Texte intégral
Le Figaro Magazine - Nicolas Baverez, vous êtes un patriote attaché à l'existence des nations : qu'est-ce qui distingue votre vision de celle défendue par Jean-Pierre Chevènement dans "Défis républicains" ?
Nicolas Baverez - L'originalité et la force de Défis républicains, c'est d'être un livre de politique pure, tant dans la réflexion que dans le récit d'une trajectoire au sein de la gauche française, majoritairement au pouvoir depuis 1981. Mais je trouve qu'il existe une tension permanente et non résolue entre deux pôles : le côté de De Gaulle, qui affirme l'autonomie du politique, et le côté de Marx, qui subordonne la politique à l'économie. Et finalement, le manichéisme de la thèse économique nuit à la richesse de l'analyse politique, expliquant peut-être en partie les échecs de la gauche comme les ruptures qui rythment votre parcours.
Jean-Pierre Chevènement - L'autonomie du politique ne peut ignorer les mouvements de fond de la société. De Gaulle élargit merveilleusement les marges de manoeuvre de la France reconstruite après 1958. Giscard acquiesce au mouvement de la globalisation impulsé à partir de 1973 par les Etats-Unis. Le vrai tournant de l'après-guerre, c'est 1974. Porteur d'un autre projet, François Mitterrand, après une brève résistance (1981-1983) revient à une ligne Giscard.
N. B. - Mais on ne peut pas réduire l'échec de la gauche à la victoire de ceux qui auraient cédé à la mondialisation libérale sur les autres. Or, ce clivage est l'une des clefs majeures de votre vision du monde et de la gauche. De même que pour Bush, il y a l'axe du Bien et l'axe du Mal, il y a pour vous les thuriféraires de la mondialisation libérale et ses opposants. D'une façon générale, vous sous-estimez la dimension politique et idéologique. Vous négligez la complexité d'un monde qui serait à la fois plus simple, plus riche et plus pacifique s'il était effectivement gouverné par l'économie.
J.-P. C. - Il faut aller à l'essentiel : la globalisation est la toile de fond des trois dernières décennies. Cette globalisation, qui met en concurrence les territoires et les mains-d'oeuvre dans le monde entier, quel que soit l'écart des coûts salariaux, ne se soutient que par l'imperium des Etats-Unis : puissance des multinationales, principalement américaines ; rôle essentiel du dollar, monnaie mondiale qui autorise aux Etats-Unis des déficits extérieurs abyssaux (600 milliards de dollars par an) et des politiques de relance autonomes et massives ; rôle enfin de l'or noir, facturé en dollars et dont le haut prix favorise le bouclage des déficits extérieurs américains. La conquête de l'Irak, en installant les Etats-Unis au coeur d'une région où sont concentrées les deux tiers des ressources pétrolières mondiales, dont l'Europe et la Chine sont massivement importatrices, a pour but de consolider les bases d'un " nouveau siècle américain " et de pérenniser ainsi l'hégémonie du dollar.
Le Figaro Magazine - Revenons à l'idée d'empire que défend Jean-Pierre Chevènement. Nicolas Baverez, partagez-vous cette analyse ?
N. B. - La définition des Etats-Unis donnée par Raymond Aron - une démocratie impériale - reste parfaitement juste. C'est un empire par sa puissance sans rivale et sa capacité à la projeter ; mais c'est avant tout une démocratie, dont le projet reste fondé sur la liberté politique et les institutions sur la souveraineté du peuple et l'encadrement du pouvoir des dirigeants. Cette alchimie a été profondément déstabilisée par les attentats de septembre 2001, qui ont exacerbé la dimension impériale - en suspendant pendant plus de deux ans les contre-pouvoirs du Congrès, du système judicaire, des médias -, mais force est de constater qu'ils fonctionnent de nouveau à plein. Les Etats-Unis sont par ailleurs aussi un empire par défaut, du fait de l'effacement de l'Europe. Enfin, ils ont sauvé par trois fois la liberté politique sur le continent européen : en 1917, en 1941 et en 1947, pendant la guerre froide. Pour toutes ces raisons, ils demeurent l'une des clefs de la liberté politique au XXIe siècle.
J.-P. C. - Européens et Américains ont en commun des références communes à la démocratie, aux Lumières, au rôle du citoyen. Mais on peut lire le XXe siècle autrement que comme le théâtre de l'affrontement entre démocratie et totalitarisme. Même si Guillaume II était clairement l'agresseur en 1914, ce n'était pas Hitler. Les Américains sont intervenus en 1917, mais ils n'ont pas honoré la garantie qu'ils avaient donnée au traité de Versailles, nous laissant seuls en première ligne jusqu'en 1940. Ils ont laissé les choses en Europe aller jusqu'au bord du gouffre, n'entrant en guerre qu'après que Hitler, en décembre 1941, la leur eut déclarée. Par ailleurs, je ne me risquerai pas à employer le mot de " démocratie impériale " parce que c'est un pays où la manipulation politique est reine. Les Etats-Unis sont un empire moderne, très sophistiqué, qui dispose non seulement de la coercition militaire à longue distance mais aussi de la domination culturelle et de l'allégeance quasi spontanée des " élites mondialisées ". Cette hégémonie américaine est fondatrice d'un certain ordre profondément inégalitaire du monde. Mais cette hégémonie n'est pas durable.
Le Figaro Magazine - Le président polonais a récemment déclaré que le partenariat stratégique avec les Etats-Unis passerait toujours avant l'Europe. Tout le monde réclame l'Europe puissance mais en même temps, très peu de pays sont prêts à payer le prix que cela suppose.
J.-P. C. - Ne nous payons pas de mots. L'Europe à 25 ne sera jamais une Europe puissance. Elle est trop diverse, trop hétérogène. La Pologne a conservé du passé le souvenir que la protection franco-britannique n'est pas suffisante. Pourtant, les menaces russe et allemande ont disparu : le président polonais retarde. Dans ces conditions, allons-nous êtres capables par une Europe à géométrie variable, par des coopérations renforcées aujourd'hui de facto interdites par la Constitution européenne, de bâtir une capacité politique autonome, non pas contre les Etats-Unis, mais dans le cadre d'un véritable partenariat égalitaire avec l'Amérique ? Cette Europe-là ne peut exister qu'à partir du noyau franco-allemand, avec, dans un premier temps, un nombre réduit de pays : l'Espagne, si elle est capable de rejoindre cette Europe européenne, la Belgique, le Luxembourg. Peut-être l'Italie, à condition qu'elle le veuille...
