Interview de M. Philippe de Villiers, président du Mouvement pour la France, à France 2 le 13 décembre 2004, sur la perspective de l'ouverture de négociations en vue de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

Q- Une semaine très importante s'ouvre pour l'Europe : c'est jeudi et vendredi que le Conseil européen va se décider sur l'opportunité d'ouvrir une négociation en vue de l'adhésion de la Turquie à l'Europe. Vous êtes contre l'adhésion. Etes-vous aussi contre la discussion ?
R- On discute avec les Turcs depuis 1963 !
Q- Là, c'est l'ouverture de la discussion pour la négociation...
R- Je suis contre l'entrée de la Turquie dans l'Europe. Cela veut dire que j'attends du président de la République qu'il brandisse un veto lors de la réunion des chefs d'Etat et de gouvernement, jeudi et vendredi, pour dire que "la France ne me suit pas", "la majorité des français sont hostiles à l'entrée de la Turquie, donc je brandis le veto"...
Q- Vous dites cela parce qu'il y a un sondage, ce matin dans Le Figaro, qui dit que 67% des français sont contre l'adhésion. Mais on sait que J. Chirac sait qu'il est pour l'adhésion : il ne va pas brandir un droit de veto...
R- Il y a un moment où le président de la République doit se retourner pour demander aux Français ce qu'ils veulent, parce que sinon, on est à la limite de la forfaiture !
Q- Mais le président de la République va vous dire qu'on ne gouverne pas avec les sondages...
R- C'est une question essentielle. La Turquie n'est pas dans l'Union européenne. S'il y a la fameuse Constitution qui est adoptée, elle indexe le pouvoir sur le poids démographique des différents pays : cela veut dire que la Turquie demain - je ne sais pas si les Français le savent et s'en rendent compte - aura plus de députés que la France et plus de voix au Conseil que l'Allemagne, c'est-à-dire qu'elle sera le pays prépondérant en Europe. Donc cela vaut quand même la peine que le président de la République, sur une question aussi importante - c'est le périmètre de l'Europe, c'est le destin de la France - se retourne vers les Français, pour leur dire : "Je ne peux pas décider tout seul". Parce que, c'est trop facile de nous dire, "Ah, mais vous, vous aurez un référendum dans 15 ans" ! Non mais attendez, dans 15 ans ! Lui vote tout de suite et nous on votera dans 15 ans ?! Mais ce n'est pas sérieux ! Dans 15 ans, on nous dira "Ah, ben oui, mais regardez, c'est trop tard". Déjà on nous dit maintenant, "vous comprenez, c'est depuis 1963 qu'on discute, on ne peut pas dire "non" à la Turquie". C'est déjà difficile de dire "non" maintenant, alors dans 15 ans, ce sera absolument impossible !
Q- Vous parlez du poids démographique de la Turquie, mais ce n'est quand même que 15 % du total de l'Union, ce n'est pas la suprématie, il ne faut pas exagérer...
R- Absolument, 15%. Mais vous savez pourquoi Giscard est pour sa constitution et est contre l'entrée de la Turquie ? Parce qu'il a bidouillé une constitution qui indexe le pouvoir sur le poids démographique ; vous savez c'est la fameuse "règle des 55 %"...
Q- 55 % des Etats, 65 % de la population, pour faire passer une décision. La Turquie n'a pas 65 %, elle a 15 % !
R- M. Giscard d'Estaing, l'auteur de la Constitution, dit lui-même que cette Constitution rétablit l'équilibre entre les Etats et les individus - c'est une Europe des individus, plus qu'une Europe des Etats - et donc lui-même en tire la conclusion que l'entrée de la Turquie sera dangereuse. Alors, écoutez, si l'auteur de la Constitution nous dit qu'il faut faire voter cette Constitution, mais ne pas faire entrer la Turquie, sinon cela devient dangereux", moi j'écoute, pour une fois, ce que dit Giscard !
Q- Vous demandez donc un droit de veto exercé par J. Chirac. C'est peu probable qu'il le fasse. Comment voyez-vous évoluer les choses ? Parce que tout le monde dit que cette ouverture de négociation ne se traduira pas forcément par une adhésion, bien au contraire. Tout le monde dit que c'est ouvert...
R- Je ne sais pas qui est "tout le monde", mais moi...
Q- Les pays européens qui négocient...
