Interview de M. Jean-Louis Borloo, ministre de l'emploi, du travail et de la cohésion sociale à France-Inter le 1er juillet 2004, sur le financement du plan de cohésion sociale, le logement social et la situation de l'emploi.

Prononcé le 1er juillet 2004

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli -. Le plan Borloo pourra-t-il répondre à la pénurie de logements qu'aggrave l'explosion des prix partout en France ? En province, la hausse pour les appartements atteint en six ans 51 % ; 52 % pour les maisons ; 47 % de hausse à Paris, avec un prix du mètre carré autour de 4 000 euros. Il y a longtemps que les salaires modestes sont exclus de ce marché, et les salaires moyens commencent à l'être. Or une enquête TNS, réalisée pour la Sofrès pour le compte de la Caisse d'épargne, paraissant aujourd'hui, indique que 52 % des personnes vivant en HLM achèteraient leur logement si un dispositif d'accession à la propriété existait.
Le plan de cohésion sociale réussira-t-il à ce que le territoire de la ville reste ouvert à tous ? Invité de "Question Directe", J.-L. Borloo, ministre de l'Emploi, du Travail, de la Cohésion sociale.
Q- La ville, c'est, par essence, le territoire politique. Ce que vous aviez réussi à Valenciennes - on parlait du "laboratoire de Valenciennes" - est-ce facilement applicable à l'échelle du pays ?
R - "Oui, cela dépend de chacun des acteurs. Vous parlez du logement, par exemple : le processus de logement, il faut qu'il y ait, à la fois, des moyens financiers, des moyens d'Etat d'aide à la pierre. Il faut également que les organismes en charge se mobilisent, il faut que les collectivités locales, les mairies tout simplement, permettent de construire, organisent des terrains, rendent des terrains adaptés."
Q-Mais il faut que ce soit possible surtout pour les gens ! Qui peut, aujourd'hui, encore, avoir accès facilement à un logement, tant pour l'achat que pour la location ?
R - "Il y a deux sujets : quand il y a une crise, ça pèse sur tout, autant sur l'achat que sur la location. La situation française, il serait quand même un tout petit peu temps que chacun fasse son boulot. En dix ans, on a construit deux fois moins de logements sociaux que pendant la décennie précédente, c'est assez simple. On a même eu un record historique, en 1999 : 38 500 logements construits alors qu'il faut entre 80 et 90 000 en moyenne par an. Quand vous cumulez pendant dix ans ces retards, "ça pète" sur tous les bouts de la chaîne ! A la fois, sur l'urgence, sur la capacité d'accueillir, on a des gens à l'hôtel, quasiment à l'année, 13 500 chambres, dans des conditions scandaleuses à Paris ; en même temps, le parc HLM est réservé finalement, pas forcément toujours à ceux qui en ont le plus besoin à vrai dire, parce que des gens sont là même quand ils pourraient quitter ; ils restent là parce que c'est un marché qui est moins cher qu'ailleurs. Vous avez un patrimoine qui se dégrade. Vous savez qu'on a, en même temps, des logements vacants. Je rappelle qu'il y a 2 millions de logements vacants en France."
Q-Parce qu'ils sont tellement dégradés qu'on ne peut plus les habiter ?
R - "Pour deux raisons principales. La première, c'est que, dans des barres, certains sont dégradés, ont fait l'objet de réhabilitations surnommées "PALULOS", une fois, deux fois, trois fois. Mais quand vous ne changez pas tous les sujets en même temps, à la fois, le cadre de vie, le cadre du quartier, et que vous n'avez pas d'activité, cela pose un vrai sujet. Et une deuxième raison qu'on oublie : c'est que le propriétaire, le petit propriétaire, qui veut louer, est le cocontractant le moins bien traité de France. C'est le seul qui, s'il veut, il y a un décalage de un mois, deux mois, trois mois de créance. En fait, il faut qu'il faut qu'il fasse un procès de trois ans, pour terminer par un drame qui est l'expulsion - personne n'a envie d'aller expulser son propre locataire. On a donc des failles juridiques auxquelles ce plan de cohésion a vocation de répondre. Une créance de la petite injonction de payer, rapide, immédiate, de façon à ce que le propriétaire soit confiant et serein. On attend énormément du marché privé. Deuxièmement, il y a, aujourd'hui, les Assises nationales sur le logement qui s'ouvrent tout à l'heure. M.-P. Daubresse va présenter, avec les partenaires, une Caisse de garantie du loyer. Parce que ce marché privé faisait l'essentiel du marché social avant, il faut bien se rendre compte de cela ; ce marché privé s'est complètement réduit. Et le parc HLM a besoin de doubler sa production. La profession s'est mis d'accord avec elle. Jusqu'à présent, on faisait un financement tatillon, opération par opération. On s'est mis d'accord sur un programme de cinq ans. Maintenant, plus personne n'a d'excuse, plus personne, à partir de ce plan, n'aura d'excuse pour arriver au taux de production."