N. B. - Je pense au contraire que la Constitution permet des coopérations renforcées, notamment dans le domaine décisif de la sécurité. Ce n'est évidemment pas à 25 que l'on va créer une défense ou renforcer la coordination du renseignement. En revanche, on peut tout à fait poursuivre ces objectifs avec un noyau dur. Rien dans la Constitution telle qu'elle est ne l'interdit.
Le Figaro Magazine - Vous êtes au moins d'accord sur la nécessité de faire de l'Europe un acteur autonome. Reste qu'on n'y arrivera peut-être pas avec des sociétés qui ne se mobilisent plus que pour la retraite et la diminution du temps de travail.
J.-P. C. - Sans doute, mais cela n'arrivera pas non plus tant que l'Europe n'aura pas la capacité de mener une politique monétaire, budgétaire, fiscale, indépendante des Etats-Unis. De même une défense européenne autonome ne devrait pas avoir pour objectif de faire une guerre absurde en Irak, mais de maintenir la paix sur le continent, d'aider l'Afrique à ne pas sombrer dans l'anarchie et, un jour, de contribuer par une force multinationale à la coexistence pacifique d'Israël et d'un Etat palestinien viable.
N. B. - Je suis très largement d'accord avec vous. Deux séries de problèmes se superposent. D'abord, il y a un certain nombre de règles absurdes. Ainsi des statuts de la BCE qui sont complètement inappropriés et conduisent à une politique monétaire déflationniste, véritable machine à casser la base productive, l'investissement et l'emploi en Europe depuis le début des années 90. Ainsi du pacte de stabilité que son caractère mécanique et technocratique rend à la fois dangereux et inapplicable. L'originalité française, c'est que ce sont des gouvernements de gauche qui ont fait ces choix absurdes, lesquels ont ensuite été validés par des gouvernements de droite. Par ailleurs, il y a des problèmes de structure liés à un profond malthusianisme. Continent vieillissant, l'Europe continentale a fait le choix d'une économie de rente et arbitré en faveur de la croissance molle, du chômage de masse et de la pauvreté contre le travail. La France a poussé ce système jusqu'à ses limites, en étant le seul pays développé où un retraité dispose d'un revenu annuel moyen supérieur à celui d'un actif et où un agent du secteur public a un revenu moyen supérieur à celui d'un agent du secteur privé. Quant à la sécurité, je ne pense pas du tout que l'Europe soit en mesure de s'occuper du conflit israélo-palestinien. En revanche, elle peut utilement assurer la protection de son territoire et de sa population, surveiller ses frontières, prendre la responsabilité des protectorats internationaux des Balkans dont les Etats-Unis se retirent. Sur tous ces terrains, l'Europe est légitime pour autant qu'elle le veuille, et peut être efficace pour autant qu'elle ne s'enferme pas dans des règles absurdes tel le pacte de stabilité...
J.-P. C. - Que la Constitution reprend à son compte.
N. B. - C'est vrai. Mais elle n'interdit pas non plus d'en sortir ou de le réviser.
J.-P. C. - Cette Constitution va être un carcan qui empêchera les deux générations à venir d'en sortir. Travaillons sur la base du traité de Nice qui n'est pas pire. A certains égards, il favorisera les coopérations à géométrie variable qui sont la clé de l'avenir. Enfin, il maintient une parité franco-allemande. Or, la coopération franco-allemande, pour réussir dans la durée, ne doit pas être déséquilibrée. Si la France dit non, il n'y aura donc pas de catastrophe, mais une prise de conscience qu'un grand pays refuse de se laisser conduire sans réagir à l'abattoir. Quelles que soient les nuances entre monsieur Jospin et monsieur Sarkozy, leur " oui " est un oui de renoncement à peser véritablement sur les grands équilibres du monde futur.
N. B. - Une Constitution répond normalement à trois objectifs : fixer des valeurs et des principes ; établir les règles du jeu institutionnel en répartissant les pouvoirs ; définir les équilibres du contrat politique, économique et social. En ce qui concerne les valeurs et les principes, ils sont nécessairement flous parce que l'Union européenne réunit des nations extrêmement diverses. En ce qui concerne les institutions, la Constitution marque un net progrès par rapport au calamiteux traité de Nice. En ce qui concerne le contrat, c'est effectivement le côté le plus faible parce que les modèles économiques et sociaux des nations européennes restent hétérogènes. Mais on ne peut pas vouloir à la fois prendre en compte la diversité des nations européennes et les aligner sur des normes uniformes.
Le Figaro Magazine - Votre défense n'est pas très enthousiaste.
N. B. - Pour débloquer la situation, le travail prioritaire reste à faire à l'échelle de nos nations. Il a été engagé chez beaucoup de nos voisins. Seule la France reste bloquée dans ses structures depuis les années 70. Tant que l'on se refuse à moderniser ce pays, tant que l'on n'aura pas remis en ordre ses institutions qui conjuguent l'arbitraire et l'impuissance, tant que l'on n'aura pas reconstitué sa base productive, tant que l'on n'aura pas retissé un contrat social et une citoyenneté à laquelle se substitue aujourd'hui une collection de communautés qui sont autant de clientèles de l'Etat providence, on pourra dire tout le mal que l'on veut de l'Europe, on ne se trouvera pas plus avancé pour cela. Ce n'est pas l'Europe qui est à l'origine du déclin français. Ce sont les Français et la manière dont la France est gouvernée depuis un quart de siècle.
Le Figaro Magazine - Etant donné que les Français n'ont plus tellement conscience de partager un destin collectif, on ne voit pas par quel miracle ils se construiraient un avenir avec les Européens.
