Interviews de M. Jean-Louis Borloo, ministre délégué à la ville et à la rénovation urbaine, à RMC le 18 décembre 2003 et à Europe 1 le 23, sur l'intégration sociale des communautés, la laïcité et la politique urbaine dans les quartiers et les zones d'éducation prioritaires.

Prononcé le

Média : Emission Forum RMC FR3 - Europe 1 - RMC

Texte intégral

J.-J. Bourdin-. La ville s'étend en France. Je regardais un chiffre, il est bon de le rappeler : 80 % de la population en France est citadine. C'est vrai qu'il y a une désertification, tout le monde vient en ville. 6 millions de personnes, autre chiffre, dépendent des minima sociaux. Le discours de J. Chirac hier sur la laïcité, vous l'avez écouté bien sûr. A propos de la loi sur le voile, partagez-vous totalement les choix de J. Chirac ? Ce n'est pas parce que vous êtes au Gouvernement que vous êtes obligé de répondre "oui" !.
- "C'est gentil ! D'abord, premier point, 6 millions sont aux minima sociaux. Mais les quartiers dont je m'occupe, c'est 6 millions de personnes, c'est le même chiffre comme par hasard, avec de 40 % de chômage, 55 % de chômage des moins de 25 ans. Dans la tranche d'âge 16-24, 55 % des gens n'ont pas d'activités, je ne sais pas si vous voyez ! Donc on a un effort de rattrapage absolument majeur. Cela n'a pas de rapport direct avec la foi ou la religion, néanmoins et quand même, il y a dans cette affaire plusieurs choses. Il y a d'abord le fait que, eh bien oui, c'est bien qu'il y ait eu ce débat, parce que la France est un pays qui a une grande confession monothéiste qui s'appelle l'islam. La France, fille aînée de l'église a en fait trois monothéistes : catholique, chrétien ; la plus grande communauté musulmane d'Europe, la France est aussi un pays du Maghreb ; et la plus grande communauté juive. Et ce n'est pas un hasard si ce sujet est en France si important. Il faut bien voir que tous les pays européens nous regardent en ce moment, parce qu'on est les seuls à avoir un débat aussi approfondi, où on a une commission importante, où le chef de l'Etat prend une position solennelle sous les ordres de la République."
J'entends ça : qu'on en parle trop en France, qu'il y a tellement de problèmes à côté, qu'on parle trop de ça.
- "Je l'ai entendu et honnêtement, à un moment donné, il faut prendre des positions. Et c'est bien que l'on prenne des positions, c'est le rôle du chef de l'Etat. Il faut bien voir que la France est le pays aujourd'hui qui est - j'allais dire - "en pointe", qui a cette fracture, qui a cette tension - il ne faut pas se raconter de salades ! Cela n'a pas été un débat académicien sur la laïcité. C'est un pays qui est à la fois la fracture de la pauvreté, de l'immigration. On a une immigration très forte et en même temps où il y a beaucoup de monothéismes. Maintenant, la position du président de la République : il est clair que la commission Stasi, qui a entendu 200 ou 250 personnes, le problème de l'hôpital, le problème de l'école"
Dont vous !
- "Dont moi... Qu'est-ce que j'ai dit à ce moment-là ? J'ai dit : "Oui, d'accord pour tout ce que vous voudrez, y compris bien entendu une loi claire ou un code de la laïcité". J'étais plutôt pour un code qu'une loi, mais enfin peu importe ! Mais en attendant, on ne s'en tirera pas comme ça. S'il n'y a pas une main tendue entre les différentes parties de la société française, si on ne met pas le paquet dans nos quartiers, à l'école, sur les tous petits, si on n'aide pas à la reconstruction des personnalités, tout cela ne servira à rien."
La loi ne résoudra pas tout, c'est ce que vous voulez dire ?
- "Evidemment que non, la loi est un cadre pour éviter que les profs, que les médecins Il y a des problèmes de soins à l'hôpital, donc il fallait un peu recaler ou recadrer tout ça. Mais évidemment que ce n'est qu'un aspect."