Q-Comment allez-vous faire ce qu'on a pu faire à Valenciennes, parce qu'à l'échelon d'une ville, on peut faire en sorte que tout le monde, comme vous le dites, "se mette d'accord" et pousse et tire dans le même sens ? A l'échelon du pays, comment faites-vous ? Au moment où, précisément, en plus, les finances de l'Etat ne sont pas en bon étant - on parlera du financement de vos mesures tout à l'heure -, mais comment faites-vous pour que tout le monde marche derrière vous ?
R - "Je crois beaucoup à la parole politique, je crois beaucoup au message. Je crois beaucoup que des choses ne se font pas parce qu'on n'y pense pas, parce qu'on est pris par d'autres urgences, par d'autres priorités, je ne crois pas à la mauvaise volonté généralisée. Je me souviens que quand on disait à Valenciennes : "on va redevenir un des plus grands districts industriels d'Europe" - c'était une phrase - ; quand on disait : "au lieu d'avoir une université, devenons une ville universitaire", c'était une phrase, et pourtant tout le monde, du coup, dans la ville, s'est mis, s'est organisé en fonction de cette stratégie-là. C'est chacun des acteurs qui fait la vie d'une cité."
Q-Valenciennes, cela vous a pris combien de temps ?
R - "Vraiment, pour avoir un début de résultats : quatre ans, cinq ans, pour vraiment changer la donne, une décennie. C'est cela la vérité. Il ne faut pas raconter... Le problème de mon plan, ce n'est pas les commentaires des "pisse-vinaigre", disant : "gna, gna, gna, gna", "peut-être que..".Ce n'est pas cela le sujet."
Q-Vous êtes sévère parce qu'il n'est pas si mal accueilli que cela, ni par les syndicats, ni même par la gauche. La seule question que vous pose S. Royal, au fond, c'est : est-ce que ça va aller assez vite ?
R - "Elle pose la bonne question. Je vais vous dire : le drame, le truc qui m'angoisse : ce plan va se faire, je n'ai aucun inquiétude là-dessus, tout le monde va se mobiliser, à droite, à gauche, au milieu, au centre, partout. La seule difficulté, c'est que votre auditeur, là, qui écoute, qui, lui, a un problème de logement épouvantable, qui est au RMI, parce qu'en général, ça va ensemble, il entend ce plan, et puis il se dit : peut-être qu'il va le faire ce gars-là, on ne sait jamais, on va peut-être le croire. Le problème, c'est que, entre cette minute, où tout est garanti au plan des financements, et la mise en place physique, pour lui, il va se passer, s'il est dans la première charrette, neuf mois, s'il est dans la deuxième, deux ans, dans la troisième, trois ans. Parce que ça monte en pression doucement, forcément, puisqu'il faut accueillir tous ces RMistes, un par un, avec un contrat d'activité, un contrat de formation, il faut mettre en place les formations, il faut que les collectivités locales jouent le jeu. Donc, ce qui m'angoisse le plus, c'est cela, c'est le décalage qu'il y a entre une société qui dit des choses, un gouvernement qui dit des choses, qui les met en place, et le temps pour les gens physiquement. La pression est telle, pour un certain nombre de familles ! Pensez aux familles qui sont dans des hôtels d'urgence aujourd'hui !"
Q-Le problème, et tout le monde se pose la question d'ailleurs, ce matin : comment va-t-[il] faire ? Parce que, ces 13 milliards que l'on vous donne sur cinq ans, c'est une loi de programmation, ce n'est pas une loi de Finances. Cela veut dire qu'à tout moment, on peut se demander si on peut tenir cet engagement-là ?
R - "Mais non."
Q-Si, un petit peu, quand même, si...
R - "Monsieur Paoli..."
Q-Je sais que jusqu'à mardi, vous vous êtes battu pour...
R - "Pour avoir la loi de programmation, ce n'est pas pour rien que je me suis battu. Je vais vous expliquer pourquoi : parce qu'en matière sociale plus qu'ailleurs, il faut de la durée et de la sécurité dans l'action. On ne peut pas demander aux partenaires, les régions, de financer de la formation, les collectivités de prendre en charge ce problème-là, et puis dire : on ne sait pas très très bien où on va. Le plan est chiffré ligne à ligne, euro par euro, pendant cinq ans..."
Q-Et il sera tenu sur les cinq ans au centime près ?
