Article de M. Dominique Strauss-Kahn, député PS, dans "Tribunes socialistes" le 12 avril 2005, sur son argumentation en faveur du oui à la Constitution européenne, et intitulé "l'Europe a -t-elle un projet politique ?".

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Média : Tribunes socialistes

Texte intégral

Nous avons tous constaté la poussée du "non" au traité constitutionnel. Elle se reflète dans les sondages. Nous la vivons surtout dans nos contacts avec les Français, gagnés par le scepticisme.
Ce scepticisme porte moins sur le traité que sur l'Europe telle qu'elle s'est construite jusqu'ici. Je voudrais rappeler, avec objectivité mais sans complaisance, ce que l'Europe nous apporte. Je voudrais aussi expliquer comment le traité constitutionnel apporte des réponses à ses lacunes et à ses insuffisances.
L'Europe est à l'opposée de la caricature du "Frankenstein ultralibéral" que les démagogues nous dépeignent. Certes, la politique menée aujourd'hui en Europe est de droite. Comment s'en étonner, alors que les citoyens européens ont envoyé une majorité de droite au Parlement européen, que 18 gouvernements européens sur 25 sont conservateurs, que la Commission européenne - nommée par eux - penche fortement à droite ? Si un socialiste avait été Commissaire à la place de Frits Bolkestein, par exemple la rapporteur socialiste du Parlement européen sur la directive Bolkestein, la socialiste allemande Evelyn Gebhhardt, nul doute que le projet de directive qui porte son nom eût été bien différent !
Le pouvoir politique en Europe n'a pas toujours été libéral, loin de là. La construction européenne, dans le passé, a avant tout été marquée par le volontarisme politique. Libérale, la création puis l'harmonisation de la TVA en Europe ? Libéraux, les 10 milliards d'euros annuels dépensés pour revitaliser nos zones rurales, soutenir les régions en reconversion industrielle, développer les échanges d'étudiants et les projets comme Airbus, Arianespace, Galileo ou ITER ? Libérale, la politique des transports, qui finance le TGV Barcelone-Perpignan ? Et qui, sinon l'Union, s'est dotée de cette batterie de réglementations pour protéger les consommateurs, préserver l'environnement ? Quel serait le statut de l'exception culturelle si l'Europe n'était pas là pour la défendre ?
L'Europe est une construction humaine unique dans l'histoire, qui nous a déjà apporté de grands progrès. Mais il est vrai que la construction européenne, telle qu'elle s'est développée depuis le traité de Rome en 1957, présente deux déficits qui affectent les Français: le déficit démocratique et le déficit social.
Le déficit démocratique est le principal reproche adressé à l'Europe. Les citoyens ne savent pas qui fait quoi. Ils ont le sentiment qu'ils ne sont pas entendus par les "technocrates de Bruxelles". C'est une réalité: l'Europe s'est largement construite jusqu'ici sur une base technique. La faute aux nationalistes, qui ont fait échouer l'Europe politique que portaient les fédéralistes européens au Congrès de La Haye en 1948.
La faute surtout aux parlementaires français, communistes et dissidents socialistes en tête, qui, aux côtés des souverainistes, ont fait échouer la Communauté européenne de défense en 1954. Pour contourner ces résistances nationales, la "méthode Monnet" a, pendant cinquante ans, mis en place une Europe technique cherchant à concilier sans drames des intérêts nationaux divergents. Le "gouvernement européen" - la Commission - devait être le fruit de compromis entre gouvernements nationaux, non le résultat du vote des citoyens européens. Le Parlement européen, dernier né tardif en 1979, demeurait le parent pauvre de la construction européenne.
Essentiellement technique, la construction européenne est restée avant tout économique. C'est un fait : nous avons construit la Communauté économique européenne - nous aurions pu construire la défense européenne, mais la France l'a torpillée. Nous avons construit un grand ministère de l'économie européen. Le ministre a parfois été de gauche, parfois de droite, mais le ministère était bien compétent avant tout sur l'économie : le marché commun, l'industrie, l'agriculture, les services, la monnaie, la TVA...
