Interview de M. Jacques Voisin, secrétaire général de la CFTC à Radio Classique le 7 février 2005, sur les manifestations contre la réforme des 35 heures et pour la défense du pouvoir d'achat.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Radio Classique

Texte intégral

Q- E. Cugny : Entre 300.000 et 500.000 personnes ont manifesté samedi partout en France. Mobilisation pour l'emploi, le pourvoir d'achat et pour les 35 heures. Face à la grogne, le Gouvernement tient bon. J.-P. Raffarin n'entend pas revenir sur cette réforme des 35 heures mais c'est sans compter avec l'obstination des syndicats... Deux jours après les manifestations, êtes-vous toujours aussi remontés contre le Gouvernement ?
R- On a pu voir samedi qu'il y avait une forte mobilisation autour des 35 heures, plus largement de l'emploi et de la question des salaires. Et en plus de cela, on a constaté quand même que 77 % des Français avaient une sympathie pour le mouvement social. Cela montre quand même bien qu'il y a une vraie question et que la question va se poser aujourd'hui. Donc, nous restons, effectivement mobilisés.
Q- S. Delanglade : Etes-vous surpris par l'ampleur du mouvement ?
R- Non, pas surpris parce qu'on ne décide pas d'une manifestation sans regarder un peu quelles sont les demandes. Et nous avons une forte pression de nos équipes syndicales, notamment dans les entreprises qui nous disent "il faut y aller, ça ne peut pas continuer comme cela". Cela a été un peu la même chose aussi dans la fonction publique.
Q- E. Cugny : J.-P. Raffarin, chez nos confrères de France Inter à l'instant déclare et revient et réaffirme ses propos concernant l'assouplissement des 35 heures : "cet assouplissement se poursuivra selon le calendrier prévu". Vous n'allez pas baisser la garde, bien sûr, d'autres mobilisations peut-être sous d'autres formes que des manifestations sont-elles prévues ? Allez-vous vous rencontrer entre confrères syndicaux ?
R- Je pense que dans la journée, dans chacune des organisations syndicales, nous allons faire le point de la situation. Et nous allons voir les suites qu'il faut donner aux propos du Premier ministre et à l'intention du Gouvernement. Après cela, évidemment - nous nous le sommes déjà dit samedi entre nous - un contact sera nécessaire. Un contact est prévu dans la semaine pour envisager les suites qu'il y aura lieu de donner à la réponse qui nous sera faire par le Premier ministre - qui nous a été faite et qui nous sera faite par le Parlement.
Q- E. Cugny : Concrètement, FO propose des arrêts de travail interprofessionnels sporadique ; comptez-vous suivre ce mouvement ?
R- C'est à regarder. Je ne peux pas... C'est aujourd'hui que nous prendrons la décision pour ce qui nous concerne.
Q- S. Delanglade : Sur la réforme Raffarin, quelle est exactement... Enfin, votre position, on la connaît ; est-ce qu'elle sonne vraiment la fin des 35 heures pour vous ?
R- D'abord, la question, pour la CFTC, c'est pourquoi ce projet de loi ? Nous savons que nous avions la possibilité - nous avons toujours la possibilité au niveau des branches professionnelles - de poursuivre les négociations si nécessaire, concernant l'organisation - j'insiste sur ce mot - du temps de travail. Nous avons fait ouvrir ces négociations dans un certain nombre de branches. Nous avons aujourd'hui un certain nombre d'accords qui permettent les assouplissements souhaités. Nous, nous parlons plus d'organisation du temps de travail que "d'assouplissement", parce que l'assouplissement, on ne sait pas trop ce que l'on met derrière ce mot. Donc, aujourd'hui, la question qui est posée, c'est pourquoi fallait-il rajouter aux négociations des partenaires sociaux, aux accords signés dans les branches professionnelles et les futurs accords possibles, une loi ? C'est la question qui nous est posée, et la CFTC s'inquiète parce que derrière cette loi, on a un peu le sentiment qu'on est en train d'essayer de repasser derrière la loi des 35 heures pour essayer d'en atténuer tous les effets. C'est la question qui est posée. C'est la première question ; la deuxième question, c'est que l'on parle beaucoup de liberté, notamment au travers du libre choix, mais liberté pour qui et pour quoi, quand on regarde comment les choses se passent dans l'entreprise ? Et j'ai envie de dire comme je le disais la semaine dernière, est-ce que nos législateurs, ceux qui ont en charge ce projet de loi, ont déjà mis les pieds dans une entreprise ? Se sont-ils rendus compte de la façon dont fonctionne une entreprise ? Une entreprise, ce n'est pas l'anarchie. La preuve en est, c'est que quand nous, la CFTC, est rentrée dans les négociations des 35 heures-loi Aubry, nous avions deux objectifs. Le premier objectif a été, effectivement, l'emploi ; le deuxième objectif c'était évoquer enfin les questions d'organisation du temps de travail. Mais on s'est bien gardé, du côté du CNPF et du côté du Medef par la suite, d'évoquer cette question. Donc, il n'y a pas d'intention, de la part temps de travail.