J.-P. C. - Nos élites dirigeantes, de droite et de gauche, se sont mises d'accord entre elles pour gérer entre Européens le déclin collectif de notre continent. Ce traité " constitutionnalise " tout ce que Nicolas Baverez et moi-même sommes d'accord pour critiquer : l'indépendance de la Banque centrale ; le pacte de stabilité budgétaire, qualifié de stupide par monsieur Prodi qui en est en principe le gardien ; la concurrence érigée en principe supérieur, interdisant toute politique industrielle et conférant aujourd'hui à monsieur Monti, demain à madame Kroes, la possibilité d'empêcher par exemple le sauvetage durable d'Alstom. Par ailleurs, je maintiens que la Constitution interdit les coopérations renforcées. Il faut pour les lancer réunir au moins dix pays avec l'accord du Conseil européen et du Parlement européen. En matière de défense, nous ne serons jamais que cinq ou six. De plus, la Constitution dit qu'il ne peut y avoir de politique de sécurité qui ne soit pas compatible avec celle définie dans le cadre de l'Otan. Or, qu'est-ce que l'Otan ? C'est un général américain qui rend compte au président Bush. On voit le danger d'être entraînés en Irak là où nous ne voulons pas aller.
Le Figaro Magazine - N'est-il pas trop tard ? Votre commune ambition n'achoppe-t-elle pas sur ce que Marcel Gauchet appelle " l'hyperindividualisme " ?
J.-P. C. - Aujourd'hui sans doute pas, mais demain certainement. Notre pays a surmonté de nombreuses périodes de décomposition. Qu'était la France après le traité de Troyes, quand les Bourguignons se faisaient le relais des Anglais ? Qu'était la France en juillet 1940 ? Il y a dans l'histoire des exemples de sursauts magnifiques, et nous ne pouvons pas laisser perdre le fil de cette espérance. Il y aura un jour un sursaut républicain, un sursaut de la France parce que la France est là où elle est, entre l'Océan et la Méditerranée, entre les Pyrénées et le Rhin. Là se trouve la place d'un grand pays qui a une grande histoire. Il la continuera en unité et en solidarité avec ses voisins. Je continue de croire fermement en la France et en la République.
N. B. - L'hyperindividualisme vaut pour toutes les sociétés démocratiques, et l'on voit que certains de nos voisins, le Royaume-Uni, l'Espagne, ont été capables de se ressaisir. Il n'y a aucun modèle, aucun paradis. Mais il y a quelques certitudes : la démagogie et le mensonge conduisent toujours les démocraties à leur perte ; les réussites sont toujours le fruit d'une ambition nationale qui passe par des changements profonds dans la conscience des citoyens et la classe politique. Un jour les Français auront honte de la situation dans laquelle se trouve aujourd'hui leur pays. Un jour, ils s'engageront dans une démarche de redressement avec de nouveaux dirigeants. La phase de nihilisme absolu dans laquelle nous nous trouvons englués s'achèvera et la France se relèvera.
(Source http://mrc-france.org, le 1er décembre 2004)
Q- Le Mouvement Républicain et Citoyen que vous présidez tient congrès à Paris, à la fin de la semaine. Une fin d'année décidément très politique, puisque dans quelques jours, on connaîtra le résultat du référendum interne au PS, on officialisera l'arrivée de N. Sarkozy à l'UMP, on connaîtra le verdict du procès Juppé. Vous préconisez le "non républicain" à la Constitution européenne. Or, tous les partis socialistes européens, la majorité des syndicats sont pour. Où est l'erreur ? Est-ce que vous n'êtes plus socialiste, ou est-ce que les socialistes ne sont pas
républicains ?
R- Depuis le tournant libéral de 1983, on voit que les couches populaires ont largement échappé au PS. En tout cas, il y a une volatilité de l'électorat populaire. Et le Traité de Maastricht a enfermé toute le politique économique et sociale dans des contraintes extrêmement rigoureuse, et il n'est pas vrai de dire qu'on peut faire une politique de gauche dans ce cadre-là, et à plus forte raison dans le cadre d'un texte qui deviendrait Constitution. On nous dit qu'il n'y a que des avancées. Ce sont des mots : "Words, words", comme dirait Shakespeare. Ce sont des mots qui figurent par ci, par là, mais qui ne sont pas des règles. Or, toutes les règles sont des règles libérales, contraignantes, atlantistes, qui obligent par exemple à une politique de défense conforme à celle de l'OTAN. [...] Donc, il me semble que le Parti socialiste a l'occasion de redonner un contenu à la démocratie. Voyez-vous, J. Chirac, lui, il espère le "oui" au Parti socialiste, parce qu'il a très peur du "non". Il a très peur que le "non" l'emporte dans le pays et, curieusement, J. Chirac et F. Hollande ont les mêmes intérêts objectifs au "oui".
Q- Donc, pour vous, prôner le "non" c'est être véritablement socialiste ?
R- Je le crois, parce que ... On peut changer d'avis. J'ai entendu F. Hollande critiquer L. Fabius parce qu'il avait signé l'Acte unique. Mais moi-même, j'ai voté l'Acte unique comme député, parce qu'on m'avait expliqué que cela ne changerait rien au fond des choses. J'ai observé, quand j'étais au Gouvernement, la libération des mouvements de capitaux, sans contreparties, en 1990. Par conséquent, au moment de Maastricht, c'était difficile, F. Mitterrand était président. J'ai pris position contre, parce que je voyais bien la machine à créer le chômage que constitue ce dispositif. Regardez aujourd'hui, avec un dollar à 1,30, vous voyez qu'Airbus fait ses pièces détachées aux Etats-Unis. On comprend très bien qu'avec une monnaie tellement surévaluée, nous avons de la peine à exporter, nous avons intérêt à importer. C'est comme si les Etats-Unis avaient dévalué de 62 % leur monnaie, en l'espace de trois ans. Nous n'avons plus les moyens de nous protéger.
Q- Donc, même si Fabius a voté tout ce qu'il a voté, et pas uniquement l'Acte unique européen, vous lui trouvez des circonstances atténuantes, parce qu'il vote ou qu'il appelle à voter la même chose que vous ?
R- J'écoute ce qu'il dit. Il dit : j'ai été pour une monnaie unique, mais on en a payé lé prix. On ne peut pas se condamner pendant quarante ans à un système libéral, et même ultralibéral, avec le primat du dogme de la concurrence tel qu'il est interprété hier par M. Monti dans l'affaire Alstom, et demain par Mme Kroes qui lui a succédé, la dame de fer néerlandaise. Donc, le non permettrait, selon moi, aux socialistes de renouer avec les aspirations des couches populaires. S'ils ne votent pas pour le non, le Mouvement Républicain et Citoyen prendra toute sa place dans la campagne du non, car nous avons de bons arguments.