A propos des jours fériés pour Kippour et l'Aïd-el-Kebir, vous aviez retenu la suggestion ?
- "Mon regard ne s'était même pas appesanti dessus. Je comprends bien l'idée, l'idée c'était la reconnaissance. Ce qu'il faut retenir de ça, y compris pour nos compatriotes musulmans, c'est que c'est d'une certaine façon les reconnaître comme une religion nationale aujourd'hui. C'est ce qu'a voulu dire la commission."
J'ai lu votre audition à la commission et vous avez dit : "Il y a un malentendu en France. Les Français du centre ville ont l'impression qu'on a donné les moyens de l'intégration et les Français d'origine étrangère des banlieues ont au contraire l'impression que l'on se fout d'eux" ?
- "Oui, exactement. Je peux vous l'expliquer en quelques chiffres. Pour intégrer, pour éviter d'avoir cet urbanisme dément, ces HLM pas entretenus, voire criminogènes, on a fait des grands plans en France. Je rappelle le dernier : 1998, on a dit que l'on allait 1,15 milliard dans les quartiers pour les réhabiliter, pour aider les écoles etc. Cinq ans après, vous savez combien sont arrivés ? 68 millions d'euros. 1,15 milliard, 68 millions ! Alors, les centres villes disent : "Vous vous rendez compte tous les plans qu'on a fait pour eux" ! Et puis les types dans les quartiers disent : "Mais attendez les enfants, on n'a rien vu" !"
C'est le constat, mais vous, maintenant, vous tentez de faire accélérer les choses ?
- "On ne tente pas, on accélère."
Si cela n'accélère pas, vous ferez quoi ?
- "Mais attendez, cela a accéléré ! Je vous invite dans quelques semaines, parce que nous avons un plan : il y en a pour 30 milliards d'euros. La Commission européenne a hier validé, officiellement la création des Zones franches urbaines, qui vont créer 100.000 emplois dans les quartiers. Alors, on la critique beaucoup la Commission européenne, en attendant elle nous a donné son feu vert. Le plan de 30 milliards de travaux Il faut aller voir aussi un petit peu les conditions matérielles... C'est quoi un ghetto ? C'est une différence de qualité, ce n'est pas une donnée objective et on a le sentiment qu'on n'en sort pas. Donc ce problème est filmé, il se passe dans tous les quartiers de France. J'affirme qu'à quelques exceptions près, dans les quatre ans, la gueule de nos quartiers - au moins ça - aura radicalement changé. C'est en route, il y a une agence nationale avec les partenaires sociaux, tout cela est parfaitement transparent..."
Dans quatre ans, il n'y aura plus de ghettos ?
- "Sous la forme urbaine telle qu'on le dit, j'ai dit, dans quatre ans, cela aura radicalement changé de gueule. On réussira 80 %. Il y a des sites où quand le maire ne veut pas, où l'HLM ne veut pas, on échouera peut-être sur 10 ou 15 ou 20 %. Cette agence va être là, à 100 mètres de chez vous, dans les anciens locaux de Canal +, dans une grande tour. Mais en attendant, ce qui me tracasse, ce sont les mômes. Parce que pendant qu'on fait ça - cela prend 3 ou 4 ans, très bien -, je vois la dégradation des tout petits, le premier jour de la première rentrée en maternelle. Et là, on a un problème de reconstruction de personnalité. Notre problème n'est plus l'échec scolaire, c'est la déscolarisation d'une partie de la société française et ce sera notre boulot de l'année prochaine."
Deuxième partie - 8h45 :
Je crois que c'est vous qui l'avez dit, mais j'aimerais avoir des précisions. Il paraît qu'en ZEP - Zone d'éducation prioritaire -, les écoles doivent être aidées, mais qu'en fait, elles ne le sauraient pas ou très peu.
