Interview de M. Jean-Luc Mélenchon, ministre délégué à l'enseignement professionnel, dans "Politis" du 31 août 2000, sur la formation professionnelle, notamment dans le cadre de la marchandisation de l'enseignement et la gratuité de l'enseignement public.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : LE NOUVEAU POLITIS - Politis

Texte intégral

Le ministre délégué à l'Enseignement professionnel, Jean-Luc Mélenchon, revient sur les places respectives des savoirs et des pratiques à l'école. Il critique les tentations de marchandisation des formations mais dédramatise les risques d'une telle évolution.
Politis : Comment imaginez-vous l'enseignement de demain ?
Jean-Luc Mélenchon : Avoir une population d'un haut niveau d'éducation est un avantage décisif pour une société, sur le plan du développement humain. J'ai personnellement des raisons politiques et humanistes d'aspirer à cela, car plus haut est ce niveau, plus grandes sont les chances que les personnes s'émancipent intellectuellement et s'autonomisent socialement. Mais, même d'un simple point de vue pratique, les faits vont dans ce sens. Car il est clair aujourd'hui qu'il n'y a pas de métier qui ne soit une " science pratique ". C'est-à-dire un métier qui combine un haut niveau de connaissances, de culture, et un savoir-faire technique. Cette idée n'est pas facilement admise par nos élites, notamment parce que la culture technique, pour des raisons qui sont très profondément ancrées, très anciennes, a toujours eu un rôle subalterne. On trouve sur ce sujet des pages définitives de Diderot. On trouve des descriptions très claires de Karl Marx, et même du ministre de l'Éducation de Napoléon III ! Et ce préjugé empêche de bien percevoir la nécessité d'enseigner à la fois des savoirs et des usages. La fonction de transmission du savoir est une fonction essentielle. Car l'espèce humaine, entre autres choses, se distingue par le fait que c'est une espèce en apprentissage, qui transmet d'une génération à l'autre ses savoirs. La fonction de la mémoire et de l'expérience nous constitue en effet en tant qu'être humain. Sur ce plan, aujourd'hui, nous restons très en deçà des exigences de notre époque en laissant de côté la connaissance des techniques à l'uvre dans le quotidien qui nous entoure.
Pensez-vous qu'on puisse inverser cette hiérarchie qui place la technique en bas de l'échelle ?
On peut l'inverser, et j'irai plus loin en disant qu'elle doit être inversée. Car il est assez absurde de voir un tel décalage avec le réel. Toute notre société est une société technique, et la classe la plus nombreuse est celle des " gens qui font leur métier ". Dans une société où prédomine à ce point la technique, où le moindre objet est porteur d'un contenu considérable de connaissances, la relégation de la culture technique dans un rôle subalterne est aussi une manière d'interdire la pensée au sujet de cette société. De plus, il y a aussi un état d'urgence dans ce domaine. Nous allons vers des pénuries de main-d'uvre qualifiée massives. Je déplore qu'on continue à gloser dans le même temps sur " la fin du travail ". La réalité montre qu'on est en train de changer d'époque : c'est le retour à une société de plein emploi. Le phénomène prend totalement au dépourvu les élites, qui ont cessé de penser le travail et sa place, quand elles ne croient pas, de surcroît, que le virtuel va remplacer le réel.
La formation professionnelle va-t-elle occuper, en alternance avec le travail, une plus grande place dans nos vies ? Et cela ne risque-t-il pas d'entraîner une marchandisation de l'enseignement ?
