Débat entre MM. François Bayrou, président de l'UDF et Henri Emmanuelli, membre du conseil national du PS, dans "Sud Ouest" du 20 mai 2005, sur les positions respectives de l'UDF et d'une partie du PS sur la constitution européenne.

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Média : Sud Ouest

Texte intégral

Q - La ratification de ce traité constitutionnel permettrait-elle à l'Europe de devenir une puissance qui compte dans le monde ?
François Bayrou. L'article le plus important du traité et dont on ne parle jamais, c'est l'article 1. Ses premières lignes indiquent que cette Constitution établit l'Union européenne. L'enjeu majeur, c'est en effet de savoir si, au XXIe siècle, la planète sera le lieu d'un face-à-face entre les Etats-Unis et la Chine, ou bien si l'Union européenne sera une voix écoutée et respectée. L'Europe a construit un modèle de société original, compétitif, mais fondé sur la solidarité. Le siècle dans lequel nous sommes entrés sera un siècle dur. Ce sera un siècle d'affrontements et de risques. Pour être défendus dans ce monde de confrontations, nous aurons besoin de construire un ensemble fort, et l'Union européenne est la seule chance pour nous d'y participer. Avec la démocratie, c'est pour moi l'enjeu le plus important.
Henri Emmanuelli. Je suis pour une Europe fédérale et j'étais partisan de procéder à l'approfondissement politique avant l'élargissement. C'est le conseil que nous avait donné François Mitterrand, et il avait raison. En 1992, lorsque je me prononçais pour l'Europe fédérale, Jacques Delors me disait que c'était trop tôt, et lorsque nous en avons reparlé avec lui, à l'automne dernier, dans le débat interne au PS, il m'a répondu : " C'est trop tard ". On voit bien qu'avoir fait l'élargissement avant l'approfondissement politique va rendre extrêmement difficile, je ne dis pas impossible, l'avènement de cette Europe puissance à laquelle j'aspire autant que François Bayrou. Je n'ai pas de différend avec lui sur ce sujet, pas plus que sur une Europe fédérale.
Ce que je constate, c'est que l'idée qui domine cette Constitution, c'est celle d'une Europe atlantiste qui se transforme en une zone de libre-échange politiquement invertébrée dominée par la puissance américaine. J'en veux pour preuve la conception de la défense. Dans le traité de Nice, elle devait être harmonisée avec les objectifs de l'Otan et, dans ce texte, elle doit être conçue dans le cadre de l'Otan.
F. B. Ce qui est extraordinaire dans les déclarations d'Henri Emmanuelli, c'est qu'il se dit favorable à une Europe plus forte et qu'il rejette un traité qui permet de la créer.
H. E. Cette Europe a déjà une existence juridique depuis 1958 !
F. B. Non ! C'est cette Constitution qui l'établit. Elle lui donne une structure politique, ainsi que des visages qui l'incarneront.
H. E. M. Barroso !
Q - Peut-on éclaircir cette question de l'Otan ?
F. B. Les adversaires de ce texte en déforment la réalité. Nulle part il est écrit que la défense commune se fait dans le cadre de l'Otan. Le texte propose seulement la création d'une politique de défense commune et indique qu'elle doit respecter les obligations de certains Etats membres qui considèrent que leur propre politique s'exerce dans le cadre de l'Otan. Que se passerait-il si l'Union européenne avait exigé que la France renonce aux traités d'assistance qui la lient à un certain nombre d'Etats africains ? Les pays européens entrent dans l'Union avec leur histoire et leurs obligations. On respecte les quatre pays qui sont neutres. Certains ont signé le traité de l'Atlantique Nord mais ne sont pas membres de l'Otan. C'est le cas de la France. On respecte aussi les pays qui sont membres de l'Otan.
H. E. M. Bayrou nous dit qu'on va construire une défense autonome en respectant les engagements déjà existants. Je ne vois pas comment nous aurons une défense commune sans objectifs communs, alors que certains adhèrent à l'Otan et d'autres n'y sont pas. Les Britanniques ont une force nucléaire qui est complètement entre les mains des Nord-Américains, techniquement et politiquement. C'est une histoire à raconter aux enfants que l'on puisse avoir une défense autonome avec des armées dont certaines s'insèrent dans le cadre de l'Otan.