Q- E. Cugny : Mais sur le fond, en France, on le sait, les salariés travaillent moins que dans d'autres pays - en temps de travail, s'entend. Est-ce que le pays, la France, peut se permette ce luxe dans le cadre de la compétition internationale aujourd'hui ?
R- Je ne citerai pas les entreprises - mais il n'en manque pas - à dimension internationale, qui vous disent que leur entreprise en France est souvent l'une des plus compétitives du groupe. Je ne citerai pas d'entreprise, on la connaît tous, on voit bien de quoi il s'agit, elle est dans la région. Ce n'est pas les 35 heures qui ont posé problème, ce n'est pas les 35 heures parce que grâce aux 35 heures, on a pu gagner en productivité : c'est 5 % des gains de productivité ; on a gagné en flexibilité. Moi, j'aime bien les comparaisons que l'on fait notamment avec le Danemark, les Pays- Bas sur la flexi-sécurité. La flexibilité, en France, on l'a, ce que l'on n'a pas, c'est la sécurité en face de l'emploi. Et la question est posée.
Q- S. Delanglade : Il y a quand même un problème de temps de travail en France, qui a le taux le plus faible des salariés âgés d'Europe pratiquement.
R- Il y a une négociation est ouverte aujourd'hui au niveau du Medef mais regardez ce qui se passe aussi dans les entreprises, les grandes entreprises. Même les dirigeants d'entreprises sont assez dubitatifs sur cette question des salariés âgés, parce que, dans l'entreprise, beaucoup souhaitent, espèrent - même parmi les dirigeants - terminer leur carrière vers 50, 56, 57 ans. C'est la première chose.
Q- S. Delanglade : Avez-vous des propositions sur ce sujet ?
R- Oui. La première des propositions que nous faisons, c'est de regarder... C'est-à-dire que la carrière d'un salarié ne se termine pas à 45 ans, comme on a pris l'habitude de le faire aujourd'hui. Les salariés, à partir de 45 ans, n'ont plus ou pratiquement plus d'avenir professionnel. Ils ne sont pas prioritaires en matière de formation, en matière de promotion professionnelle, en matière d'évolution de carrière. Ce sont les premières questions qui sont posées.
Q- E. Cugny : Donc, le senior a toute sa place aujourd'hui dans la société.
R- Le senior qui le veut, a toute sa place dans la société, cela ne fait aucun problème. L'autre question qui est posée, derrière la question des seniors, c'est s'il y a du travail supplémentaire - puisque l'on dit, "travaillez plus pour gagner plus", ça aussi, c'est une vraie question -, s'il y a du travail supplémentaire, eh bien on a suffisamment de jeunes demandeurs d'emploi ; aujourd'hui, ils sont 450 000. Il faut savoir que les jeunes vivent fortement la précarité. Il faut à peu près 10 ans pour qu'un jeune se stabilise dans l'emploi. On a, là, une travail, mais c'est la question des 10 % de chômeurs. C'est aussi la question de tous les salariats à temps partiels, et souvent les femmes, qui ne souhaitent qu'une chose, c'est de travailler plus. Alors, eux et elles, on ne leur permet pas de travailler plus. C'est cette question-là qu'il faut que nous abordions.
Q- E. Cugny : Ce contexte social français peut-il, selon vous, peser sur le référendum concernant la Constitution européenne, et que le président souhaite organiser avant l'été prochain ?
R- J'ai envie de vous dire que si les salariés, on l'a vu par le passé, notamment aux élections régionales, si les Français ne sont pas écoutés quand ils manifestent - ils n'ont qu'un moyen aujourd'hui, c'est la rue, on n'a pas d'autres moyens, c'est-à-dire le rapport de force -, eh bien, s'ils n'ont pas de moyens, s'ils ne sont pas écoutés, effectivement, on peut se retrouver devant les urnes, ils vont se retrouver devant les urnes et c'est devant le urnes qu'ils feront savoir leurs souhaits, leurs aspirations. Et on peut s'attendre, effectivement à des sanctions. C'est le risque que nous avons. Nous, ce que nous souhaitons, à la CFTC, c'est que l'on sépare bien les choses ; l'Europe, c'est l'Europe et nous avons nos problèmes qui sont posés ici, au niveau franco-français, au niveau de l'Etat français. Ces questions-là doivent être réglées entre nous, ici, pour ce qui nous concerne et séparer les choses. Nous souhaitons vraiment que les choses soient séparées...