La formation continue est amenée à se développer. Car le contenu scientifique et technique de nos habitudes de production et de vie évolue très rapidement. En même temps, il faut avoir une réflexion sereine là-dessus. Les salariés ne peuvent pas vivre dans la transe permanente. Et il est essentiel de bien définir les savoirs initiaux transversaux dont chacun doit pouvoir disposer. En réalité, les ruptures technologiques sont peu nombreuses. Ce sont les techniques de l'information qui modifient aujourd'hui les processus de production, mais en tant que telles, elles n'induisent pas une rupture conceptuelle fondamentale sur les actes opératoires. Il s'agit d'une autre manière de faire, qui appelle d'autres outils. Cela oblige donc à réfléchir aux savoirs initiaux, dont la formation continue ne peut faire l'économie. Il est clair que le niveau de la formation continue, tout au long de la vie d'un individu, dépendra du niveau du savoir initial, et non seulement du contenu de ce savoir initial, ainsi que du contact qu'il aura eu avec l'apprentissage de ce savoir initial. Cela veut aussi dire qu'il faut qu'on utilise mieux nos outils de formation, qu'il faut qu'on les organise mieux pour accueillir à l'école la formation continue. Nous le faisons déjà, mais il faut, contre cette marchandisation que vous évoquez, procéder de manière encore plus méthodique. L'introduction des licences professionnelles dans l'enseignement supérieur et la nouvelle loi sur la validation des acquis professionnels, qui passera devant le Parlement en janvier, vont dans ce sens.
En ce qui concerne la marchandisation, la transformation de l'acte d'enseigner en marchandise est un danger grave. Cependant, on connaît la riposte : il s'agit tout simplement de la gratuité de l'enseignement et du caractère obligatoire de la scolarité jusqu'à 16 ans. C'est le service public. On est dans une problématique de même nature que la question des retraites. Nous faisons un service public de répartition des moyens issus de l'impôt. Ce que les marchands nous proposent, c'est de le faire par capitalisation ! On connaît leur discours : "Celui qui a les moyens se payera ses savoirs, et l'effort ne dépend que de lui". Nous, nous disons que tout le monde doit recevoir une formation, car on a besoin des talents de tout le monde, et que le talent n'est pas prédéterminé par la fortune des parents. Il y a une deuxième question, qui concerne l'identité de ceux qui vont définir et contrôler les enseignements. Personnellement, je considère cet aspect avec beaucoup de tranquillité. Car j'estime que la démonstration est faite que les méthodes du service public et l'approche de l'humanisme laïque ont gagné, et que " l'hyperspécialisation " n'a aucune valeur pratique. Si vous n'avez pas un savoir large au départ, la spécialisation que vous allez acquérir ne peut avoir aucune valeur durable. La pression pour la spécialisation précoce existe au sein du patronat. Mais elle ne correspond pas du tout à l'état de développement des sciences et des techniques de notre époque, et donc pas non plus à la demande du marché !
Mais, le patronat, avec le développement de la précarité, n'est-il pas en position dominante pour dire qu'il va embaucher ceux à qui il a vendu au préalable telle ou telle formation ?
Cela aurait pu marcher dans une période de chômage de masse. Mais cela supposerait aussi que le patronat se mette d'accord. C'est oublier que la classe entrepreneuriale est quand même profondément en concurrence avec elle-même. De toute façon, on est actuellement en situation de pénurie de main-d'uvre, dans le bâtiment, l'informatique, la mécanique, l'électricité, le génie civil. Donc le rapport de force s'inverse, et l'exigence de qualification s'élève. Aujourd'hui, dans un restaurant, le serveur doit être capable de vous parler de ce qu'il y a dans votre assiette. Et ce qui est vrai dans la restauration l'est dans les services en général. Donc le chef d'entreprise lui-même est exigeant sur la formation initiale. Par ailleurs, la réalité d'aujourd'hui est qu'il n'existe pas un seul diplôme professionnel en France dont le contenu ne soit pas établi conjointement par l'État et les entreprises. Donc, sans méconnaître les dangers de marchandisation, l'existence du service public gratuit, laïque, obligatoire, jusqu'à seize ans, est une protection essentielle. Tant que la valeur nationale des diplômes et des contenus est garantie, on apprendra réellement quelque chose à l'école. Tant que l'État, ou les collectivités locales, met les moyens en mouvement, on n'est pas et on ne sera jamais dans le pur marché.
Propos recueillis par Naïri Nahapétian.
(source http://www.education.gouv.fr, le 2 octobre 2000)