- "Les ZEP sont donc dans ces quartiers pour lesquels on devrait faire des rattrapages. Budgétairement, c'est inscrit en début d'année entre 7 et 8 %. Mais c'est du budget, ça... En réalité, comme ce sont les premiers postes, comme 78 % des équipes pédagogiques changent d'une année sur l'autre - vous voyez le drame - et que les remplacements ne se font pas en réalité, on n'est pas à ces 7 ou 8 %, évidemment pas. Il faut bien savoir que si on fait quantité plus qualité, il y a beaucoup moins de moyens dans une ZEP qu'à Henri IV. Un autre chiffre : Montréal, centre ville, extérieur, les quartiers dits en ZEP ont 88 % de moyens en plus. Il faut savoir que si on veut faire du vrai rattrapage, en gros c'est du 1 pour 2. Aujourd'hui on en est malheureusement très loin"
J'imagine que vous le dites au ministre de l'Education nationale, qui est à côté de vous au Conseil des ministres ?! Ou au ministre des Finances qui est à Bercy !
- "Non seulement on le dit, mais on a commencé à travailler sur un programme de rattrapage très fort. Parce que je vais vous dire une chose : l'Education nationale ne pourra pas y arriver toute seule dans ces quartiers, c'est une affaire de tous les partenaires : Caisse d'allocations familiales, ville etc."
Mais on vous suit ?
- "Entre temps le débat sur l'école est arrivé, il ne faut pas polluer le débat, mais néanmoins on travaille. Puisqu'en gros, l'urbain, l'architecture on est en train de le résoudre, pour nous, l'année prochaine, c'est ce qu'on appelle les "métiers de l'humain". Ma préoccupation est comment éviter la déstructuration des petits à l'école. Et l'intégration par l'école, c'est ça le grand sujet de demain."
L'intégration, c'est un mot. J'entends sans cesse - et avec raison - des auditeurs me dire : moi je suis d'origine italienne, d'origine maghrébine, d'origine chinoise, je suis intégré, je suis Français, arrêtons de me parler d'intégration !
- "Mais le mot "intégration", ne vous y trompez pas, ce n'est pas un problème d'origine, ce n'est pas un problème de couleur, c'est tout simplement un problème de participation à la société. Quand vous avez, ce que je vous disais tout à l'heure, 55 % des 16-24 ans qui n'ont pas d'activités, pas de boulot, pas de perspectives et qui, en même temps, ne sont pas champions d'Europe de foot ou de boxe, ils sont intégrés dans la société ?! L'intégration c'est le rattrapage, que tout le monde ait une place dans ce wagon de la société, à défaut de quoi, eh bien, on aura d'autres rêves."
Mais en Conseil des ministres, vous tenez ce discours ?
- "Mais la situation est beaucoup plus libre que vous ne le pensez. Regardez le discours du Président hier, une phrase est majeure : le "nouveau front de la laïcité est dans les quartiers". Le rattrapage, les curriculum vitae qui parlent à la poubelle en regardant simplement le nom, c'est dans le discours du chef de l'Etat. Il dit en gros que le rattrapage, l'égalité des chances devient le principal sujet de la société française et il a raison."
Je me souviens, le 22 octobre dernier, vous vous êtes engagé à ce que 500 familles hébergées en Ile-de-France dans des hôtels, des centres d'urgence ou chez des amis fêtent Noël dans un logement décent. Noël, c'est la semaine prochaine : où en est-on ?
- "500 personnes sans logement nous étaient présentées avec des enfants. On a fait le point le 26 octobre avec un autre communiqué de l'AFP. Premièrement, 61 personnes sans logement vivaient dans un préau d'école mis à disposition - avec des mômes - à Sevran. A cette heure-ci, elles ont toutes un logement. Pour les derniers logements fermes pour lesquels elles ont les clés, mais elles ne peuvent rentrer que dans deux ou trois jours, elles sont à l'hôtel, dans un hôtel privé payé par le ministère de la Ville. Donc ces familles, c'est réglé. Pour 412 autres personnes, représentant 115 familles en Ile-de-France, nous avons les propositions de logement. Il faut simplement faire le tri de l'état civil, de l'âge"
Il ne reste que 8 jours !
