Interview de M. Laurent Fabius, secrétaire national du PS, à "France Info" le 11 mai 2005, sur la polémique entre socialistes partisans du "oui" à la Constitution européenne et ceux partisans du "non".

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Média : France Info

Texte intégral

Q- Vous êtes ancien Premier ministre de F. Mitterrand, partisan du non à la Constitution européenne. Alors, l'héritage de F. Mitterrand, justement, il est âprement disputé en ce moment. Hier soir, une grande réunion publique s'est tenue à Dijon par les socialistes partisans du oui, un meeting pour commémorer le 10 mai 81, et certains ont rappelé l'engagement de F. Mitterrand pour l'Europe. Bref, F. Mitterrand voterait oui à ce projet de Constitution. Est-ce votre avis ?
R- Il aurait surtout beaucoup souri. Il n'aurait pas été étonné d'ailleurs qu'on utilise son nom, sa mémoire, pour dire oui ou pour dire non. Ecoutez, moi j'ai été son Premier ministre et son plus proche disciple. Je ne sais pas du tout comment il aurait voté, mais en revanche, je suis sûr qu'il aurait négocié le traité autrement que Monsieur Chirac, notamment sur deux points qui lui tenaient énormément à cur, dont on parle peu d'ailleurs : d'abord, ne pas faire dépendre totalement notre défense de l'OTAN, point très important. Mitterrand croyait à la défense européenne, il croyait à l'indépendance de la France et l'article 41 de la Constitution montre un pas quand même de plus dans une dépendance à l'égard des Etats-Unis. Le deuxième point qui me frappe, c'est que Mitterrand insistait souvent auprès de nous sur le fait que le couple franco-allemand était absolument fondamental, ce qui est vrai, mais que pour que le couple franco-allemand fonctionne bien, il faut que les deux pays soient sur un pied d'égalité, et vous avez vu que dans la Constitution - ce qui n'était pas le cas dans le traité de Nice d'ailleurs - la France a un poids minoré par rapport à l'Allemagne pour les décisions au niveau du Conseil des ministres. Donc, je ne sais pas ce qu'au final il aurait fait, mais ça, il n'aurait certainement pas négocié comme cela.
Q- On ne sait pas ce qu'aurait fait F. Mitterrand, en revanche, Danièle Mitterrand, elle, on le sait, s'apprête à se prononcer en faveur du non. Elle organise d'ailleurs une conférence de presse vendredi. Vous y serez ?
R- Je vais voir, je sais qu'on m'a invité, je vais voir si je peux être disponible.
Q- Vous ne savez pas si vous voulez vous afficher avec Danièle Mitterrand ?
R- Non, non, pas du tout. Mais Danièle Mitterrand de même Gilbert Mitterrand, son fils, et toute sa famille, sont des amis très proches. C'est une question juste de disponibilité que je dois vérifier ce matin.
Q- M. Aubry reste-t-elle une de vos amies ?
R- Tous les socialistes sont mes amis, notamment Martine.
Q- Je vous dis cela, parce que ce matin, elle n'a pas été tendre avec vous. "On ne peut pas être de gauche et considérer que les pays étrangers sont nos ennemis... Quand on est de gauche, on n'a pas le droit de faire peur". Elle a dit cela en vous visant.
R- Alors, prenons les choses une par une. D'abord, moi je me suis donné une règle que tout le monde, à mon avis, devrait observer : pas de polémique entre socialistes. Notre adversaire, c'est la politique de droite, c'est Monsieur Chirac. Donc, moi je ne réponds pas sur le terrain polémique. Je suis tout à fait d'accord pour faire de la politique, mais pas de polémique, et je m'y tiendrai. Deuxio, si la question posée est celle des délocalisations - je crois que c'est cela - les délocalisations existent et c'est un vrai problème. Et quand on est sur le terrain, comme le sont tous les gens de gauche, on voit bien que les délocalisations existent. Il ne s'agit pas du tout de mettre en accusation tel ou tel pays, bien sûr. Il s'agit de voir, premièrement, qu'est-ce qu'on pourrait faire pour freiner ce mouvement, et je pense qu'il y a des choses qu'on devrait faire qui, précisément, ne sont pas dans la Constitution. Il faudrait qu'il y ait un niveau minimum de fiscalité dans ces pays-là, alors que la Constitution dit "unanimité fiscale". Donc, ces pays-là, avec cette règle, ils vont le refuser. Deuxièmement, il faudrait qu'on aille vers une harmonisation salariale vers le haut, alors que la Constitution dans son article 210 l'empêche. Et puis, il faudrait surtout que l'Europe aide davantage ces pays-là : Pologne, Bulgarie, Roumanie et autres, alors que, vous le savez sans doute, ce qui est prévu pour aider ces pays à vingt-cinq est moins important que ce qui était prévu à quinze. Donc, c'est comme cela qu'il faut faire. Mais nier la question des délocalisations en France, c'est je crois ne pas voir la réalité telle qu'elle est.
Q- L. Fabius, on parlait de la petite phrase de M. Aubry. Le moins que l'on puisse dire, c'est que vous prenez quand même beaucoup de coups à gauche....
R- A droite aussi. Surtout à droite.
Q- Mais surtout à gauche, on a l'impression. Vous ne craignez pas que cela obscurcisse votre avenir politique après le 29 mai ?
R- Oh ! Ce n'est pas la question qui est obsédante. La question qui est obsédante....
Q- C'est une question qu'on peut vous poser, quand même ?
R- Oui, bien sûr, bien sûr. Mais je vois que la plupart des gens de gauche - on verra quels sont les résultats - et surtout les ouvriers, les employés, les petites couches moyennes, beaucoup de retraités s'apprêtent à voter non. Et ils ont de bonnes raisons pour cela, parce qu'ils sont pro-européens, comme moi, mais ils voient que les indications qui sont contenues dans la Constitution ne permettront pas de faire l'Europe sociale que tous les socialistes veulent. Et c'est ça la question qu'il faut poser. Quand j'entends toute une série de remarques, je dis : mais quelle crédibilité J. Chirac, qui est le chef du oui, a-t-il en matière sociale sur le plan européen, alors qu'il aboutit au résultat que l'on connaît sur le plan français. Donc, il y a beaucoup de faux semblants. Moi, je me bats pour une Europe plus sociale, plus indépendante, plus démocratique, plus environnementale - on en parlait il y a un instant. Le non permet un changement dans ce domaine, vers un mieux, tandis que le oui risque de fermer les choses sur les dérives qu'on connaît actuellement.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 11 mai 2005)