F. B. Que vous avez votée.
H. E. Non. Je suis l'un des sept socialistes au Parlement français qui ne l'ont pas votée pour tenter d'attirer l'attention des citoyens sur l'irresponsabilité de ce processus.
F. B. Si l'on veut faire une défense commune avec des pays qui ne soient pas dans le cadre de l'Otan ou dans celui du traité de l'Atlantique Nord, il n'y a qu'une seule solution : la faire tout seul. La France est le seul pays qui n'appartienne pas à l'Otan ou qui ne soit pas neutre.
H. E. C'est parce que je ne renonce à rien que je me bats. Je suis extrêmement inquiet de cet argument que j'ai entendu dans la bouche du ministre des Affaires étrangères et du président de la République et qui consiste à assimiler un non des Français à une manifestation d'arrogance. Il ne s'agit pas de calquer l'Europe sur la France, mais celle-ci doit porter le drapeau d'une défense autonome; elle en a les moyens technologiques, sinon financiers.
Q - Avec cette Constitution, l'Europe peut-elle passer de la technocratie à une démocratie ?
H. E. C'est la seule partie du traité où il y ait une petite avancée. L'Europe est un trou noir démocratique, ce qui était compréhensible au départ puisque nous étions partis sur une démarche purement économique, mais qui n'est plus acceptable aujourd'hui. Elle souffre d'abord d'une confusion des pouvoirs législatif et exécutif. La Commission n'a pas de légitimité démocratique.
Prenons le cas de M. Barroso, qui a été nommé par un gouvernement balayé peu après par le suffrage universel et qui est toujours là pour cinq ans. On se demande bien de qui il tient sa légitimité. Quant au Parlement, il n'a pas l'initiative législative, pas le droit de voter le budget puisque, in fine, c'est une codécision et pas le droit d'amendement. Un amendement rejeté par la Commission doit, en effet, être voté en seconde lecture à la majorité qualifiée. Je souhaite donc bien du plaisir à, par exemple, l'amendement sur la durée maximale du travail : il est mort-né. Il est bien évident qu'à l'automne, la dérogation anglaise sera maintenue ! Même chose pour la directive Bolkestein.
C'est pourquoi il nous faut un nouveau traité avec quelques articles qui décriront simplement la séparation des pouvoirs et la subsidiarité qui n'existe toujours pas.
F. B. Les anti-Européens d'aujourd'hui avancent masqués. Ils commencent toujours leurs discours en se proclamant européens plus européen que moi, tu meurs ! Mais, aussitôt après, ils démolissent toute la construction européenne, toutes les réalisations qui ont permis l'Europe réelle, celle que nous avons sous les yeux. Cette Constitution est un très grand pas en avant qui permettra de créer une démocratie européenne dont les responsables seront connus et élus.
H. E. Lesquels ?
F. B. Le président de l'Union sera élu publiquement à la majorité qualifiée par les vingt-cinq gouvernements représentant les vingt-cinq peuples des pays membres. Le président de la Commission sera élu par le Parlement européen et les membres de la Commission devront recueillir un vote d'investiture de ce même Parlement. Le Conseil devra délibérer publiquement alors que, jusqu'à maintenant, cette délibération est secrète. Les deux légitimités, celle des Etats et gouvernements, et celle des peuples devront parvenir à un accord. Quant à la séparation des pouvoirs, elle est garantie par ce système : ce ne sont pas les mêmes qui votent les lois et qui les exécutent.
Q - Maintenant, en matière économique et sociale, peut-on parler d'avancées ?
F. B. C'est la première fois qu'il y a dans un texte européen des objectifs sociaux, alors qu'on y mettait toujours des objectifs économiques. Dès le début du texte, on fait référence à l'économie sociale de marché.
H. E. Un terme inventé par Ludwig Ehrard, chancelier CDU de l'Allemagne de l'Ouest !
F. B. ... qui a été adopté par les socialistes allemands, et c'est comme cela que la République fédérale s'est constituée. Je suis pour une économie de liberté parce que jamais dans le monde une économie dirigée n'a réussi à donner ni la prospérité ni une société libre.
Q - Fallait-il pour autant introduire des considérations économiques et sociales dans une Constitution ?
F. B. On aurait pu ne pas le faire. Mais la décision prise par tous les gouvernements, y compris treize gouvernements socialistes, y compris celui de Jospin, a été d'inclure les traités antérieurs dans la Constitution.