- "Non, mais elles les ont ! Mais lisez bien votre fax, vous êtes journaliste ! Pour ceux du 23 octobre, celles qui sont sans logement auront un toit à Noël, tout le monde a un toit à Noël. Après il y a les mal logés, il y a 412 personnes qui sont relogées dans les semaines qui viennent, il y a un GIP qui a été nommé pour ça et qui est en train de faire coordonner les familles et les appartements."
Il y a quelque chose qui me chagrine et je suis content de vous poser la question : le budget du ministère de la Ville est en diminution par rapport à l'année dernière.
- "Oh, là, là, c'est terrible, c'est formidable !"
Les chiffres sont faux ?! J'ai pris les chiffres sur les dépêches d'agences.
- "Eh bien, les dépêches d'agences, c'est comme le sujet d'avant ! Les chiffres, je vais vous les donner. En gros, le ministère de la Ville, pour donner des coups de main c'est 350 millions d'euros - celui-là il est à moins 4 moins 5 %. Mais il y a deux nouveaux budgets qui ont été ouverts : l'Agence de rénovation urbaine, avec 6 milliards - 6 milliards, excusez du peu ! L'effort pour les 100.000 emplois dans les quartiers défiscalisés, 400 millions d'euros par an. Et avant il n'y avait pas tout ça..."
Qui n'entrent pas dans le budget !
- "Evidemment que ce n'est pas dans le budget, puisque ce n'est pas du virement fait par le ministère. Donc les efforts de la Nation, de la République pour nos quartiers, enfin, sont à la hauteur des enjeux."
A propos de la réforme du surendettement des ménages. 1,5 million de familles en situation de surendettement en France, 650.000 dossiers traités dans des commissions de surendettement, 140.000 y rentrent chaque année, mise en place du système de faillite civile... Où en est-on ? Cela permet-il réellement d'éviter à des familles de tomber dans l'exclusion ?
- "D'abord elles y sont, ces 650.000 familles qui sont là Il faut d'abord que vos auditeurs sachent que ce n'est pas des flambeurs [inaud] qui ne paient pas leur La loi n'est prévue que pour les gens de bonne foi et on vérifie la bonne foi, c'est tout à fait clair. Dans 99 % des cas, ce sont des gens qui, à un moment donné, se sont retrouvés avec un accident de la vie. Un reste à vivre leur a été attribué jusqu'à présent, de 2.300 francs par mois - vous voyez la perspective ! Avec une spirale qui fait que par les pénalités, les intérêts, les frais de justice ou d'huissiers, jamais vous ne vous remettiez un jour, impossible ou quasi-impossible. Donc c'est la loi de la deuxième chance : on vend ce qu'on a, mais on repart à zéro dans la vie. La loi a été votée en août 2003, après une bataille assez intense, dans une relative discrétion de l'été. Le décret d'application est aujourd'hui au Conseil d'Etat. Selon toute vraisemblance - je voulais absolument que cela soit pour Noël - cela sera à quelques jours près, peut-être le 24, peut-être le 27, peut-être le 31."
Pour le 1er janvier en tous les cas !
- "En tous les cas pour le 1er janvier, oui."
Question de Sandrine, assistance sociale dans le Val d'Oise, 37 ans : Je travaille sur le terrain et ce que je constate c'est qu'il y a énormément de dispositifs, de loi etc, pour permettre aux personnes qui disposent de petits revenus d'accéder à un logement ou de s'y maintenir. Mais ce qu'on a en face, ce sont des bailleurs qui ne jouent pas le jeu, c'est-à-dire qu'ils ne veulent pas de ces candidats-là, parce qu'il y a des risques d'impayés de loyers, qu'ils ont énormément déjà d'impayés de loyer à gérer. Est-ce qu'on ne peut pas faire quelque chose pour inciter ces bailleurs à prendre ces risques-là ? Parce qu'actuellement, on a des gens qui sont à la rue avec des salaires, qui pourraient payer des loyers, mais qui ne peuvent pas rentrer...