Europe technique, Europe économique : ces critiques de la construction européenne sont exactes. Mais c'est justement pour y répondre que les Conventionnels ont rédigé le traité constitutionnel.
Le traité constitutionnel opère un changement de nature de l'Europe : il marque le premier jalon de l'Europe politique. Les innovations du traité parlent d'elles-mêmes. Un président de l'Europe, incarnation de l'Europe sur la scène internationale : pour répondre à la fameuse boutade de Kissinger, l'Europe aura demain un numéro de téléphone. La création d'un véritable gouvernement démocratique de l'Union, issu de la majorité politique du Parlement européen. L'extension des prérogatives du Parlement européen, qui achève sa mue pour devenir un parlement aux pleins pouvoirs budgétaires et législatifs.
Le traité constitutionnel marque aussi la sortie de l'Europe exclusivement économique. Elle pose les jalons de l'Europe sociale. Ils sont nombreux dans le traité. La définition dans l'article 3 sur les objectifs de l'Union de ce qu'est le modèle social européen, fondé sur l'égalité, la justice sociale, la lutte contre l'exclusion. Le développement de compétences sociales étendues, le plus souvent à la majorité qualifiée, notamment en ce qui concerne le droit du travail. L'introduction d'une clause sociale horizontale, qui oblige le législateur européen à tenir compte des objectifs sociaux dans tous les domaines d'action de l'Union, en particulier dans le domaine économique. La légitimation des partenaires sociaux, avec la création d'un sommet social annuel. La reconnaissance des services publics, qui doivent pouvoir être affranchis des règles de la concurrence et financés par subventions publiques. L'inclusion de la Charte des droits fondamentaux, pleinement invocable devant les tribunaux, et qui contient de nombreux droits sociaux. Ces droits ne seraient intéressants que pour les nouveaux pays membres, comme la Pologne, dont le droit social est à reconstruire après l'effondrement du communisme ?
Le traité marque les débuts de l'Europe sociale. Mais comme l'Europe économique ne signifie pas Europe libérale, Europe sociale ne veut pas dire Europe socialiste. Les promesses inscrites dans la Constitution ne pourront être concrétisées que si la gauche européenne remporte, dans les urnes, la bataille des idées lors des prochaines élections européennes.
Enfin, les avancées décisives permises par la Constitution en matière de justice et de sécurité et dans le domaine de la politique étrangère et de la défense sont trop souvent passées sous silence: elles répondent pourtant à deux préoccupations majeures de nos concitoyens. Un Ministre des affaires étrangères de l'Union, un service diplomatique européen, un embryon d'armée européenne, de code pénal européen, de parquet européen : qui aurait osé espérer de tels progrès dans ces domaines il y a encore quelques années ?
Depuis 25 ans, les traités européens ont été révisés en moyenne tous les 5 ans. L'accord obtenu sur le traité constitutionnel montre que les avancées sont possibles à 25 comme hier à 15, même avec la règle de l'unanimité. Il n'y a donc aucune raison pour que l'avancée de la construction de cette Europe plus démocratique et plus sociale s'arrête.
Mais pour que le moteur de la construction européenne continue à tourner, encore ne faut-il pas couper le contact ! Nous devons au contraire réfléchir d'ores et déjà aux prochaines étapes qui sont inscrites en filigrane dans le traité constitutionnel : une Europe dans laquelle les responsables sont à portée de bulletin de vote des citoyens européens; une politique sociale couvrant tous les domaines et régies par la majorité qualifiée; une Europe ambitieuse en matière d'harmonisation fiscale. J'ai déjà remis, en son temps, un rapport à Romano Prodi en ce sens.
Voilà le message que nous devons porter à nos compatriotes d'ici le 29 mai.
(Source http://www.deputessocialistes.fr, le 27 avril 2005)