Déclaration de M. Edouard Balladur, Premier ministre, sur le génocide des juifs pendant la deuxième guerre mondiale et "Le devoir de mémoire" de la France à leur égard, Paris le 27 janvier 1995.

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Circonstance : Commémoration du cinquantenaire de la "Libération" des camps d'Auschwitz - Birkenau, au mémorial du martyr juif inconnu, Paris le 27 janvier 1995

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Que dire, après le témoignage poignant de ceux qui sont revenus des camps ? Que dire, Madame, après le récit de votre captivité ? Cependant, il faut que vive à jamais la mémoire de ces enfants, de ces femmes et de ces hommes massacrés, victimes d'une folie meurtrière organisée à l'échelle d'un continent.
Nous le devons à celles et à ceux qui, pour que la mémoire vive, viennent parler, avec une infinie pudeur, de ce passé monstrueux, où le crime fut perpétré avec une logique et une rigueur implacables.
Aucune réparation ne peut être apportée, jamais, jamais l'Humanité ne devra oublier. Jamais le silence ne devra retomber, ni en France, ni en Europe, ni dans le monde, sur ces camps dont les nazis vaincus voulurent même effacer les traces.
Quand les soldats de l'Armée Rouge entrèrent dans Auschwitz le 27 janvier 1945, les déportés n'étaient plus que quelques milliers dans les trois camps. La plupart des survivants avaient été entraînés dans une "marche de la mort", qui avait commencé le 18 janvier. La détention de ceux qui en réchappèrent fut encore prolongée pendant de longs mois.
La libération d'Auschwitz fut la première. Elle intervint trop tard pour sauver les milliers de juifs livrés à leurs bourreaux.
Mais, parler de "libération", a-t-il un sens ? Comment les souffrances morales de ceux qui survécurent auraient-elles jamais pu cesser ?
On découvrit alors ce qu'avait été Auschwitz,
Plus d'un million d'hommes y ont trouvé la mort, parce que nés juifs.
Comme ces jeunes qui aujourd'hui s'y rendent, j'ai tenu à aller me recueillir à Auschwitz et à Birkenau lors de mon voyage en Pologne en juillet dernier. Cinquante ans après, l'atmosphère qui y règne est poignante, tragique, on est étreint par l'affliction, par la honte de ce que des hommes ont pu faire subir à d'autres hommes.
La victoire des alliés, la paix que nous connaissons aujourd'hui, ne doivent pas entraîner l'oubli de ce passé. Il nous faut tous l'assumer.
Le Centre de Documentation Juive Contemporaine, que je viens de visiter, apporte une contribution irremplaçable à ce devoir de témoignage et de réflexion. La mémoire juive est l'un des éléments de notre mémoire nationale, un des éléments de l'histoire française.
J'ai voulu, aujourd'hui, comme Premier ministre de la République, venir me recueillir ici sur le lieu où des cendres ramenées des divers camps de la mort évoquent ce que fut "la solution finale".
Notre réunion au Mémorial du Martyr Juif inconnu, afin de commémorer l'un des plus grands martyrs collectifs de l'Histoire, quel sens a-t-elle à mes yeux ?
Il ne s'agit pas uniquement d'évoquer le souvenir de tant et tant de disparus innocents, il ne s'agit pas uniquement de partager ensemble notre émotion et notre tristesse.
Il ne s'agit pas seulement de se souvenir de tous ceux qui, malgré les risques encourus, ont tendu une main fraternelle aux juifs pourchassés.
Il s'agit aussi de l'avenir.
Que des hommes aient été capables d'une pareille cruauté, d'un meurtre si froidement organisé, au nom d'une idéologie de la haine si constamment exploitée, quel enseignement en tirer ? Certes, nous savons que la violence, le rejet, la négation d'autrui sont toujours présents au coeur de l'homme. Certes, nous connaissons l'existence de grandes tragédies dans l'Histoire, mais celle-là dépasse toutes les autres.