- "Sandrine a raison. Deux chiffres pour bien comprendre : il y a vingt ans quand l'Abbé Pierre a poussé son coup de gueule, on a construit 130.000 logements sociaux par an, pendant plus d'une décennie. Il y a huit ans, on en construisait 88.000 par an ; il y a trois ans, on en a construit 38.000. Donc on est passé de 130.000 à 38.000. Là, on est remonté à 54.000 cette année, j'espère qu'on en fera 80.000 l'année prochaine. Mais tout simplement, on a en gros arrêté de construire des logements conventionnés, parce que ce sont des logements qui doivent être bien, sauf qu'ils sont aidés simplement par l'Etat. Alors, dans le monde HLM lui-même - il y a d'ailleurs une loi récente pour changer la gouvernance -, on va faire des espèces d'assises générales du logement dans ce domaine, du logement social, du logement pour nos villes. Un, pour redonner la mission, une mission claire aux bailleurs sociaux : actuellement, on voit bien qu'avec les bailleurs sociaux, en fait, il y a une demande, une offre pour dix demandes. Alors, qu'est-ce qu'ils font ? Eh bien, les commissions d'attribution, c'est les bailleurs sociaux, il y a le préfet, il y a la commune, il n'y a pas de vraie hiérarchie des besoins. Et puis nous avons un vrai problème qui est le logement d'urgence, les résidences d'urgences, les résidences sociales qui ou sont dans des hôtels - ce qui n'est pas un système très sain, très durable -, ou sont mis sur les quotas du préfet, chez les bailleurs sociaux, les villes n'accompagnant pas socialement ces situations et ce n'est pas très bon. Donc on a un vrai sujet sur ce point-là. Le principal problème est de reconstruire plus rapidement."
Question d'Olivier, 33 ans, artisan boulanger-pâtissier dans les Alpes de Haute-Provence : Ma question est toute simple. Les loyers augmentent à vue d'il dans notre région. Pour avoir un trois pièces dans un quartier à peu près résidentiel et calme, il faut compter à peu près en 3.500 et 4.000 francs. Et j'aurais voulu savoir si un jour il y aurait une loi qui va permettre d'arrêter un peu cette inflation, de plafonner les loyers, parce que cela devient affolant et affligeant.
- "On a fait ça en France il y a quelques années, en 48. Le problème est que quand on bloque les loyers, qu'est-ce qui se passe ? Il n'y a plus d'investissements privés dans la pierre, parce que ce n'est plus rentable et on se retrouve avec une crise du logement. On l'a fait en 48, on a eu la crise de l'Abbé Pierre en 53. Alors, la réponse n'est donc pas de bloquer les loyers. En revanche, qu'on ait des aides pour avoir des loyers, des habitations à loyers modérés, ce qui est la vocation des HLM qui peuvent être des logements tout à fait remarquables, à des prix qui, eux, aidés par l'Etat, sont figés, ça c'est possible. Et c'est pour cela qu'il faut construire plus de logements HLM."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 18 décembre 2003)
A. Chabot-. Il paraît que vous êtes un ministre qui ne tient pas ses promesses, si l'on en croit Droits au Logement. Vous vous étiez engagé devant eux, à la mi-novembre, à reloger à peu près 300 familles. Aujourd'hui, ils disent qu'il y en a une trentaine seulement qui est recasée. Pourquoi ? Vous êtes incapable de tenir cette promesse ?
- "D'abord, on a du mal, c'est la vérité, ce n'est pas la peine de raconter des salades. Quand ils sont venus nous voir, ils nous ont expliqué qu'il y avait des familles, avec des enfants qui étaient sans toit. On a regardé, et on s'est dit qu'on allait trouver des solutions pour Noël. On a eu une réunion trois jours après, on a fait le détail effectif de la situation. Il y avait, d'abord et avant tout, 31 familles qui vivaient, après avoir vécu dans un squat, qui avaient été expulsées, qu'on trouvait sous un préau d'école à Sevran. Je ne sais pas si vous imaginez..."
