Texte intégral
Q - Monsieur le Ministre, vous êtes venu à Mostar pour l'inauguration solennelle du Vieux Pont. Comment voyez-vous cet événement en ville où une guerre a été menée et où les ponts entre les gens ont été coupés ?
R - C'est un événement particulièrement symbolique qu'il faut saluer car il marque une étape importante de la reconstruction de votre pays. Mais entre ce symbole et la réunification effective de la ville, il reste encore beaucoup à faire notamment pour dépasser les mesures administratives. Cette réunification ne devra pas être imposée de l'extérieur mais devenir véritablement le projet des habitants de Mostar et un modèle pour tout le pays.
Q - Quels autres ponts sont à construire par la Bosnie-Herzégovine pour devenir un État normal et se lier avec le monde développé et démocratique ?
R - Il y a encore beaucoup de ponts à construire. Toutes les occasions d'ouverture et de décloisonnement doivent être saisies. L'essentiel est de reconstruire la confiance entre les peuples de Bosnie-Herzégovine. En poursuivant les efforts engagés à l'échelle de la région. La Bosnie-Herzégovine y a sa part et a exercé un rôle positif durant sa récente présidence du Processus de coopération de l'Europe du Sud-Est. Elle a notamment promu, à juste titre, le secteur de la jeunesse. Il faut aussi attirer les investissements et développer le tourisme.
Avec mon expérience de co-organisateur des XVIèmes Jeux Olympiques d'hiver à Albertville en 1992, j'observe avec beaucoup d'intérêt et de sympathie le projet qu'a Sarajevo d'être à nouveau capitale olympique : le sport, quel plus beau pont entre les peuples ? Mais il faut aussi que ce pont permette de surmonter des cassures et des dysfonctionnements internes : Sarajevo et sa région ne pourront pas être "capitale olympique" si tous les secteurs concernés n'offrent pas un front uni. J'encourage vivement tous les acteurs, en Fédération comme en Republika Srpska, à conjuguer leurs efforts. Car il faut convaincre, dans un environnement très concurrentiel, de l'excellence de votre projet.
Q - Monsieur le Ministre, comment estimez-vous les relations entre la Bosnie-Herzégovine et la France ?
R - Nos relations bilatérales sont en plein essor mais encore insuffisantes. Un dialogue politique s'est récemment développé, en particulier avec la visite à deux reprises à Paris du ministre Ivanic. Ce dialogue doit encore s'élargir et je compte bien y contribuer lors de mon passage à Mostar où je rencontrerai, le 23 juillet, des interlocuteurs aux plus hauts niveaux de l'État. J'attache beaucoup d'importance à ces relations en elles-mêmes mais aussi parce qu'elles contribuent à la marche, à terme, de la Bosnie-Herzégovine et de ses voisins vers l'Union européenne.
Q - Où voyez-vous la possibilité pour améliorer les relations entre la Bosnie-Herzégovine et la France, sur le plan politique et économique ?
R - Sur le plan politique, la France contribue au renforcement institutionnel et à la progression de la Bosnie-Herzégovine vers un État de droit crédible, condition essentielle au développement de la confiance chez les partenaires étrangers. L'importance de la criminalité organisée dans cette région, où se développent des réseaux mafieux et des trafics en tous genres, est un sujet de préoccupation pour la France et ses partenaires européens. Elle ne doit trouver aucune complaisance de la part des dirigeants bosniens. Notre coopération bilatérale dans ce domaine est excellente et doit s'étoffer davantage dans les secteurs de la police et de la justice.
Mais d'autres secteurs sont prometteurs : le tourisme où la France, première destination mondiale, a un immense savoir-faire ; les infrastructures notamment routières ; l'aviation civile ; le secteur énergétique ; la protection de l'environnement. La France peut notamment contribuer à la définition de stratégies cohérentes ; je pense par exemple à l'aménagement du territoire.
Q - Presque neuf ans sont passés depuis la signature du Traité de paix de Dayton - Paris. Comment évaluez-vous cet accord aujourd'hui ?
R - Il est facile aujourd'hui de souligner les limites de cet accord. Mais, sans lui, l'édification de la paix n'aurait pas été possible. Il a permis la reconstruction, le retour des réfugiés et des personnes déplacées, la restauration d'une vie à peu près normale, le lancement de réformes ambitieuses, etc. Un débat politique sain doit se développer entre acteurs politiques locaux ; c'est d'abord leur affaire. Mais une condition essentielle à cela est le développement de la confiance mutuelle pour qu'un consensus aussi large que possible puisse émerger : si l'une des parties se sent fragilisée par une autre, cela bloque le dialogue et la recherche concrète de solutions.
Q - Soutenez-vous la transition de Bosnie-Herzégovine de la phase de Dayton à celle européenne, qui permettra le rapprochement de la Bosnie-Herzégovine aux processus d'intégration dans le monde entier ?
R - Nous sommes déjà entrés dans cette transition ! C'est d'ailleurs l'un des maîtres mots de Lord Ashdown, dont je salue l'action et qui a le plein soutien des autorités françaises : "de Dayton à Bruxelles". Mais pour le moment, malheureusement, l'immense chantier des réformes qui transforment en profondeur ce pays est encore principalement le produit d'une impulsion extérieure.
Je constate néanmoins avec satisfaction que le cours des choses s'accélère, surtout depuis que la Commission européenne a présenté son rapport de faisabilité, le 18 novembre dernier : le pays commence à mieux mobiliser ses énergies propres. C'est un début de responsabilisation, d'appropriation : j'appelle de mes voeux une prise en mains du destin de la Bosnie-Herzégovine par ses propres responsables.