R- Ecoutez, je vais vous dire ce que je pense. D'abord, historiquement, il n'y a pas un exemple d'une entrée dans la négociation pour un élargissement, qui ne se soit terminé de manière positive. Donc ce serait la première fois. En principe, quand vous entrez dans une négociation avec quelqu'un, ce n'est pas pour échouer. Il est possible que l'échec arrive mais ce n'est pas pour échouer. Il se trouve qu'en plus, c'est la Commission qui va négocier. Or la Commission elle est idéologiquement favorable à une Europe multiculturelle et elle a même dit, dans son rapport du 6 octobre dernier, qu'il est "important que la Turquie, aujourd'hui prolifique, apporte un nouveau peuplement à une Europe aujourd'hui vieillissante". En d'autres termes, on demande à la Turquie de repeupler l'Europe ! Ce n'est pas moi qui le dis, c'est la Commission de Bruxelles. Donc tout pousse, du côté de l'Europe de Bruxelles, idéologiquement à l'idée de ne plus avoir de frontières entre la Turquie et l'Union européenne. Or je trouve que c'est une très grave imprudence. Et je le dis par respect pour le monde turc. Il y a historiquement, culturellement, un monde turc, qui n'est pas le monde arabe, qu'on confond souvent à tort avec le monde arabe, qui n'est pas le monde européen, qui n'est pas le monde russe, car le monde russe c'est encore autre chose. C'est la phrase de de Gaulle : si vous voulez unir les peuples, ne cherchez pas à les intégrer comme des marrons dans une purée de marrons. Et donc ce n'est pas en confondant tous ces mondes, que l'on va établir les conditions de la paix. Au contraire, on va créer une société multiculturelle qui conduira à la guerre de civilisations.
Q- Si J. Chirac n'exerce pas de droit de veto, ce qui paraît quand même très probable, est-ce que vous avez autre chose à lui demander ?
R- Trois choses. La première, ce matin, qu'il réunisse, compte tenu du sondage paru dans Le Figaro et de ce que semble être l'opinion française, qu'il réunisse les forces politiques.
Q- Vous faites très confiance aux sondages !
R- Non, mais quand c'est aussi net - 67 % de français qui sont contre l'entrée de la Turquie -, c'est quand même une indication. Mais comme je ne crois pas aux sondages universels mais au suffrage universel, vous allez voir la suite. Donc les forces politiques, il les réunit, toutes sensibilités, pour prendre le pouls justement des français et de leurs représentants. Ensuite, brandir le veto : c'est ça qu'on lui demande. Il représente la France, la France n'est pas d'accord, les Français ne sont pas d'accord, donc il dit "Je ne peux pas engager la France". Et s'il ne le fait pas, eh bien, dans ce cas-là, il remet son mandat en jeu.
Q- Donc vous demandez la démission de J. Chirac ?
R- Je lui demande, si vendredi prochain il engage la France dans cette négociation, de se tourner vers les Français et de dire "J'ai cru devoir, en mon âme et conscience engager la France dans cette négociation, je n'ai pas brandi le veto, je me retourne vers les Français qui m'ont élu, pour leur demander leur sentiment" : donc soit un référendum, soit une élection présidentielle. Une élection présidentielle serait la meilleure solution. Regardez la position du parti présidentiel, auquel je n'appartiens pas, mais qui est un parti ami, l'UMP. L'UMP est contre. Le parti qui soutient le Président, même lui, est contre ! Donc le Président ne peut pas faire ce coup de force. Je supplie J. Chirac d'écouter les Français. Je ne comprends pas sa position, lui qui est si soucieux d'établir un décalage entre la France et l'Amérique ! Pour une fois, le voilà plus américain que les Américains. Je ne comprends pas la position de J. Chirac.
Q- Mais réclamer la démission de J. Chirac, c'est quand même un peu fort, non ?
R- Ce n'est pas la démission de J. Chirac. Je dis que c'est aux français de juger. Vous ne trouvez pas ? On est en démocratie. C'est dans le droit fil du gaullisme. Le Général de Gaulle avait établi le référendum et l'élection présidentielle au suffrage universel, en disant ceci : il faut que de temps en temps, le chef de l'Etat vérifie qu'il est bien en accord avec les Français.
(Source http://www.mpf-villiers.com, le 14 décembre 2004)