Dans la région parisienne...
- "Oui, à Sevran, près de Paris, 62 personnes, aucune solution pour ces familles, depuis des années et des années. Alors, on s'est polarisé là-dessus : si c'était depuis des années, c'est que c'était difficile. Et c'est vrai qu'on a mis toute notre énergie sur ce point-là. D'autant que le préau était en insécurité, que le maire voulait l'exclusion pour des raisons de stricte sécurité - incendies, etc. On a donc pris ce problème en premier, on l'a traité aujourd'hui. Et on ne l'a pas traité en les mettant dans des foyers d'urgence, parce que c'étaient des familles qui avaient déjà été traumatisées. On a trouvé des logements définitifs pour tous. En attendant, on en a mis dans des hôtels privés, tout à fait normaux. Ils ont tous aujourd'hui, à l'exception de trois célibataires, un logement définitif enfin pour ces familles."
Et les autres, en faveur desquels Droits au Logement organisait une manifestation dimanche ?
- "Absolument. Ils nous ont communiqué une liste complémentaire de 412 personnes, 115 familles en Ile-de-France, dont hors Paris. Pour ces familles-là, nous avons 115 appartements définitifs mis à disposition. Simplement, le temps matériel de vérifier la régularité de la situation administrative des gens, s'il y a besoin de suivi social il faut le faire, il faut que le logement ne soit pas trop loin de là où ils travaillent, où les enfants sont scolarisés, la taille des logements, tout cela prend un temps fou... On va donc prendre encore deux ou trois mois pour vraiment offrir définitivement... Mais on a les offres de logements aujourd'hui. Reste le cas de Paris, avec 200 cas : on a mobilisé la mairie de Paris, avec plus de difficultés - il faut dire les choses..."
Parce qu'ils disent qu'il y a d'autres priorités...
- "On a déjà nos accords avec le DAL", "on a d'autres priorités", le fait d'être, j'allais dire, soutenus par le DAL n'est pas un passe-droits. Cela dit, il y a parmi ces 200 familles, des familles sans passe-droits, qui doivent être logées d'urgence. Alors, la mairie de Paris doit nous répondre début janvier. On proposera au DAL une méthodologie de travail pour arriver à la situation. Ce que je dis tout à fait clairement, c'est que, pris par l'émotion, quand vous avez des enfants dans une cour de ministère, avec des landaus, des mamans, et qu'on vous explique qu'ils ne passeront pas Noël au chaud, tout simplement au chaud dans ce pays, on s'est mobilisés comme des fous. On a été pris par l'émotion..."
Un peu vite, vous avez sous-estimé les difficultés...
- "Et on a objectivement sous-estimé la difficulté. Alors, pour l'instant, tout le monde..."
Ce sont des familles à gros problèmes ? Etrangères, pour dire les choses ?
- "Oui, mais qui travaillent. Mais attendez, non, les cas ne sont pas scandaleux. Je veux dire, l'idée du passe-droits, pas passe-droits c'est un peu facile. Je prends une famille que je ne citerai pas : il y a neuf enfants. Le parc social leur a trouvé dans un premier endroit, puis un deuxième endroit. Finalement, on a des solutions pour tous. C'est vrai que pris par l'émotion on s'est un peu emballés. Et je n'ai pas honte de dire qu'on a traité les problèmes humains en priorité et que, sur le caractère médiatique de la chose, du chiffrage, on n'a pas été très performants. Voilà."
Le PS disait, hier, qu'"il faut être naïf comme l'association Droits au Logement pour croire J.-L. Borloo, qui fait beaucoup de bruit mais qui ne règle pas grand chose".
