Déclaration de M. Michel Duffour, secrétaire d'Etat au patrimoine et à la décentralisation culturelle, sur la coopération européenne en matière d'exposition du patrimoine culturel industriel et technique, notamment la reconversion des sites industriels de Lorraine, Forbach le 30 mai 2000.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Inauguration de l'exposition "l'Aventure au travail, des outils et des hommes" à Forbach le 30 mai 2000

Texte intégral

Madame le Préfet,
Monsieur le Président du Conseil régional,
Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur le Président de la Mission 2000,
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi, avant d'évoquer cette magistrale exposition " L'aventure du travail. Des outils et des hommes ", de vous exprimer ma satisfaction d'être là, parmi vous, dans ce site puissamment évocateur du Carreau Wendel-Vuillemin de Petite Rosselle qui accueille la préfiguration du vaste et beau musée du Bassin houiller lorrain, et de constater de mes yeux la réussite de ce grand projet.
Cette réussite est, à mes yeux, triple :
Réussite d'une volonté : celle des initiateurs et des animateurs du Centre de culture scientifique, technique et industrielle (CCSTI) du bassin houiller de Lorraine, qui ont su transformer en patrimoine culturel ou, mieux [pardonnez mon accent] en " Kulturlandschaft " [paysage culturel], comme on dit de l'autre côté de la frontière, ce qui aurait pu devenir une simple friche un peu désolante comme il s'en voit tant dans nos vieux pays industriels. Ces initiateurs et animateurs ont su, ensuite, soucieux de pérennité et de bonne gestion favoriser l'institution d'un syndicat mixte présidé par Monsieur le Maire de Forbach, syndicat qui est lui-même à l'origine de la création de ce musée confié désormais à son Directeur, l'historien muséologue, M. Uwe Burghardt.
Réussite en second lieu, d'une authentique coopération internationale et européenne, puisque l'Exposition " L'aventure du travail " a été réalisée par le prestigieux Centre de Culture contemporaine de Barcelone, sous la direction de M. Josep Ramoneda, en collaboration d'une part avec diverses associations régionales, avec la Cité des Sciences et de l'industrie de la Villette à Paris, en corrélation d'autre part avec les responsables des anciennes aciéries sarroises de Völklingen dont les établissements ont été justement inscrits par l'UNESCO en 1994 au patrimoine mondial de l'humanité et il ne m'est pas indifférent d'apprendre que s'y tiendra en même temps qu'ici, une exposition consacrée au " Fer et à l'acier en Lorraine et en Sarre ".
Réussite enfin d'un partenariat majeur, qui a associé, outre les collectivités locales et les Districts de Forbach et de Merlebach, l'Association " Forbach 2000 ", la Région Lorraine, plus de vingt-et-une entreprises publiques et privées, l'Association nationale " pour la célébration de l'an 2000 ", l'Union européenne (Interreg II) et naturellement l'Etat, à la suite de l'engagement pris ici le 25 mars 1999, par la précédente ministre de la Culture, Mme Catherine Trautmann.
La motivation des hommes et des femmes réunis autour du projet, les compétences rassemblées et les importants moyens mobilisés, ont permis de conduire à bien et la réhabilitation du site sous la forme de ce musée de si haute tenue et la réalisation de cette exposition, l'une des quatre (avec celles d'Avignon, de Bordeaux et de Lyon) qui accueilleront au cours de l'année 2000, une manifestation à vocation internationale, labellisée par la " Mission 2000 en France ". Je souligne au passage la belle idée d'accompagner cette exposition d'un vaste programme théâtral qui réjouit fort le responsable de la décentralisation que je suis de par mes fonctions.
L'Exposition que nous inaugurons ici - et le lieu même dans lequel elle s'inscrit - est marquée par une double histoire, celle de la révolution industrielle d'hier et celle des effets des tensions nationales et guerrières entre l'Allemagne et la France autour de la question de la frontière. Cette double circonstance historique nous invite à réfléchir en commun sur ce faisceau de significations.
Sur quoi, en effet, est-il possible de mettre l'accent ?
Ici, dans cette région, l'homme du XIXe et du XXe siècle s'est visiblement rendu maître de la nature, un homme démiurge dont l'action est entièrement inscrite dans le paysage : paysage autrefois " naturel " et site initial d'activité, radicalement recomposés, qui n'entretiennent qu'un lointain rapport de cousinage avec le site de vallée entourée de plateaux, hérité de la Lorraine rurale pré-industrielle. Voici une vallée reconstruite par les hommes, structurée désormais par cette immense tour de lavage du charbon où nous nous réunissons, autour de laquelle se rassemble un vaste ensemble d'établissements complémentaires qui ont occupé en 1960 plus de 5.900 employés et parmi eux 5.000 mineurs...
