Déclaration de M. Michel Duffour, secrétaire d'Etat au patrimoine et à la décentralisation culturelle, sur la résistance pendant la deuxième guerre mondiale et l'hommage aux valeurs de la résistance et aux fusillésde Chateaubriant le 22 octobre 2000.

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Circonstance : Hommage aux 27 fusillés de Chateaubriant le 22 octobre 2000

Texte intégral

Monsieur le Préfet,
Monsieur le Sous-Préfet,
Monsieur le Député-Maire honoraire,
Madame le Maire,
Madame le Mesdames et Messieurs les membres des Associations,
Mesdames, Messieurs,
Les mots de ceux qui tombèrent ici viennent d'être à nouveau prononcés. Ce qui me bouleverse plus que tout dans leurs paroles, c'est l'étrange sérénité qui en émane. Cette sérénité face à la mort traduit quelque chose qui peut à peine se dire. Elle résulte du triomphe silencieux d'une poignée d'hommes, au moment précis où la sauvagerie nazie nourrit l'illusion de leur faire mettre genoux à terre, de les anéantir.
Cette sérénité, les vers d'Aragon l'expriment comme eux l'ont ressenti, et comme nous ne pouvons que la deviner : "Adieu, oh mon amour, ma mélinée, mon orpheline et je te dis de vivre et d'avoir un enfant.". Ces vers furent écrits pour d'autres -étrangers, ceux-là- mais qui versèrent le même sang sur le même sol, par amour d'une même idée de la France, n'en déplaise à certains.
Les "27" sont des martyrs, des héros. C'est à dire des hommes. Le sens galvaudé et dévoyé de ces mots ne doit pas nous faire manquer cette évidence. Des héros, car ils surent que l'humanité en eux relevait d'une tâche, d'une promesse à tenir et non d'une garantie.
Des héros, à l'instar de ce résistant de Maubeuge, qui répondait à des lycéens qui l'interrogeaient sur la source de son héroïsme : "Si j'ai tenu bon lors des interrogatoires, c'est parce que je m'évanouissais presque aussitôt. C'est grâce à ma faiblesse que je suis devenu un héros.".
Les "27" sont aussi des martyrs, au sens vrai du terme. En les mettant à mort, les bourreaux se perdaient eux-mêmes, irrémédiablement. Leur prétention à nier un idéal, que la capacité à endurer le martyr rendait manifeste, s'effondrait. A Châteaubriant, à Auschwitz comme à Oradour, les nazis ont perpétré l'impardonnable. Ils sont sortis de la communauté des Hommes, de manière irréversible. Oublier ou pardonner, ce serait les y réintroduire par effraction. Ce serait ôter tout sens au pardon, ignorer qu'il y a de l'impardonnable en soi. Toute tentative de cet ordre, même voilée, lève le cur.
Que cherchaient les auteurs de cette exécution ? Les sordides calculs qui présidèrent à l'élaboration de la liste ne laissent pas de doute. Il s'agissait d'abattre ceux qui incarnaient les idéaux de Liberté, d'Egalité et de Fraternité ; les valeurs sans lesquelles la magie française, sa contribution aux plus beaux progrès de l'Histoire humaine, restent incompréhensibles. C'est la France de la révolution, celle de la Commune et du mouvement pacifiste, celle du Front Populaire et de l'antifascisme, dont ils ont hurlé "qu'on l'assassine!". Il y a 59 ans maintenant, ce sont des ouvriers, des syndicalistes, des élus du peuple que les nazis ont passé par les armes. C'est l'universalité de leur combat, la diversité infinie des horizons de celles et ceux qui s'y rencontrèrent, s'y découvrirent et s'y unir, qui devait, à tous prix, être éradiquée. En allant fleurir aussitôt le lieu du massacre la population de Châteaubriant ruinait cet espoir funeste, gagnait une part de clarté sur l'ombre. Une première brèche s'ouvrait dans les murs de la barbarie.
Aragon s'y engouffrait en écrivant le "Témoin des martyrs", un texte bouleversant que diffusèrent Radio Londres, Radio Moscou, et que distribuèrent clandestinement tant d'organisations de la résistance.