Q- Avec qui vous irez sur les tréteaux ? Avec tous les partisans du non ?
R- Disons que nous nous sentons plus ou moins proches des uns et des autres. Le nôtre est très original. Nous montrons que l'avenir de l'Europe est une construction à géométrie variable. Or, la construction de l'Europe telle qu'elle est prévue par la Constitution empêche les coopérations renforcées. Il faut dix pays, il faut l'accord de la Commission, du Parlement européen, du Conseil européen, et même à l'unanimité en matière de défense. C'est un système complètement bouclé dont il n'y a rien à attendre.
Q- Mais n'est-ce pas gênant de se retrouver sur cette position du non à la Constitution avec l'extrême droite, avec l'extrême gauche, avec P. de Villiers, avec quelques personnes ...
R- Est-ce que F. Hollande et L. Jospin ne seront pas gênés de se retrouver avec M. Sarkozy, etc... Il y aura une certaine hétérogénéité du non et du oui. Ceux qui sont pour le non républicain - et nous allons lancé des comités pour le non républicain -, disent qu'il faut à l'Ouest de l'Europe, dans le pays fondateur par excellence - la France est un pays fondateur, mais de ce n'est pas un argument pour le oui, c'est un argument pour le non, et cela veut dire qu'une réorientation est nécessaire, et par conséquent...
Q- On peut réorienter sans se mettre au ban de l'Europe ?
R- Mais pas du tout. Ecoutez, soyons sérieux. S'il fallait se calfeutrer, ne jamais bouger, sous prétexte de ne pas s'isoler, comme je l'ai entendu dire dans la bouche d'un Premier ministre, nous n'aurions jamais fait l'Union de la gauche en 1971-1972, il n'y aurait jamais eu de congrès d'Epinay et de programme commun, et nous n'aurions pas créé cette puissante dynamique populaire, il n'y aurait pas de République française - en 1875, il y en avait qu'une en Europe -, il n'y aurait pas eu de Révolution française... Il faut savoir innover, changer.
Q- Qu'est-ce qui se passe si le PS vote non et que les Français votent oui ?
R- C'est plutôt le contraire qui risque de se produire. Effectivement, il se peut que le PS vote oui, mais moi je crois qu'il peut y avoir une victoire du non dans le pays. J'entends aussi l'argument : "si le PS vote non, il va se diviser". Mais les réticences des sociaux-libéraux seront balayées. M. Strauss-Kahn pourra-t-il résister à la vague puissante qui va se mettre en mouvement ? Pas du tout. Je pense qu'il faut voir les choses d'une manière tout à fait claire. Nous avons la chance d'un changement. Elle ne repassera pas. Je dirais qu'elle est providentielle. Il faut que les Français se saisissent de cette possibilité. C'est le discours que nous, en tant que Républicains et citoyens, nous porterons dans le pays, avec les socialistes, s'ils franchissent le pas, à défaut, sans eux. Mais nous savons que nous trouverons un grand écho dans les couches populaires.
Q- Vous risqueriez un pronostic sur le vote final et quand souhaitez-vous que ce référendum ait lieu ?
R- Peu importe à la limite. Je crois surtout qu'il faudrait que le Gouvernement plutôt que de distribuer des brochures de propagande, essaye de diffuser le texte de la Constitution, parce que si les Français font un petit effort, bien qu'il y ait 448 articles - donc c'est un très gros effort qu'on va leur demander - mais enfin, on peut les aider à lire un texte qui leur sera distribuer. Il est extrêmement difficile de discuter sur la base des brochures gouvernementales avec, il faut bien le dire, une espèce de sur-intoxication du oui, un déchaînement des partisans du oui, très intolérant, excessif, qui emploient des mots qu'ils devraient éviter. J'entends Kouchner parler de "trahison", F. Hollande parler de "fantasme populiste"... Qu'est-ce que c'est que cela ? Il faut avoir un débat argumenté, tel que nous allons le mener.
Q- Pensez-vous que le PS peut sortir indemne de ce débat démocratique, de ce référendum interne ?
R- Oui, parce qu'il y aura une dynamique et que ceux qui déclarent, comme E. Guigou, que si le PS est pour le non, elle, elle votera oui, seront totalement marginalisés. C'est ce qui s'était passé au PS après le congrès d'Epinay. Il y avait Max Lejeune et quelques autres qui ont été très vite condamnés au silence.
[...]
Q- Qu'est-ce que vous conseillez à L. Jospin ? De se garder en réserve ou carrément prendre sa retraite ?
R- Je constate qu'il est très présent. Disons qu'il n'est pas à Colombey.
Q- La conférence de Charm el-Cheik sur l'Irak. On efface 80 % de la dette irakienne. C'est juste ou c'est injuste par rapport à d'autres pays qui en auraient bien besoin ?
R- Pour moi, c'est inopportun, car l'Irak est un pays très riche. En plus, c'est un cadeau qu'on fait, là, à un Gouvernement fantoche - pour dire les choses telles qu'elles sont, le gouvernement Allaoui, un ancien de la CIA choisi par les Américains. Je pense qu'on aurait pu quand même attendre les élections et attendre qu'il y ait un calendrier d'évacuation des troupes étrangères, que ce soit une prime à la restauration de la souveraineté, de l'indépendance et de la démocratie en Irak. Je comprends que la France soit prise dans le mouvement, mais il faut marquer les angles, parce que ce qui a été fait en 2002, 2003, contrairement à ce que j'ai entendu dire par M. Moscovici, est fondateur. Fondateur d'une Europe qui sait dire non, une Europe qui n'est pas opposée aux Etats-Unis, mais qui se définit indépendamment d'elle. C'est ce que nous voulons. Une Europe des nations volontaires, avec des cercles variables, pour l'économie, la défense, la technologie, mais une Europe de nations volontaires, démocratiques, indépendantes et solidaires.
Q- La position de J. Chirac sur l'Irak, il fait bien de la conserver ou doit-il en
changer ?
