida et l'immense misère de ceux qui - ils sont plus d'un milliard à la surface de la planète - qui n'ont pas de quoi manger et boire une eau saine pour survivre. Or il se trouve que ces pays abandonnés sont les plus jeunes de la planète, les pays les plus riches sont les plus vieux. Et dans toute l'histoire de l'espèce humaine, il n'est jamais arrivé que des pays misérables et jeunes, à côté de pays riches et vieux, réussissent à maintenir entre eux un équilibre durable. On va dire les choses comme ça, c'est plus prudent.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 11 janvier 2005)