Cette mutation du paysage traduit le mouvement qui a conduit du travail du fer à la mine, de la mine à l'énergie, de la production mécanique de masse - en ce lieu même, ultramoderne en son temps - à ce que nous avons failli connaître partout après les années 1980, la friche industrielle que diverses entreprises de reconversion et des initiatives comme la vôtre ont en partie permis de conjurer. C'est toute l'histoire d'une grande région que résume parfaitement le site de Petit-Rosselle et qui a vu, simultanément, se construire une humanité nouvelle, fondée sur la mixité des origines et des engagements : aux Sarrois venus se joindre aux Lorrains à l'origine, se sont ajoutés par mobilités successives d'immigration, après 1919, les mineurs de Pologne, d'Autriche et de Bohème, puis les travailleurs d'Italie, enfin en dernier lieu, les immigrants des pays de la bordure méditerranéenne.
Faut-il évoquer également, avec sérénité, ou amertume, ou nostalgie -chacun le dit dans sa propre chair- à l'égard du monde que nous avons perdu, le prix terrible qu'il a fallu payer ici pour que le pays tout entier s'engage dans la voie des mutations récentes et diverses, celles qu'ont commandées la diversification des sources d'énergie, l'apparition des matériaux nouveaux, mais aussi l'ouverture bien souvent sous le seul critère de la rentabilité des capitaux qui domine très fortement le monde contemporain?
Partout dans nos vieux pays qui ont accompagné la révolution industrielle, se rencontrent ces grands objets postiches, témoins de réussites évanouies, terrils devenus verdoyants, cathédrales d'acier, chemins de fer conduisant nulle part, poutrelles et ponts rendus à l'absurdité des choses inutiles, et auxquels seule la culture peut redonner du sens.
C'est le cumul d'une croissance industrielle spécifique et d'un bouleversement économique plus ou moins assumé qui a produit ce dans quoi nous sommes en ce moment réunis : un ensemble organisé de bâtiments, de volumes et d'espaces qui forme un morceau de notre patrimoine national industriel : le défit était considérable. Il fallait faire vivre ce patrimoine, et vous l'avez fait vivre en lui rendant une vocation et une juste fonction, celle de devenir un élément structurant de notre patrimoine culturel national. C'est évidemment la raison de l'engagement, hier, de Mme Trautmann pour ce pari de demain et de ma présence en ce jour d'inauguration.
Au XIXe siècle, des esprits plus conservateurs que le nôtre, tenaient le patrimoine pour une chose morte qu'on entretenait, quand tout simplement on ne l'abandonnait pas, avec l'idée qu'on ne devait avoir pour seul dessein que de le transmettre tel quel aux générations futures, sans ajouts ni conversion. Nous savons aujourd'hui qu'un objet patrimonial n'est appropriable par les nouvelles générations qu'à la condition de se transformer en une chose vivante et renouvelée.
Le patrimoine culturel étendu à tous les types de production de biens ayant servi aux hommes, contribue à leur formation, à les rapprocher au-delà des barrières de sexe, de classe, de culture, de langue, d'histoire : il devient lieu et moyen de l'échange. En sauvegardant les vestiges du passé dont l'appropriation nourrit la mémoire vivante, nous transformons en " lieux de mémoire " ces domaines détournés de leur vocation première, où l'imaginaire créatif, comme le pensait Malraux, prend son envol dans la confrontation assumée avec l'héritage matériel des civilisations antérieures. Ainsi rendu vivant, le patrimoine devenu " patrimoine culturel ", contribue-t-il à l'universalisation du projet humain d'émancipation qui est au cur du message éclairé et combatif que nous lisons pour notre part dans cette belle exposition consacrée à " l'aventure du travail ".