R- C'est certain, il doit en changer, parce que nous ne devons pas nous laisser entraîner dans une guerre de civilisations.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 25 novembre 2004)
Nicolas Baverez - L'originalité et la force de Défis républicains, c'est d'être un livre de politique pure, tant dans la réflexion que dans le récit d'une trajectoire au sein de la gauche française, majoritairement au pouvoir depuis 1981. Mais je trouve qu'il existe une tension permanente et non résolue entre deux pôles : le côté de De Gaulle, qui affirme l'autonomie du politique, et le côté de Marx, qui subordonne la politique à l'économie. Et finalement, le manichéisme de la thèse économique nuit à la richesse de l'analyse politique, expliquant peut-être en partie les échecs de la gauche comme les ruptures qui rythment votre parcours.
Jean-Pierre Chevènement - L'autonomie du politique ne peut ignorer les mouvements de fond de la société. De Gaulle élargit merveilleusement les marges de manoeuvre de la France reconstruite après 1958. Giscard acquiesce au mouvement de la globalisation impulsé à partir de 1973 par les Etats-Unis. Le vrai tournant de l'après-guerre, c'est 1974. Porteur d'un autre projet, François Mitterrand, après une brève résistance (1981-1983) revient à une ligne Giscard.
N. B. - Mais on ne peut pas réduire l'échec de la gauche à la victoire de ceux qui auraient cédé à la mondialisation libérale sur les autres. Or, ce clivage est l'une des clefs majeures de votre vision du monde et de la gauche. De même que pour Bush, il y a l'axe du Bien et l'axe du Mal, il y a pour vous les thuriféraires de la mondialisation libérale et ses opposants. D'une façon générale, vous sous-estimez la dimension politique et idéologique. Vous négligez la complexité d'un monde qui serait à la fois plus simple, plus riche et plus pacifique s'il était effectivement gouverné par l'économie.
J.-P. C. - Il faut aller à l'essentiel : la globalisation est la toile de fond des trois dernières décennies. Cette globalisation, qui met en concurrence les territoires et les mains-d'oeuvre dans le monde entier, quel que soit l'écart des coûts salariaux, ne se soutient que par l'imperium des Etats-Unis : puissance des multinationales, principalement américaines ; rôle essentiel du dollar, monnaie mondiale qui autorise aux Etats-Unis des déficits extérieurs abyssaux (600 milliards de dollars par an) et des politiques de relance autonomes et massives ; rôle enfin de l'or noir, facturé en dollars et dont le haut prix favorise le bouclage des déficits extérieurs américains. La conquête de l'Irak, en installant les Etats-Unis au coeur d'une région où sont concentrées les deux tiers des ressources pétrolières mondiales, dont l'Europe et la Chine sont massivement importatrices, a pour but de consolider les bases d'un " nouveau siècle américain " et de pérenniser ainsi l'hégémonie du dollar.
Le Figaro Magazine - Revenons à l'idée d'empire que défend Jean-Pierre Chevènement. Nicolas Baverez, partagez-vous cette analyse ?
N. B. - La définition des Etats-Unis donnée par Raymond Aron - une démocratie impériale - reste parfaitement juste. C'est un empire par sa puissance sans rivale et sa capacité à la projeter ; mais c'est avant tout une démocratie, dont le projet reste fondé sur la liberté politique et les institutions sur la souveraineté du peuple et l'encadrement du pouvoir des dirigeants. Cette alchimie a été profondément déstabilisée par les attentats de septembre 2001, qui ont exacerbé la dimension impériale - en suspendant pendant plus de deux ans les contre-pouvoirs du Congrès, du système judicaire, des médias -, mais force est de constater qu'ils fonctionnent de nouveau à plein. Les Etats-Unis sont par ailleurs aussi un empire par défaut, du fait de l'effacement de l'Europe. Enfin, ils ont sauvé par trois fois la liberté politique sur le continent européen : en 1917, en 1941 et en 1947, pendant la guerre froide. Pour toutes ces raisons, ils demeurent l'une des clefs de la liberté politique au XXIe siècle.
J.-P. C. - Européens et Américains ont en commun des références communes à la démocratie, aux Lumières, au rôle du citoyen. Mais on peut lire le XXe siècle autrement que comme le théâtre de l'affrontement entre démocratie et totalitarisme. Même si Guillaume II était clairement l'agresseur en 1914, ce n'était pas Hitler. Les Américains sont intervenus en 1917, mais ils n'ont pas honoré la garantie qu'ils avaient donnée au traité de Versailles, nous laissant seuls en première ligne jusqu'en 1940. Ils ont laissé les choses en Europe aller jusqu'au bord du gouffre, n'entrant en guerre qu'après que Hitler, en décembre 1941, la leur eut déclarée. Par ailleurs, je ne me risquerai pas à employer le mot de " démocratie impériale " parce que c'est un pays où la manipulation politique est reine. Les Etats-Unis sont un empire moderne, très sophistiqué, qui dispose non seulement de la coercition militaire à longue distance mais aussi de la domination culturelle et de l'allégeance quasi spontanée des " élites mondialisées ". Cette hégémonie américaine est fondatrice d'un certain ordre profondément inégalitaire du monde. Mais cette hégémonie n'est pas durable.
Le Figaro Magazine - Le président polonais a récemment déclaré que le partenariat stratégique avec les Etats-Unis passerait toujours avant l'Europe. Tout le monde réclame l'Europe puissance mais en même temps, très peu de pays sont prêts à payer le prix que cela suppose.
J.-P. C. - Ne nous payons pas de mots. L'Europe à 25 ne sera jamais une Europe puissance. Elle est trop diverse, trop hétérogène. La Pologne a conservé du passé le souvenir que la protection franco-britannique n'est pas suffisante. Pourtant, les menaces russe et allemande ont disparu : le président polonais retarde. Dans ces conditions, allons-nous êtres capables par une Europe à géométrie variable, par des coopérations renforcées aujourd'hui de facto interdites par la Constitution européenne, de bâtir une capacité politique autonome, non pas contre les Etats-Unis, mais dans le cadre d'un véritable partenariat égalitaire avec l'Amérique ? Cette Europe-là ne peut exister qu'à partir du noyau franco-allemand, avec, dans un premier temps, un nombre réduit de pays : l'Espagne, si elle est capable de rejoindre cette Europe européenne, la Belgique, le Luxembourg. Peut-être l'Italie, à condition qu'elle le veuille...