Q - La Bosnie-Herzégovine a t-elle le soutien français pour se rapprocher de l'Union européenne et de quelle façon ?
R - La France, durant sa présidence de l'an 2000, a joué un rôle central en ayant l'initiative du premier Sommet, à Zagreb, des membres de l'Union européenne avec les pays des Balkans occidentaux. A cette occasion, comme lors du deuxième Sommet à Thessalonique en 2003, la vocation de ces pays à intégrer l'Union, à terme, a officiellement été affirmée. Notre position et notre action n'ont pas varié : la France est résolument en faveur de l'intégration des Balkans occidentaux dans l'Union européenne. Notre politique s'exprime aussi, avec nos partenaires de l'Union européenne, dans le futur déploiement d'une force militaire européenne qui prendra d'ici la fin de l'année la relève de la SFOR. C'est un développement majeur pour lequel les autorités de Bosnie-Herzégovine ont aussi l'occasion de se rapprocher de l'Europe et de ses nations.
Q - Qu'est-ce que la Bosnie-Herzégovine doit faire pour devenir candidate pour amorcer les négociations d'adhésion à l'Union européenne dans un avenir proche?
R - L'essentiel est d'être méthodique et de ne pas brûler les étapes. Le processus en cours est global. Il concerne aussi bien le renforcement des institutions centrales que l'efficacité de l'éducation, la mise à niveau de l'économie, le plein respect de l'État de droit, etc... La Direction de l'intégration européenne l'a bien compris et je tiens à saluer l'action de son chef, auprès du président du Conseil des ministres. Donc, la première étape est de se préparer à ouvrir des négociations pour un Accord de stabilisation et d'association. Ensuite, cet accord devra être conclu puis ratifié. La Bosnie-Herzégovine pourra alors se mobiliser pour les étapes suivantes : la candidature, sa présentation, son acceptation, puis l'admission au sein de l'Union européenne.
Même si le parcours de chaque pays est unique, vous pouvez vous inspirer de la voie suivie par la Croatie et la Macédoine. Il est aussi important de se souvenir de la dimension régionale : les pays des Balkans occidentaux ne doivent pas être rivaux, mais solidaires.
Q - Comment voyez-vous la Bosnie-Herzégovine dans les cinq années suivantes ?
R - C'est d'abord à vous, citoyens et hommes politiques de Bosnie-Herzégovine d'y répondre : votre avenir est européen mais il dépend aujourd'hui de votre capacité à faire avancer le cours de l'histoire. De notre côté, nous sommes prêts à vous accueillir et à vous aider, d'ici là, dans ce cheminement, difficile mais porteur de profondes satisfactions. Ne vous découragez jamais !
Q - La Bosnie-Herzégovine n'a pas été admise au Partenariat pour la Paix (PPP) au Sommet d'Istanbul en raison de l'absence de l'arrestation des criminels de guerre. Qui est, d'après vous, directement responsable du fait que les criminels les plus dangereux, tels que Radovan Karadzic et Ratko Mladic, sont en liberté ?
Les médias ont publié que l'armée française donnait des informations à la veille des actions d'arrestation des criminels, qui échouaient aussitôt. Est-ce que votre gouvernement a pris des mesures sur cette question ?
Q - Croyez-vous que Karadzic et Mladic ne seront jamais arrêtés et quand ceci pourrait avoir lieu ?
R - La Bosnie-Herzégovine souffre d'un handicap considérable en raison du poids des crimes de guerre dans son histoire récente. L'arrestation et la traduction devant la justice internationale de ceux qui portent la plus lourde responsabilité dans les atrocités commises durant la guerre sont indispensables pour que la page puisse vraiment être tournée. L'Union européenne le dit aussi à sa façon.
Mais, au-delà des procédures policières et judiciaires, s'esquisse quelque chose de plus fondamental : la reconnaissance de la vérité des faits par chacun, puis la recherche d'une véritable réconciliation. C'est ce qu'a amorcé la Commission de Srebrenica : il n'y a pas de véritable réconciliation sans vérité et sans justice. Des gestes dignes et courageux ont récemment été faits dans ce sens. Mais il faut continuer avec persévérance, même si ce processus est douloureux.
Quant aux rumeurs de presse que vous évoquez, elles reflètent une absence de professionnalisme de la part de ceux qui les colportent et ne méritent pas de réponse. La France a directement été impliquée dans la prise de plus de la moitié des criminels déjà capturés et elle n'a aucune complaisance pour quelque partie que ce soit. N'oubliez pas que nous avons ici payé le plus lourd tribut du sang. Un monument public en témoignera bientôt à Sarajevo.
Q - Au Sommet d'Istanbul, les divergences sur l'engagement en Irak entre la France et l'Allemagne d'un côté, et les États-Unis et la Grande Bretagne de l'autre, se sont poursuivies. Où voyez-vous la solution à cette question ?
R - Nous sommes entrés dans une phase nouvelle en Irak marquée par le retour à la pleine souveraineté de ce pays et le retour en scène des Nations unies. Les pays membres de l'Alliance atlantique sont d'accord sur ces points fondamentaux ; nous rétablissons les uns après les autres les relations diplomatiques avec Bagdad. Tout le reste est affaire d'instruments, de cadres, de moyens. Là encore, avec de la méthode et de la rigueur, on peut progresser raisonnablement pour que se consolident la paix et la stabilité dans une région qui en a bien besoin.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 juillet 2004)