H. E. Pour ma part, j'estime que c'est la première Constitution au monde, après celle de l'Union soviétique, où l'on fait figurer des choix économiques et sociaux. Et ce n'est certainement pas celle des Etats-Unis, où l'on fait allusion à la " concurrence libre et non faussée ".
F. B. La mère de toutes les Constitutions, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, définit la propriété privée comme étant un principe d'organisation de la société !
H. E. On va bientôt voir François Bayrou revendiquer la politique des Montagnards à la Convention ! Tout ce que vous avez retenu de la Déclaration des droits de l'homme, c'est le droit de propriété, cela ne m'étonne pas.
L'économie de marché n'est réfutée par personne, mais nous voulons qu'elle comporte des règles, qu'elle fasse la part du politique et du social. Or, " non faussée ", c'est la condamnation de nos services publics, puisque la Commission s'appuie là-dessus depuis dix ans pour combattre ce qu'elle appelle les monopoles publics. C'est aussi ce qui fait dire à Nellie Kroes, la commissaire à la Concurrence, qu'elle refuse les aides à l'industrie, et à M. Barroso que les délocalisations sont souhaitables parce qu'elles sont bonnes pour nos entreprises.
Je ne dis pas et je ne dirai jamais que ce traité va être la cause des délocalisations : malheureusement, elles sont déjà en route. Je lui reproche de nous empêcher de réparer les dégâts engendrés par l'élargissement. On a pratiqué un élargissement sans argent, au contraire de ce qu'on a fait pour l'Espagne et le Portugal. Alors, on dit à ces nouveaux membres d'utiliser leurs avantages qui sont justement la faiblesse de leurs salaires et de leur protection sociale, ainsi que le bas niveau de leurs impôts. Il faudrait financer pour ces pays un plan de construction et personne ne peut ou ne veut payer. On pourrait créer du déficit budgétaire, mais la Constitution nous l'interdit.
F. B. Vous trouvez que les pays européens n'ont pas assez de déficit !
H. E. Quand le président des Etats-Unis fait 450 milliards de dollars de déficit pour faire la guerre, l'Europe s'honorerait d'en faire le tiers pour financer la construction de ses nouveaux membres.
F. B. Ce qu'Henri Emmanuelli dénonce, ce n'est pas autre chose que la situation créée en France par les gouvernements successifs auxquels il a aussi participé ou qu'il a soutenus. La réalité est simple : moins l'Europe se fera, plus il y aura de jungle, plus les nouveaux pays membres, abandonnés aux communistes pendant des décennies, deviendront des concurrents. Mais les vraies délocalisations que nous devons craindre, ce sont celles qui se pratiquent vers l'Extrême-Orient. Si l'on ne comprend pas que nous serons confrontés à des puissances redoutables et que nous devons nous organiser, on ne voit pas ce que ce siècle nous réserve. Empêcher que l'Europe s'organise sous le prétexte qu'elle ne va pas assez loin du point de vue social, c'est une grave erreur. Le responsable de la Confédération européenne des syndicats, M. Monks, a dit cela en une phrase : le capitalisme international n'a pas besoin de Constitution européenne, la jungle lui va très bien. Ceux qui en ont besoin, ce sont les travailleurs et les syndicats, pour être protégés.

Q - Si c'est non, quel est votre plan B ?
F. B. Il n'y en a pas. Si c'est non, la Constitution est à terre, parce qu'elle nécessite l'unanimité et que dix pays ont déjà voté oui pendant que dix autres s'apprêtent à le faire. Voilà à quoi mène le non, et les Américains s'en réjouiraient, comme l'a dit récemment M. Fabius.
H. E. La France peut voter contre, les Pays-Bas vont vraisemblablement le faire, comme le Royaume-Uni. La France ne serait certainement pas la seule. Ce traité serait caduc et il faudrait en préparer un autre. Jacques Delors, dans un sursaut d'honnêteté intellectuelle, a écrit qu'il y aura une renégociation. Tout le monde sait que les fonctionnaires de Bruxelles y travaillent déjà. L'irruption du débat public dans la construction européenne contraindra à réagir enfin à ce qui se passe.
(Source http://www.udf-europe.net, le 24 mai 2005)