N. B. - Je pense au contraire que la Constitution permet des coopérations renforcées, notamment dans le domaine décisif de la sécurité. Ce n'est évidemment pas à 25 que l'on va créer une défense ou renforcer la coordination du renseignement. En revanche, on peut tout à fait poursuivre ces objectifs avec un noyau dur. Rien dans la Constitution telle qu'elle est ne l'interdit.
Le Figaro Magazine - Vous êtes au moins d'accord sur la nécessité de faire de l'Europe un acteur autonome. Reste qu'on n'y arrivera peut-être pas avec des sociétés qui ne se mobilisent plus que pour la retraite et la diminution du temps de travail.
J.-P. C. - Sans doute, mais cela n'arrivera pas non plus tant que l'Europe n'aura pas la capacité de mener une politique monétaire, budgétaire, fiscale, indépendante des Etats-Unis. De même une défense européenne autonome ne devrait pas avoir pour objectif de faire une guerre absurde en Irak, mais de maintenir la paix sur le continent, d'aider l'Afrique à ne pas sombrer dans l'anarchie et, un jour, de contribuer par une force multinationale à la coexistence pacifique d'Israël et d'un Etat palestinien viable.
N. B. - Je suis très largement d'accord avec vous. Deux séries de problèmes se superposent. D'abord, il y a un certain nombre de règles absurdes. Ainsi des statuts de la BCE qui sont complètement inappropriés et conduisent à une politique monétaire déflationniste, véritable machine à casser la base productive, l'investissement et l'emploi en Europe depuis le début des années 90. Ainsi du pacte de stabilité que son caractère mécanique et technocratique rend à la fois dangereux et inapplicable. L'originalité française, c'est que ce sont des gouvernements de gauche qui ont fait ces choix absurdes, lesquels ont ensuite été validés par des gouvernements de droite. Par ailleurs, il y a des problèmes de structure liés à un profond malthusianisme. Continent vieillissant, l'Europe continentale a fait le choix d'une économie de rente et arbitré en faveur de la croissance molle, du chômage de masse et de la pauvreté contre le travail. La France a poussé ce système jusqu'à ses limites, en étant le seul pays développé où un retraité dispose d'un revenu annuel moyen supérieur à celui d'un actif et où un agent du secteur public a un revenu moyen supérieur à celui d'un agent du secteur privé. Quant à la sécurité, je ne pense pas du tout que l'Europe soit en mesure de s'occuper du conflit israélo-palestinien. En revanche, elle peut utilement assurer la protection de son territoire et de sa population, surveiller ses frontières, prendre la responsabilité des protectorats internationaux des Balkans dont les Etats-Unis se retirent. Sur tous ces terrains, l'Europe est légitime pour autant qu'elle le veuille, et peut être efficace pour autant qu'elle ne s'enferme pas dans des règles absurdes tel le pacte de stabilité...
J.-P. C. - Que la Constitution reprend à son compte.
N. B. - C'est vrai. Mais elle n'interdit pas non plus d'en sortir ou de le réviser.
J.-P. C. - Cette Constitution va être un carcan qui empêchera les deux générations à venir d'en sortir. Travaillons sur la base du traité de Nice qui n'est pas pire. A certains égards, il favorisera les coopérations à géométrie variable qui sont la clé de l'avenir. Enfin, il maintient une parité franco-allemande. Or, la coopération franco-allemande, pour réussir dans la durée, ne doit pas être déséquilibrée. Si la France dit non, il n'y aura donc pas de catastrophe, mais une prise de conscience qu'un grand pays refuse de se laisser conduire sans réagir à l'abattoir. Quelles que soient les nuances entre monsieur Jospin et monsieur Sarkozy, leur " oui " est un oui de renoncement à peser véritablement sur les grands équilibres du monde futur.
N. B. - Une Constitution répond normalement à trois objectifs : fixer des valeurs et des principes ; établir les règles du jeu institutionnel en répartissant les pouvoirs ; définir les équilibres du contrat politique, économique et social. En ce qui concerne les valeurs et les principes, ils sont nécessairement flous parce que l'Union européenne réunit des nations extrêmement diverses. En ce qui concerne les institutions, la Constitution marque un net progrès par rapport au calamiteux traité de Nice. En ce qui concerne le contrat, c'est effectivement le côté le plus faible parce que les modèles économiques et sociaux des nations européennes restent hétérogènes. Mais on ne peut pas vouloir à la fois prendre en compte la diversité des nations européennes et les aligner sur des normes uniformes.
Le Figaro Magazine - Votre défense n'est pas très enthousiaste.
N. B. - Pour débloquer la situation, le travail prioritaire reste à faire à l'échelle de nos nations. Il a été engagé chez beaucoup de nos voisins. Seule la France reste bloquée dans ses structures depuis les années 70. Tant que l'on se refuse à moderniser ce pays, tant que l'on n'aura pas remis en ordre ses institutions qui conjuguent l'arbitraire et l'impuissance, tant que l'on n'aura pas reconstitué sa base productive, tant que l'on n'aura pas retissé un contrat social et une citoyenneté à laquelle se substitue aujourd'hui une collection de communautés qui sont autant de clientèles de l'Etat providence, on pourra dire tout le mal que l'on veut de l'Europe, on ne se trouvera pas plus avancé pour cela. Ce n'est pas l'Europe qui est à l'origine du déclin français. Ce sont les Français et la manière dont la France est gouvernée depuis un quart de siècle.
Le Figaro Magazine - Etant donné que les Français n'ont plus tellement conscience de partager un destin collectif, on ne voit pas par quel miracle ils se construiraient un avenir avec les Européens.