Mais, par dessus tout, ce vers quoi nous entraîne l'Exposition " L'aventure du travail ", c'est à faire effort pour retrouver l'Homme vivant derrière ces témoins de l'industrie et de l'extraction charbonnière, ce sont ces femmes et ces hommes littéralement absorbés par le travail social: femmes écrasées de fatigue alignées devant le tapis des lavoirs successivement édifiés, mineurs du fond achevant trop souvent leur vie mangés par la silicose, sidérurgistes et électriciens, caristes et cheminots, employés de maintenance, et d'entretien, secrétaires et magasiniers, contremaîtres, ingénieurs, gens de métier et des services sociaux et de sécurité... Comment ici ne pas penser à ces dizaines de milliers de travailleurs qui se sont succédés sur ce carreau et qui connurent la souffrance au travail, la peur du brasier comme celle du vide, les longues journées qui s'éternisent en fin de postes mais s'accélèrent en réalité avec l'organisation tayloriste de la production que rend nécessaire et possible la mutation technologique, ici précoce, et l'exigence de productivité? La souffrance au travail, mais aussi l'aliénation du producteur que montre bien l'exposition, quand celui qui contribue à la production sociale de la richesse nationale, se trouve en réalité dépossédé de l'objet marchandise, tout particulièrement chaque fois que l'ordre routinier l'emporte sur l'enthousiasme des moments forts comme le furent la fin des Guerres mondiales!
On sait que dans ces lieux où fut si longtemps à l'initiative - ici même à partir de 1846 - l'une de ces grandes dynasties d'entrepreneurs qu'on qualifiait autrefois de " barons de l'industrie ", se mit en place pour compenser ou illustrer une domination sociale sans partage, un système que les historiens ont qualifié de " paternalisme social d'inspiration chrétienne ". Ce qu'il produisit de concret n'a rien eu de négligeable et, loin de moi, l'idée d'en sous estimer la valeur et la portée. Mais je n'oublie pas non plus que ce n'est qu'après la seconde guerre mondiale, dans le cadre de la nationalisation des Houillères du Bassin de Lorraine voulue par le général de Gaulle et toute la Résistance, qu'a commencé à prévaloir l'adage : " salaire de mineur, salaire de seigneur " et que les statuts de métier des hommes du fond, des sidérurgistes et des électriciens, ont conduit à des améliorations des conditions d'emploi, de travail et de retraite.
Permettez-moi enfin de mettre un dernier accent sur tout ce que ces charpentes de fer et ces bâtiments, abandonnés par la production en 1986, ne disent pas mais qui vit dans la mémoire de celles et ceux dont ils étaient le cadre de vie, notamment pour les anciens qui reviennent ici ou font visiter le site : l'esprit de solidarité qui unissait les populations d'origines diverses rassemblées dans cette Lorraine orientale et qu'on vit se manifester à l'occasion des grandes douleurs collectives. J'ai encore dans l'esprit l'immense élan de solidarité régional et national consécutif à la catastrophe minière de 1985 qui fit vingt-deux victimes au fond du Siège Simon à Forbach, où un Mémorial pérennise le souvenir des disparus. Esprit de solidarité mais aussi esprit de fraternité au travail que symbolisent à leur manière ces lieux de rencontre que sont les " Salles des pendus " ou bien encore les vestiaires des femmes, ou encore les quais des voies ferrées au long des galeries du fond, sorte de forum où furtivement se rencontraient les équipes, celle qui montait au front de taille et celle qui en revenait... Esprit de fraternité dans les luttes sur quoi l'Exposition est éloquente, luttes pour retarder le moment de la fermeture, luttes pour préparer l'éventuelle reconversion, luttes permanentes du temps de la prospérité, pour faire reconnaître par l'exigence d'un meilleur salaire et de plus de sécurité, l'éminente dignité du travailleur et du producteur.
Vous avez fait là un travail admirable et ce que vous proposez répond pleinement à l'un des grands objectifs que Catherine Tasca et moi-même nous nous assignons dans le domaine de la transmission.
Il n'y a pas de mémoire active, vivante sans projet, sans prospective. C'est le sens de ce lieu, de ce " Musée " dont l'ambition dépasse largement la fonction de conservation puisqu'il s'agit à la fois d'un Musée de site -et quel site !- d'un musée d'Histoire, d'un musée des techniques et plus généralement d'un outil d'accompagnement culturel des mutations industrielles.
Vous réunissez ici ce que nous souhaitons inscrire au cur de notre politique : reconquête des lieux, décloisonnement des disciplines (je sais le rôle joué par la scène nationale de Forbach et son directeur Laurent Brunner), intercommunalité et dimension transfrontalière.
Il y a là trop d'atouts pour que ce grand et beau projet ne réussisse et vous trouverez en l'Etat un partenaire enthousiaste et actif.
Je vous remercie.

(source http://www.culture.gouv.fr, le 31 mai 2000)