Les nazis ont été secondés dans les atrocités commises en ce lieu. Chacun sait le soin criminel mis par Pucheu, le Ministre de l'Intérieur de Pétain, dans la constitution de la liste des 27 suppliciés. Ces faits ignominieux révèlent une responsabilité plus fondamentale. Avec Vichy, ce n'est certes pas la France, mais c'est bel et bien l'Etat français qui commettait sciemment l'irréparable, en choisissant la collaboration avec l'Allemagne nazie. Car c'est d'une responsabilité imprescriptible dont il s'agit. Ce qui a été fait une fois, rien ne peut faire que cela n'ait pas eu lieu, dit le philosophe. Nul ne peut donc ignorer ce que firent ces fonctionnaires qui bafouèrent le devoir de désobéissance, ces dirigeants qui avaient d'autres choix, ces personnalités qui attisèrent la haine. Il y a deux ans, le jugement de l'un d'entre eux, Maurice Papon, mettait un terme à l'affront.
Mais il reste tant de chemin à faire. Depuis plusieurs semaines maintenant, des exactions antisémites sont perpétrées un peu partout sur notre territoire. C'est parce que rien, absolument rien, ne peut les justifier que l'Etat français ne le tolérera pas. De même, en plein cur de cette Europe de paix et de solidarité véritable, à laquelle tous nos peuples aspirent, des tentations morbides se font jour.
Des alliances inacceptables se nouent, ici et là, pour s'emparer du pouvoir, des nationalismes liberticides se renforcent et l'infamie révisionniste se répand. En France, quelques poignées d'individus, les héritiers de ceux qui s'en prirent aux idées progressistes il y a soixante ans, voudraient porter atteinte à la liberté de création et de pensée dans les bibliothèques, les cinémas et les théâtres des villes qu'ils dirigent. Pendant l'occupation, un libraire bordelais avait écrit sous un portrait de Laval, exposé dans sa vitrine, "vendu", et sous celui de Pétain "épuisé". La censure perd toujours le combat contre l'esprit critique et la culture.
Ce que je viens d'évoquer démontre qu'il y a une urgence de la mémoire, même si la formule peut sembler paradoxale. Le souvenir de ceux qui périrent en ces lieux nous tourne vers l'avenir. Il faut le cultiver sans relâche. C'est ce que vous faites, vous les membres de l'amicale de Châteaubriant-Voves-Rouillé, vous les résistants et déportés, vous les élus et la population de Châteaubriant. Vous n'en serez jamais assez remerciés. Car vous avez compris l'essentiel : quand on l'oublie, le passé ne passe pas.
De même, le "trop peu de mémoire", c'est aussi, comme le souligne magistralement Paul Ricoeur dans son dernier ouvrage, quand le souvenir est commandé, convenu, vidé de tout sens. Il y a un excès de mémoire qui tue la mémoire. En toutes circonstances, préférons-lui le travail de la mémoire.
Pour les 27 de Châteaubriant, ce travail de la mémoire consiste à faire souffler l'esprit de résistance. Il n'y a rien de plus pressant, de plus neuf que l'esprit et le combat de ceux qui savent dire non, pour le changer. Les 27 étaient de ceux-là. Leur mémoire, leur courage, sont à conjuguer au présent. Les fronts ne manquent pas où la nécessité impérieuse de faire reculer la barbarie se fait sentir. Elle est à l'uvre derrière tout ce qui mutile l'humain. L'extrême pauvreté, la domination des femmes, la haine de l'autre, la guerre, le non respect du droit à la culture, en sont des formes parmi d'autres.
Mais les résistances à ces dominations et à ces aliénations ne manquent pas non plus, en France et partout dans le monde. Il y a 59 ans, les nazis pensaient être venus à bout de ce vent nouveau. C'est lui qui les a balayés; c'est aussi lui qui fera remporter partout la victoire de l'humain sur l'inhumain.

(source http://www.culture.gouv.fr, le 24 octobre 2000)