Q- S. Delanglade : Allez-vous donner des consignes de vote ?
R- Nous n'avons donné de consigne de vote. C'est important de le dire parce qu'on nous dit souvent...
Q- E. Cugny : Allez-vous en donner ?
R- Nous n'en donnerons pas ! Ce que nous avons fait, à la CFTC, nous avons mis six mois pour le faire : nous avons fait une analyse assez précise du futur traité constitutionnel, et nous avons regardé le traité applicable aujourd'hui au niveau européen - c'est-à-dire le traité de Nice. On voit qu'il y a quand même des évolutions j'allais dire positives, notamment quand on parle d'une économie sociale de marché, quand on parle en matière de démocratie. La démocratie, c'est un Parlement qui a beaucoup plus de compétences, beaucoup plus de responsabilités. C'est important, notamment quand on parle aussi de répartition des compétences, c'est aussi une avancée, quand on parle de l'emploi. Le plein emploi est inscrit dans le traité constitutionnel comme la question sociale, comme la question de la protection sociale ; toutes ces questions sont inscrites. Ce ne sont que des principes mais au bout de tout cela, tout reste effectivement à faire. Mais nous, nous constatons, et nous le disons à nos adhérents et à nos militants, qu'il y a en matière sociale un certain nombre de points positifs qui méritent d'être remarqués. Mais ce n'est pas pour autant... - et nous restons bien dans notre domaine de compétence - la CFTC est un syndicat et nous avons à nous occuper, à nous inquiéter des questions économiques et sociales. Et c'est uniquement autour de ces questions-là que nous le ferons.
Q- S. Delanglade : Pas comme à la CGT ?
R- Ce n'est pas comme à la CGT. Vous savez, à chaque organisation syndicale son identité ; à chaque organisation syndicale, de regarder, pour ce qui la concerne, les questions qui leur sont posées.
Q- E. Cugny : Cela dit, pas de consigne de vote de la part de B. Thibault et on voit le résultat, c'est-à-dire la base qui dit "non". Donc, c'est un risque aussi pour la CFTC.
R- Oui, c'est un constat. Je ne sais pas si c'est un risque pour la CFTC. Nous, en ne prenant pas part au vote, on n'influencera pas le vote. On dit simplement "voilà comme nous lisons le futur traité constitutionnel" par rapport à ce qui existe aujourd'hui - le traite de Nice.
Q- S. Delanglade : L'autre thème des manifestations, c'est le pouvoir d'achat. Pensez-vous que le partage salaire-profit est injuste ?
R- C'est quand même un préalable, cette question des salaires. Et si nous avons une demande à formuler au Gouvernement, c'est de laisser de côté ce projet de loi pour l'instant. Pourquoi, parce que la question des salaires est posée et on ne se fait pas un salaire avec des heures supplémentaires. Le juste salaire, comme le revendique la CFTC, ça ne se fait pas avec les heures supplémentaires. Le juste salaire correspond à un travail dans une durée donnée, durée légale du travail, sur la base de la durée légale. Et cela tient compte de la carrière, du métier, de l'emploi, etc. Donc, nous, ce que nous demandons au Premier ministre, c'est - comme l'avait fait précédemment un ministre du Travail il y a très longtemps - de demander au Medef qu'il ouvre dans chacune des branches professionnelles de vraies négociations salariales. Quand on sait que 80 % des conventions collectives sont des minima en dessous du Smic. On a une vraie question qui est posée ! C'est cette question-là qui est à poser au préalable. Mais je le redis, les heures supplémentaires ne servent pas à faire des augmentations salariales.
Q- E. Cugny : Sur ce point précis, J.-P. Raffarin vous apporte une réponse à l'instant : J.-P. Raffarin annonce qu'au bout de trois ans, nous rapprocherons les entreprises avec un même taux de 25 % de rémunération des heures supplémentaires entre petites et grandes entreprises, ce qui mettra fin au régime dérogatoire de celles de 20 salariés. Est-ce déjà une réponse ?
R- Je ne sais pas s'il faut dire que c'est déjà une réponse. On va voir, on verra. Mais quand on sait qu'aujourd'hui, effectivement, les heures supplémentaires dans la petite entreprise, c'est 7 à 10 %, eh bien tant mieux, mais nous on veut les garanties derrière cela et si la loi a quelque chose à dire, c'est au moins cela. Pour nous, c'est important.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 9 février 2005)