- "Je trouve cela un peu amusant. Prendre le DAL pour des naïfs, c'est amusant. Je trouve que le PS, notamment la mairie de Paris, qui a l'essentiel des familles en question, avec lesquels on a du mal à collaborer, est un peu mal placé pour donner des leçons. La situation de fond du logement en France depuis 10 ans... Nous, on apporte des petits sparadraps, en vérité. Quelle est la situation ? Quand l'Abbé Pierre a poussé son cri, on construisait 130.000 logements en France, il y a 30 ans. Il y a dix ans, on construisait 80.000 logements sociaux en France. En 1999, sous le gouvernement socialiste, on était tombés à 38.000. Alors, évidemment qu'il y a des goulets d'étranglement épouvantables. On est remontés à 50.000. Madame Lienemann a fait 50.000 ; G. de Robien s'est engagé sur 80.000 pour 2004. Il faut désengorger ce logement social français."
Vous avez dit, il y a quelques semaines, à propos de la laïcité, que vous souhaitiez "un grand code de la laïcité", parce que le problème ne se limitait pas à celui du port du voile. Après...
- "A l'école..."
Après les propos du président de la République, êtes-vous content - lui aussi a évoqué un code de la laïcité, qui serait remis aux fonctionnaires ? Ou trouvez-vous qu'on est encore en dessous ce qu'il faudrait faire ?
- "J'ai évidemment bien écouté le discours du président de la République, il dit deux choses. Il dit : le cadre général, qui est la laïcité, et il dit en même temps : attention, ça ne suffit pas. Quand il dit que les efforts dans les quartiers doivent être le nouveau front républicain français, qu'il faut faire des efforts majeurs en matière d'urbanisme, de logements, de qualité de logements, casser les ghettos, faire des efforts en matière éducative, il a donné un nouveau cap au Gouvernement, et c'est ce cap qu'il faut assumer La laïcité n'est à nouveau un problème que parce que la France a cru, avec une certaine arrogance républicaine, qu'on savait intégrer. Or l'intégration prend du temps, cela nécessite des moyens humains, c'est accueillir tout simplement. Je crois qu'on n'a pas été très performants dans les deux dernières décennies. Et puis, par ailleurs, aujourd'hui, pour accueillir réellement, il faut des moyens humains et financiers plus importants. C'est le travail qu'on a fait au ministère de la Ville sur le programme de rénovation urbaine qui est tout à fait massif, et la situation d'un certain nombre de familles."
Mais quand, effectivement, le président de la République dit que l'égalité des chances qui est le combat de la République, aujourd'hui, ce combat passe dans les quartiers, les ghettos, combien faudra-t-il de temps pour régler le problème ?
- "On va avoir le décret d'application, j'espère cette semaine ou la semaine prochaine, pour le programme de rénovation urbaine qui, je le rappelle, consiste simplement à changer nos quartiers. Il y en a 700, dont 163 dans une situation dramatique. On a fait le diagnostic, avec les partenaires sociaux et le monde HLM. C'est un programme de 30 milliards d'euros de travaux qui a déjà démarré en l'absence du décret, qui va sortir dans les jours qui viennent. L'Agence de rénovation urbaine est en place. Ce "plan Marshall" comme on l'avait appelé, dont on a parlé depuis des années mais qui n'a jamais été fait, est effectivement en route. Je pense qu'il faudra entre trois et quatre ans pour changer en tous les cas la "gueule" - il n'y a pas d'autre mot - de ces quartiers, pour "déghettoïser" une partie de la France. Et puis en attendant il y a les gens, il y a les familles. Et pour cela, il y a deux choses : il y a la loi sur le surendettement, qui est la loi de la deuxième chance - je rappelle qu'il y a 700.000 familles qui sont en commission de surendettement dans ce pays, qui n'ont pour l'essentiel d'entre elles, aucune chance d'en sortir. On a fait voter une loi dite de "la deuxième chance", qui permet, en passant au tribunal..."
Et qui va être appliquée bientôt ?
- "La loi a été voté en août, le décret d'application, j'espérais l'avoir pour le 24 décembre. Sur les 700.000 familles, il y en entre 400 et 500.000 qui, dès qu'elles passeront devant le tribunal, pourront repartir - à condition qu'elles soient de bonne foi et elles le sont en général - sans dettes dans la vie et pouvoir rebâtir cette vie. C'est presque un demi million de nos compatriotes. Humainement, c'est un sujet majeur."