R - "Ecoutez-moi : la loi de programmation dans une démocratie, on ne peut rien faire de mieux. Ce n'est pas une caution bancaire mais on ne peut rien faire de mieux. C'est le seul cas où un Etat dit : pendant cinq ans, ligne par ligne, voilà ce que je vais mettre. Alors, évidemment, on est dans une démocratie, il peut y avoir demain un changement de régime. Je ne peux pas vous garantir que dans quatre ans, avec un changement de régime, on continuera à honorer, puisque tous les ans, il faut que la loi de Finances... Mais ce que je peux vous dire, c'est que c'est le meilleur système des démocraties. Et je vais vous dire une deuxième chose : si cette loi, si ce plan de cohésion sociale était juste une élucubration d'un type dans un coin, il y aurait risque. Mais ce n'est qu'une succession de vieilles recettes de bon sens voulues par les Français. Il se trouve que tout le monde veut cela, tout le monde considère plus normal que quelqu'un qui est au RMI, ce serait mieux qu'il soit en activité, qu'il sorte de l'isolement, qu'il ait un deuxième métier, une nouvelle qualification. Qui va être contre ? Evidemment que dès que le programme sera lancé, il sera "inarrêtable." Mon problème, c'est le temps intermédiaire. Vous vous rendez compte : entre le Conseil des ministres qui m'autorise, la simple loi déjà, il va se passer quatre mois, on ne va démarrer les premiers contrats qu'en janvier, février ou mars, puis par petits bouts de 25 ou 30 000 par mois. Tout cela est long. On est dans une démocratie, c'est comme cela."
Q-Ce plan Borloo implique-t-il une révision des 35 heures ? Pour financer votre plan sur cinq ans....
R - "Non."
Q-...il va falloir qu'on assouplisse les 35 heures ? Parce que, c'est assez troublant de voir le Premier ministre monter en ligne sur cette question des 35 heures au moment où vous-même, vous engagez ce plan de cohésion sociale.
R - "Ce plan n'a pas besoin de recettes exceptionnelles. Ce plan a fait l'objet d'une maquette financière budgétaire sur cinq ans. En gros, ce plan coûte 3 milliards par an, quand il est en régime de croisière. Simplement, les contrats, par exemple, la première année, on va par étape de 250 000, mais 250 000 sur un an, ce n'est que 225 000 en moyenne dans l'année, puisque l'on va recruter en juin, en juillet et en août. On monte en pression doucement. Je n'ai aucun problème budgétaire sur ce plan, aucun. Aucune mesure n'a été reniée ou retirée ou réduite par ce plan. Si j'ai décidé de monter marche à marche, c'est que je sais, moi, sincèrement, qu'on n'a pas le droit qu'il y ait des contrats qui ne soient pas parfaits. Il faut vraiment réussir cette opération. Je préfère qu'on avance posément. Alors, maintenant, vous me parlez des "35 heures" : c'est un grand sujet, et G. Larcher, le ministre du Travail, a écrit aux syndicats, comme nous en étions convenus sur beaucoup de sujets, six sujets principaux, dont notamment, un débat normal - on a des partenaires sociaux qui sont de vrais partenaires -, [sur les] problèmes d'assouplissement dans un certain nombre de cas. On verra. Laissons au temps du dialogue son temps. Nous avons six mois pour discuter avec cela. La concomitance de la montée de l'un et de la présentation du plan de l'autre est strictement liée à l'actualité et je crois qu'il y avait l'Assemblée générale des PME hier. N'y voyez là aucune relation."
Q-Ce sondage montre à quel point aujourd'hui, tous ceux qui vivent en France, et même dans des conditions difficiles, précaires, sont prêts à acheter leur logement. Ils vous disent : ce n'est pas possible. Que fait-on avec cela ?
R - "Nous avons un énorme programme d'accession sociale à la propriété. On laisse, là aussi, le soin du débat, puisqu'il y a les Assises nationales. Les Assises nationales, ce n'est pas pour que les gens viennent applaudir ce que l'on a raconté la veille. Les sujets d'accession, c'est pour aujourd'hui. On aura l'occasion de prendre des décisions dans les jours qui viennent. Mais nous avons un taux d'accession sociale à la propriété très faible. Il y a un certain nombre de sujets, notamment la TVA à 5,5 % pour l'accession sociale, et pour l'instant ça n'existe pas. M.-P. Daubresse travaille là-dessus. Je pense que dans les jours qui viennent, on pourra vous faire des annonces qui satisferont vos auditeurs."
Q-Il est intéressant de voir que ce sondage indique pour les Français que cette question de l'accession est aussi liée à une certaine définition ou projet pour la retraite.
R- "Bien entendu. Un enfant, le premier dessin qu'il fait en maternelle, savez-vous ce que c'est ? C'est la maison. Comme vous êtes, vous, dans votre micro, à la fois, le bébé que vous étiez, ce que vous êtes aujourd'hui, et déjà un peu l'ancien que vous serez bientôt, vous êtes la Trinité à vous tout seul. Evidemment que la retraite et la naissance, c'est le même dessin. Le toit, c'est crucial."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 1er juillet 2004)