Que des hommes issus de cette Europe qui se voulait la mère de toutes les civilisations modernes, de cette Europe qui a inventé la démocratie, les droits de l'homme, le respect des libertés, que des hommes issus de cette terre aient pu perpétrer un pareil crime, doit-il nous conduire à douter de l'homme et à désespérer ?
Non, non, nous devons continuer à croire en l'homme. Nous devons continuer à croire qu'en lui la part d'altruisme, de générosité, de fraternité, l'emporte sur toutes les tentations et sur tous les instincts pervers.
Confiance en l'homme, mais aussi volonté de tout faire pour qu'un pareil drame ne puisse plus jamais se reproduire. C'est notre responsabilité à tous. Au nom du Gouvernement, je le rappelle à tous les Français. C'est pour cela que, finalement, nous sommes aujourd'hui ici rassemblés, pour témoigner de notre compassion, de notre émotion, mais aussi pour fortifier nos résolutions. Plus jamais cela, plus jamais.
On a souvent parlé d'un devoir de mémoire. C'est un devoir, en effet, que de ne pas laisser oublier ce qui s'est passé et ce qu'ont souffert, non seulement nos compatriotes, mais des millions d'autres, uniquement parce qu'on les voulait différents pour mieux les exclure et les exterminer. Je ne crois pas à une thérapeutique de l'Histoire qui conduirait à gommer tout ce dont on ne veut plus parler, parce qu'on en a honte. Il faut continuer à en parler, malgré la douleur, malgré la honte, en parler nous-mêmes, en parler à nos enfants, en parler à nos concitoyens, non pas pour justifier et entretenir des rancunes, mais parce qu'en parler c'est convaincre chacun que le pire est toujours possible, si l'on ne se livre pas à un effort constant de formation et d'exigence morale.
Cela signifie aussi que nous ne devons accepter aucune négation, aucune explication absolutoire, aucune excuse de ce qui s'est passé. La vérité historique ne doit pas être travestie, nous ne devons pas l'accepter, la loi doit réprimer toutes les déformations de la vérité comme elle l'a fait, et elle doit être appliquée sans faiblesse.
Enfin, la formation civique et morale de la jeunesse, son éducation républicaine doivent fortifier en elle les sentiments de tolérance, de respect des différences, de solidarité humaine. C'est ce qui fonde la Nation, l'adhésion à un certain nombre de principes moraux incontestables et que tous reconnaissent comme essentiels pour la solidarité collective.
En outre, dans son action internationale, la France doit constamment se préoccuper du respect des droits de l'homme, partout où elle peut agir, partout où elle peut exercer une influence. Si la France est l'un des meilleurs serviteurs de la paix de par le monde, c'est bien pour cela. Si elle reconnaît à chaque nation le droit d'exister et d'être respectée, c'est également pour cela. Il ne peut pas y avoir de société nationale fondée sur les principes de la morale, si dans le même temps l'on devait, sans réagir, laisser se répandre dans le monde toutes les formes d'oppression, d'exclusion, de tyrannie.
Ainsi, tout est lié : le respect des morts, le culte du souvenir, la volonté de ne pas laisser déformer l'Histoire, l'éducation républicaine de la jeunesse, l'action intérieure et l'action extérieure de la France. C'est une vision globale de notre pays, de son passé, de son avenir qui se dégage de cette commémoration et, pour moi, c'est finalement le sens qu'elle a.
Continuer à croire en l'homme. Comment ne pas le faire en se remémorant la dignité de ces millions de martyrs innocents, en rappelant que, eux, ont gardé intacts en leurs coeurs les principes qui fondent la civilisation ? C'est aussi cela leur message : un message de fidélité à soi-même, un message de dignité.
La France leur sera fidèle, fidèle à leur mémoire, fidèle à leur exemple, fidèle aux principes qui fondent la société française. En étant fidèle à ces morts, à tous ces pauvres morts, c'est à elle même qu'elle est fidèle.