J.-P. C. - Nos élites dirigeantes, de droite et de gauche, se sont mises d'accord entre elles pour gérer entre Européens le déclin collectif de notre continent. Ce traité " constitutionnalise " tout ce que Nicolas Baverez et moi-même sommes d'accord pour critiquer : l'indépendance de la Banque centrale ; le pacte de stabilité budgétaire, qualifié de stupide par monsieur Prodi qui en est en principe le gardien ; la concurrence érigée en principe supérieur, interdisant toute politique industrielle et conférant aujourd'hui à monsieur Monti, demain à madame Kroes, la possibilité d'empêcher par exemple le sauvetage durable d'Alstom. Par ailleurs, je maintiens que la Constitution interdit les coopérations renforcées. Il faut pour les lancer réunir au moins dix pays avec l'accord du Conseil européen et du Parlement européen. En matière de défense, nous ne serons jamais que cinq ou six. De plus, la Constitution dit qu'il ne peut y avoir de politique de sécurité qui ne soit pas compatible avec celle définie dans le cadre de l'Otan. Or, qu'est-ce que l'Otan ? C'est un général américain qui rend compte au président Bush. On voit le danger d'être entraînés en Irak là où nous ne voulons pas aller.
Le Figaro Magazine - N'est-il pas trop tard ? Votre commune ambition n'achoppe-t-elle pas sur ce que Marcel Gauchet appelle " l'hyperindividualisme " ?
J.-P. C. - Aujourd'hui sans doute pas, mais demain certainement. Notre pays a surmonté de nombreuses périodes de décomposition. Qu'était la France après le traité de Troyes, quand les Bourguignons se faisaient le relais des Anglais ? Qu'était la France en juillet 1940 ? Il y a dans l'histoire des exemples de sursauts magnifiques, et nous ne pouvons pas laisser perdre le fil de cette espérance. Il y aura un jour un sursaut républicain, un sursaut de la France parce que la France est là où elle est, entre l'Océan et la Méditerranée, entre les Pyrénées et le Rhin. Là se trouve la place d'un grand pays qui a une grande histoire. Il la continuera en unité et en solidarité avec ses voisins. Je continue de croire fermement en la France et en la République.
N. B. - L'hyperindividualisme vaut pour toutes les sociétés démocratiques, et l'on voit que certains de nos voisins, le Royaume-Uni, l'Espagne, ont été capables de se ressaisir. Il n'y a aucun modèle, aucun paradis. Mais il y a quelques certitudes : la démagogie et le mensonge conduisent toujours les démocraties à leur perte ; les réussites sont toujours le fruit d'une ambition nationale qui passe par des changements profonds dans la conscience des citoyens et la classe politique. Un jour les Français auront honte de la situation dans laquelle se trouve aujourd'hui leur pays. Un jour, ils s'engageront dans une démarche de redressement avec de nouveaux dirigeants. La phase de nihilisme absolu dans laquelle nous nous trouvons englués s'achèvera et la France se relèvera.
(Source http://mrc-france.org, le 1er décembre 2004)
Q- Le Mouvement Républicain et Citoyen que vous présidez tient congrès à Paris, à la fin de la semaine. Une fin d'année décidément très politique, puisque dans quelques jours, on connaîtra le résultat du référendum interne au PS, on officialisera l'arrivée de N. Sarkozy à l'UMP, on connaîtra le verdict du procès Juppé. Vous préconisez le "non républicain" à la Constitution européenne. Or, tous les partis socialistes européens, la majorité des syndicats sont pour. Où est l'erreur ? Est-ce que vous n'êtes plus socialiste, ou est-ce que les socialistes ne sont pas
républicains ?
R- Depuis le tournant libéral de 1983, on voit que les couches populaires ont largement échappé au PS. En tout cas, il y a une volatilité de l'électorat populaire. Et le Traité de Maastricht a enfermé toute le politique économique et sociale dans des contraintes extrêmement rigoureuse, et il n'est pas vrai de dire qu'on peut faire une politique de gauche dans ce cadre-là, et à plus forte raison dans le cadre d'un texte qui deviendrait Constitution. On nous dit qu'il n'y a que des avancées. Ce sont des mots : "Words, words", comme dirait Shakespeare. Ce sont des mots qui figurent par ci, par là, mais qui ne sont pas des règles. Or, toutes les règles sont des règles libérales, contraignantes, atlantistes, qui obligent par exemple à une politique de défense conforme à celle de l'OTAN. [...] Donc, il me semble que le Parti socialiste a l'occasion de redonner un contenu à la démocratie. Voyez-vous, J. Chirac, lui, il espère le "oui" au Parti socialiste, parce qu'il a très peur du "non". Il a très peur que le "non" l'emporte dans le pays et, curieusement, J. Chirac et F. Hollande ont les mêmes intérêts objectifs au "oui".
Q- Donc, pour vous, prôner le "non" c'est être véritablement socialiste ?
R- Je le crois, parce que ... On peut changer d'avis. J'ai entendu F. Hollande critiquer L. Fabius parce qu'il avait signé l'Acte unique. Mais moi-même, j'ai voté l'Acte unique comme député, parce qu'on m'avait expliqué que cela ne changerait rien au fond des choses. J'ai observé, quand j'étais au Gouvernement, la libération des mouvements de capitaux, sans contreparties, en 1990. Par conséquent, au moment de Maastricht, c'était difficile, F. Mitterrand était président. J'ai pris position contre, parce que je voyais bien la machine à créer le chômage que constitue ce dispositif. Regardez aujourd'hui, avec un dollar à 1,30, vous voyez qu'Airbus fait ses pièces détachées aux Etats-Unis. On comprend très bien qu'avec une monnaie tellement surévaluée, nous avons de la peine à exporter, nous avons intérêt à importer. C'est comme si les Etats-Unis avaient dévalué de 62 % leur monnaie, en l'espace de trois ans. Nous n'avons plus les moyens de nous protéger.
Q- Donc, même si Fabius a voté tout ce qu'il a voté, et pas uniquement l'Acte unique européen, vous lui trouvez des circonstances atténuantes, parce qu'il vote ou qu'il appelle à voter la même chose que vous ?
R- J'écoute ce qu'il dit. Il dit : j'ai été pour une monnaie unique, mais on en a payé lé prix. On ne peut pas se condamner pendant quarante ans à un système libéral, et même ultralibéral, avec le primat du dogme de la concurrence tel qu'il est interprété hier par M. Monti dans l'affaire Alstom, et demain par Mme Kroes qui lui a succédé, la dame de fer néerlandaise. Donc, le non permettrait, selon moi, aux socialistes de renouer avec les aspirations des couches populaires. S'ils ne votent pas pour le non, le Mouvement Républicain et Citoyen prendra toute sa place dans la campagne du non, car nous avons de bons arguments.