Parenthèses sur la laïcité : quand vous voyez des filles, à Strasbourg, à Paris, qui défilent en disant : "On a le droit de porter le voile, c'est notre liberté", comprenez-vous ? Pensez-vous qu'on en fait trop sur la laïcité à la française ?
- "C'est un grand sujet, ne vous y trompez pas. On est dans un cas très particulier, nous, la France. On est, à la fois, un peu un pays du Maghreb et un peu un pays de l'Europe du Nord. On a la plus grande communauté d'origine maghrébine, arabe, berbère, musulmane, en même temps la plus grande communauté juive. On avait un système d'intégration républicaine sans communautarisme aucun, une espèce de système très rigide, très sûr de lui. Et on est confrontés à ce problème alors qu'au même moment, l'ensemble du Bassin méditerranéen et de l'Occident est également confronté à ce sujet-là. Et l'ensemble des pays européens, qui n'ont pas tout à fait la même problématique que nous, est en train de regarder ce qui se passe en France. C'est un énorme sujet, on ne va pas le résoudre en trois minutes. Mais il ne faut pas se tromper : dans les cinq ans qui viennent, ou on gagne cette bataille-là ou on la perd. Mais si on la perd, la République sera définitivement fracturée."
Craignez-vous qu'il y a une menace communautariste en France ?
- "De fait. A partir du moment où, dans les quartiers dont j'ai la responsabilité, dont je parle, on a continué à ghettoïser, c'est-à-dire quand les gens allaient bien ils en partaient et les primo arrivants ou ceux qui n'allaient pas bien on les y mettait, parce que l'on a une concentration de problèmes... Ce ne sont pas des communautés au sens où une seule communauté d'une seule origine ; ce sont 40 nationalités différentes en moyenne, mais ce sont 40 autres que de souches françaises pour dire la réalité. On est quasiment passé de l'intégration républicaine au ghetto directement, sans passer par le communautarisme, en vérité. Je trouve tout à fait normal que l'on puisse, même exprimer, de manière ostensible, quand on est adulte, l'appartenance à une religion. Il faut savoir que dans ce pays de tolérance, il faut qu'il y ait quelques règles, quelques limites, et notamment pour les tout-petits."
En cette fin d'année, un peu de politique. La cote de popularité du Premier ministre est en train de remonter. Vous dites : "ouf !" pour lui ?
- "Je dis d'abord que c'est bien pour lui, parce que c'est un Premier ministre qui a trouvé une France dans un état extrêmement difficile. Pour qu'un grand parti, comme le PS, ne soit pas au second tour, ce n'est pas que des maladresses, mais cela veut quand même dire que la société française allait très mal. C'est pour cela que les leçons que j'entends ici et là, de temps en temps, sont un peu agaçantes. Donc, le Premier ministre a pris - avec un Gouvernement renouvelé, parfois inexpérimenté -, son bâton de pèlerin, a pris un certain nombre de réformes qui attendaient depuis des années, qui étaient difficiles. C'est un total "honnête homme" au sens du XIXème siècle, J.-P. Raffarin. Il a avancé, il a pris des coups, il continue, mais il y a une grande sérénité dans tout cela, une grande envie de faire, une grande loyauté. Alors, que pour Noël, il ait + 5 points, c'est bien. Mais ce n'est pas facile de gouverner ce pays, c'est très difficile d'être à Matignon. Si c'était le contraire, cela se saurait."
Et J.-L. Borloo n'est jamais découragé ?
- "Cela m'arrive. Quand, par exemple, j'ai eu ce malentendu avec le DAL, où on s'est défoncés, jour et nuit, pour ces familles, et puis que j'ai le sentiment d'être montré du doigt... C'est vrai qu'à un certain moment, je suis un peu découragé. Mais enfin, cela ne dure que quelques minutes."
(Source :premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 23 décembre 2003)