Interview de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, dans "Le Figaro" du 13 avril 2005, sur la situation en Côte d'Ivoire et le maintien de la présence de bases militaires françaises en Afrique.

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Le Figaro : Pourquoi les accords de Pretoria auraient-ils davantage de chances de fonctionner que ceux de Marcoussis ou d'Accra ?
Michèle Alliot-Marie : Les conditions dans lesquelles ils ont été signés sont un peu différentes. Le format de la réunion, d'abord, était très restreint. Ce fut en quelque sorte une affaire africaine traitée et gérée entre Africains. Or, le contexte psychologique est important. Deuxièmement, les Ivoiriens doivent commencer à se rendre compte que la situation est intenable pour la Côte d'Ivoire. Ce pays, qui était un modèle politique et économique pour l'Afrique, se trouve aujourd'hui dans une situation dramatique, notamment sur le plan économique. La fuite en avant n'offre aucune perspective. Enfin, l'échéance présidentielle approche et, si on veut vraiment que l'élection ait lieu, il faut avancer.
Q - Si vous deviez refaire les accords de Marcoussis, que changeriez-vous ?
R - On ne refait pas le passé. Si les accords d'Accra et de Pretoria sont dans la droite ligne de ceux de Marcoussis, il y a une raison. Tous contiennent des principes de bon sens, notamment le fait que seule une solution politique négociée débouchant sur des élections permettra de régler durablement cette crise.
Q - Quelles seraient les conséquences d'une explosion de la Côte d'Ivoire pour l'opération française Licorne ?
R - Nous n'en sommes pas là. Nous cherchons à mettre en oeuvre une solution politique confirmée sous l'égide du président (sud-africain) Mbeki. En cas d'échec, les conséquences seraient très importantes pour les Ivoiriens, pour l'Afrique de l'Ouest et pour l'ensemble du continent. Il est probable que les extrémistes des deux bords reprendraient les armes. Si la partition de la Côte d'Ivoire était entérinée, les violences se propageraient sans doute aux pays voisins et provoqueraient une déstabilisation de l'Afrique de l'Ouest. Par capillarité, toute l'Afrique, qui est très fragile en ce moment, serait gagnée par la remise en cause des frontières et les affrontements interethniques. Dans ce cas, Licorne continuerait de répondre aux attentes de la communauté internationale et des organisations africaines. En fonction de leurs demandes, elle pourrait soit continuer à appuyer la force de l'ONU, soit se retirer, avec tous les risques de dérive vers la violence que comporterait cette solution. N'oublions pas que Licorne est là à la demande du Conseil de sécurité de l'ONU, de l'Union africaine, de la Cedeao et des autorités africaines. Sa mission est de protéger les ressortissants de la communauté internationale et d'appuyer l'Onuci.
Q - Un départ de Licorne est-il envisageable ?
R - Licorne n'est pas en Côte d'Ivoire pour le plaisir. Une telle mission coûte cher, nous y avons perdu des militaires et nous n'y avons aucun intérêt national. Nous y sommes pour répondre au mandat confié par la communauté internationale. Sur le fond, ce que nous souhaitons, c'est que les Africains soient en mesure de gérer eux-mêmes leurs propres crises et nous les y préparons en les aidant à développer leurs capacités de gestion de crises.
Q - Pourquoi la France ne parvient-elle pas à convaincre la communauté internationale d'augmenter les effectifs des forces de l'ONU en Côte d'Ivoire ?
R - J'ai parfois l'impression que la communauté internationale se dit que les Français, s'ils sont là, sont capables de faire face à toutes les situations. Et puis, envoyer des renforts supplémentaires coûte cher à l'ONU. Il faut trouver les hommes, les financements, les moyens. Lorsque commenceront le regroupement dans les casernes et le désarmement, nous entrerons à nouveau dans une phase extrêmement sensible. Nous allons à nouveau plaider pour un renforcement des troupes internationales.
Q - Jacques Chirac ne prend plus Laurent Gbagbo au téléphone. Est-ce aussi votre cas ?
R - Le président Gbagbo, je l'ai rencontré. Ce n'est pas très fréquent. Mon interlocuteur est avant tout le ministre de la Défense, je pense qu'il est important que le dialogue entre nous se poursuive. Lorsque des choses ne vont pas, je le dis.
Q - Les cinq bases que la France maintient en Afrique restent-elles justifiées, malgré le changement du contexte international ?
R - La présence de bases extérieures est un élément de prévention, de réactivité et d'efficacité. En Haïti, par exemple, nos forces stationnées en Guyane et aux Antilles ont pu réagir en moins de quarante-huit heures. Il est impossible de faire cela sans éléments prépositionnés. Les soldats de ces bases n'interviennent pas seulement lors des crises. Ils effectuent un travail remarquable au profit des populations locales.
Q - Le développement de l'influence américaine en Afrique va-t-il de pair avec un recul de l'influence française ?
R - La présence américaine se développe en Afrique, notamment à Djibouti pour la lutte antiterroriste. Les Américains avaient besoin d'un endroit bien placé et sécurisé, notamment grâce à la proximité de la base française. Lorsqu'ils sont quelque part, les Américains diffusent très peu dans le pays. Une base française a des contacts avec la population, elle génère des retours financiers pour le pays. Au contraire, les militaires américains vivent en quasi-autarcie, repliés sur leur base. Cela limite leur influence.
Q - En Afrique, la France a longtemps soutenu des régimes qui prenaient des largesses avec la démocratie et les droits de l'homme, n'est-ce pas une erreur ?
R - Qu'aurait dû faire la France ? Etre le seul pays à rompre ses relations diplomatiques avec ces pays ? Ou au contraire essayer d'avoir une influence positive ? Le fait que nous soyons présents n'implique pas que nous approuvons tout ce qui se passe. Nous considérons qu'il vaut mieux tenter d'aider et d'encourager plutôt que d'ignorer complètement ces pays. Et puis, au-delà des gouvernements, il y a les peuples dont certains ont su être à nos côtés pendant les deux guerres mondiales, au moment où la France avait des difficultés.
Q - Il arrive que la France soit conspuée dans des manifestations en Afrique. Paris paye-t-elle le prix de sa politique de statu quo ?
R - Je crois surtout que l'Afrique et les Africains sont en train d'évoluer. Nous avons affaire aujourd'hui à de nouvelles générations de politiques. Ces nouveaux responsables n'ont pas la culture de l'Etat-nation comme l'ont les Français ou les Britanniques... On voit réapparaître les conflits entre ethnies pour le pouvoir. Notre conception de l'Etat ne leur convient pas. Et puis, certains nouveaux leaders ont besoin d'exister par eux-mêmes. Leurs prédécesseurs ont réalisé la décolonisation. Les suivants des progrès économiques. Certains pensent aujourd'hui avoir besoin, pour affirmer leur personnalité, de se trouver un nouvel ennemi. D'où la tentation de recréer artificiellement une lutte néocoloniale contre la France mais plus généralement contre les Européens.
Propos recueillis par Isabelle Lasserre
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 22 avril 2005)