Q- Avec qui vous irez sur les tréteaux ? Avec tous les partisans du non ?
R- Disons que nous nous sentons plus ou moins proches des uns et des autres. Le nôtre est très original. Nous montrons que l'avenir de l'Europe est une construction à géométrie variable. Or, la construction de l'Europe telle qu'elle est prévue par la Constitution empêche les coopérations renforcées. Il faut dix pays, il faut l'accord de la Commission, du Parlement européen, du Conseil européen, et même à l'unanimité en matière de défense. C'est un système complètement bouclé dont il n'y a rien à attendre.
Q- Mais n'est-ce pas gênant de se retrouver sur cette position du non à la Constitution avec l'extrême droite, avec l'extrême gauche, avec P. de Villiers, avec quelques personnes ...
R- Est-ce que F. Hollande et L. Jospin ne seront pas gênés de se retrouver avec M. Sarkozy, etc... Il y aura une certaine hétérogénéité du non et du oui. Ceux qui sont pour le non républicain - et nous allons lancé des comités pour le non républicain -, disent qu'il faut à l'Ouest de l'Europe, dans le pays fondateur par excellence - la France est un pays fondateur, mais de ce n'est pas un argument pour le oui, c'est un argument pour le non, et cela veut dire qu'une réorientation est nécessaire, et par conséquent...
Q- On peut réorienter sans se mettre au ban de l'Europe ?
R- Mais pas du tout. Ecoutez, soyons sérieux. S'il fallait se calfeutrer, ne jamais bouger, sous prétexte de ne pas s'isoler, comme je l'ai entendu dire dans la bouche d'un Premier ministre, nous n'aurions jamais fait l'Union de la gauche en 1971-1972, il n'y aurait jamais eu de congrès d'Epinay et de programme commun, et nous n'aurions pas créé cette puissante dynamique populaire, il n'y aurait pas de République française - en 1875, il y en avait qu'une en Europe -, il n'y aurait pas eu de Révolution française... Il faut savoir innover, changer.
Q- Qu'est-ce qui se passe si le PS vote non et que les Français votent oui ?
R- C'est plutôt le contraire qui risque de se produire. Effectivement, il se peut que le PS vote oui, mais moi je crois qu'il peut y avoir une victoire du non dans le pays. J'entends aussi l'argument : "si le PS vote non, il va se diviser". Mais les réticences des sociaux-libéraux seront balayées. M. Strauss-Kahn pourra-t-il résister à la vague puissante qui va se mettre en mouvement ? Pas du tout. Je pense qu'il faut voir les choses d'une manière tout à fait claire. Nous avons la chance d'un changement. Elle ne repassera pas. Je dirais qu'elle est providentielle. Il faut que les Français se saisissent de cette possibilité. C'est le discours que nous, en tant que Républicains et citoyens, nous porterons dans le pays, avec les socialistes, s'ils franchissent le pas, à défaut, sans eux. Mais nous savons que nous trouverons un grand écho dans les couches populaires.
Q- Vous risqueriez un pronostic sur le vote final et quand souhaitez-vous que ce référendum ait lieu ?
R- Peu importe à la limite. Je crois surtout qu'il faudrait que le Gouvernement plutôt que de distribuer des brochures de propagande, essaye de diffuser le texte de la Constitution, parce que si les Français font un petit effort, bien qu'il y ait 448 articles - donc c'est un très gros effort qu'on va leur demander - mais enfin, on peut les aider à lire un texte qui leur sera distribuer. Il est extrêmement difficile de discuter sur la base des brochures gouvernementales avec, il faut bien le dire, une espèce de sur-intoxication du oui, un déchaînement des partisans du oui, très intolérant, excessif, qui emploient des mots qu'ils devraient éviter. J'entends Kouchner parler de "trahison", F. Hollande parler de "fantasme populiste"... Qu'est-ce que c'est que cela ? Il faut avoir un débat argumenté, tel que nous allons le mener.
Q- Pensez-vous que le PS peut sortir indemne de ce débat démocratique, de ce référendum interne ?
R- Oui, parce qu'il y aura une dynamique et que ceux qui déclarent, comme E. Guigou, que si le PS est pour le non, elle, elle votera oui, seront totalement marginalisés. C'est ce qui s'était passé au PS après le congrès d'Epinay. Il y avait Max Lejeune et quelques autres qui ont été très vite condamnés au silence.
[...]
Q- Qu'est-ce que vous conseillez à L. Jospin ? De se garder en réserve ou carrément prendre sa retraite ?
R- Je constate qu'il est très présent. Disons qu'il n'est pas à Colombey.
Q- La conférence de Charm el-Cheik sur l'Irak. On efface 80 % de la dette irakienne. C'est juste ou c'est injuste par rapport à d'autres pays qui en auraient bien besoin ?
R- Pour moi, c'est inopportun, car l'Irak est un pays très riche. En plus, c'est un cadeau qu'on fait, là, à un Gouvernement fantoche - pour dire les choses telles qu'elles sont, le gouvernement Allaoui, un ancien de la CIA choisi par les Américains. Je pense qu'on aurait pu quand même attendre les élections et attendre qu'il y ait un calendrier d'évacuation des troupes étrangères, que ce soit une prime à la restauration de la souveraineté, de l'indépendance et de la démocratie en Irak. Je comprends que la France soit prise dans le mouvement, mais il faut marquer les angles, parce que ce qui a été fait en 2002, 2003, contrairement à ce que j'ai entendu dire par M. Moscovici, est fondateur. Fondateur d'une Europe qui sait dire non, une Europe qui n'est pas opposée aux Etats-Unis, mais qui se définit indépendamment d'elle. C'est ce que nous voulons. Une Europe des nations volontaires, avec des cercles variables, pour l'économie, la défense, la technologie, mais une Europe de nations volontaires, démocratiques, indépendantes et solidaires.
Q- La position de J. Chirac sur l'Irak, il fait bien de la conserver ou doit-il en
changer ?
R- C'est certain, il doit en changer, parce que nous ne devons pas nous laisser entraîner dans une guerre de civilisations.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 25 novembre 2004)