Texte intégral
Q- Est-il concevable de remettre à plat, en cas de victoire du "non" au référendum sur la Constitution, un Traité déjà ratifié par huit pays membres de l'Union ? "Le plan B est un mensonge, affirmait hier soir le Premier ministre, il n'y a pas de traité alternatif". Dans les pages du Monde, le "devoir de vérité", pour reprendre ses mots, avait poussé J. Delors à dire qu'il pouvait y avoir un plan B. Mensonge ou réalité du plan B : la réponse à cette question permettra-t-elle aux Français d'engager différemment leur responsabilité européenne, en votant "oui" ou "non". La question est inspirée du titre de votre essai, "Une certaine idée de l'Europe" : le côté "seul contre tous" - puisque M. Aubry demande "comment peut-il avoir raison contre tous les partis socialistes européens, contre tous les syndicats", seul contre tous - et puis militant que l'on entendait dans le journal de 8h00, qui disait : "Fabius, ça ne colle pas, il pourrait être un formidable Premier ministre, mais là, ça ne colle pas au PS". Comment le vivez-vous aujourd'hui ?
R- Prenons le fond, les questions personnelles n'ont pas d'intérêt. Quand on voit ce qui se passe, un certain nombre de sondages ont été publiés ces jours derniers, on ne sait qui va l'emporter, le "oui" ou le "non". Mais il y a deux ou trois points qui m'ont frappé dans ces sondages, pour répondre aussi à votre question, parce que cela remet en cause les idées reçues. D'abord, ce qui est acquis, c'est que, fondamentalement, la gauche, c'est-à-dire d'abord les classes populaires et les couches moyennes, vont majoritairement voter "non". Personne ne sait si "non" sera suffisant pour l'emporter au plan national, mais il est déjà acquis que la gauche va majoritairement voter "non". Cela répond à votre question. Oui, ceux qui ont les tripes à gauche, les convictions à gauche, on fait une analyse de la Constitution et ils pensent que, pour aller vers l'Europe sociale, il faut rediscuter ce texte. L'autre point que j'ai retenu des études d'opinion, c'est que précisément, plus les gens rentrent dans la Constitution, plus ils sont favorables au "non". On nous avait expliqué que si les gens étaient pour le "non", c'est parce qu'ils n'avaient pas suffisamment réfléchi, parce qu'ils n'avaient pas le bagage suffisant etc. Et là, les études nous montrent - c'est un acquis - que, lorsque vous rentrez dans ce gros texte, très compliqué, trop compliqué, à ce moment-là, cela vous pousse à aller vers le "non". Et la troisième chose que j'ai retenue, c'est que lorsque l'on demande aux Français s'ils pensent qu'il y a plus de risques dans un "oui" que dans un "non", la réponse est que le "oui" comporte beaucoup plus de risques pour eux que le "non". Je ne sais pas quel sera le résultat, même si je souhaite vigoureusement qu'il y ait un "non" social et pro-européen qui l'emporte. Mais ces éléments-là montrent que les gens se sont appropriés le débat européen, qu'ils comprennent bien que l'intérêt pour eux, pour l'Europe et pour la France, c'est de voter "non", et que les couches moyennes, les couches populaires, beaucoup de jeunes, beaucoup de personnes âgées, vont voter "non" en ayant à l'esprit un "non" pro-européen, un "non" pro-social. C'est cela qui m'intéresse, beaucoup plus que telle ou telle polémique personnelle, qui, finalement passera avec le temps.
Q- L'enjeu du vote, et une question apparaît maintenant comme étant centrale, puisque le Premier ministre disait, hier soir, que les Français, en votant, vont, chacun d'entre eux, engager une responsabilité européenne de chaque citoyen ? La question du plan B, c'est-à-dire ce que l'on engage en votant "oui" ou "non", devient une question centrale.
R- Bien sûr.
Q- Bon. Ce plan B, est-il une réalité ou une interprétation - je ne dis pas "mensonge" - politique ? Y a-t-il un plan B ?
R- Quand on regarde le texte, l'acte final de la concurrence, je cite de mémoire mais je ne crois pas me tromper, à la page 186, la déclaration numéro 30, il est dit expressément par les chefs d'Etat et de Gouvernement que "deux ans après la signature, c'est-à-dire à l'automne 2006, si tous les pays n'ont pas ratifié, il y aura un réexamen et une rediscussion par les chefs d'Etat et de Gouvernement". C'est le bon sens. Car de toutes les manières, quel que soit le vote de la France, il est quasiment acquis que un, deux ou trois pays vont voter "non". Et il faudra donc réexaminer tout cela. La question suivante est : que se passera-t-il ? Je vais vous dire ce que j'anticipe, compte tenu de qu'est mon expérience de ces sujets : là, la France a une responsabilité. Si, comme je le pense, il y a un "non" de gauche, pro-social, proeuropéen, qui est émis - et il y aura d'autres "non" -, les autorités gouvernementales de l'époque se retrouveront autour de la table et on rediscutera. Dans cette rediscussion, j'ai avancé, avec beaucoup d'autres, trois idées précises - parce qu'il ne s'agit d'être maximaliste - qui correspondent à trois faiblesses fondamentales du texte qui nous est soumis. Première idée : ce texte, actuellement, n'est pas révisable, vous le savez, sauf à l'unanimité. Cela n'existe dans aucune Constitution au monde, toutes les Constitutions sont révisables. Je pense que l'on serait beaucoup plus forts pour adapter le texte par la suite à l'évolution, parce que tout cela va changer avec le temps, en disant, comme d'ailleurs c'était une proposition initiale qui a été balayée à la fin, que ce texte doit pouvoir être révisable par une majorité qualifiée. Deuxième proposition précise : tout ce qui est la partie III du texte, qui est la plus grosse, la plus complexe partie...
Q- C'est là que vous trouvez ce que vous jugez être l'Europe libérale...
R- Voilà. Cette partie n'a pas sa place dans la Constitution. Une Constitution doit se concentrer sur les valeurs, sur les institutions. Et donc, on serait donc beaucoup plus forts en écartant cette partie III, qui rendrait la Constitution beaucoup plus compréhensible et avec des possibilités sociales. Troisième élément, je pense qu'il est irréaliste d'estimer que tous les pays d'Europe vont avancer à la même vitesse, cela n'est pas vrai et ne correspond pas à la réalité. Il faut donc que certains pays - l'Allemagne, la France, l'Espagne, la Belgique... - puissent, s'ils le désirent, en matière de sécurité, en matière de recherche, en matière industrielle, avancer plus vite. Cela demande que ce que l'on appelle "les coopérations renforcées" puissent être bâties plus facilement. Voilà les trois propositions. Vous me direz que cela ne donnera pas un texte parfait.
Q- Non, mais ce n'est pas cela que je veux dire...
R- Bien sûr, parce qu'une Constitution ne peut pas être parfaite, mais au moins cela pourra-t-il donner une Constitution d'espoir, une Constitution avec une possibilité sociale, de force. Tandis que celle-ci verrouille l'avenir et nous interdit toute une série de possibilités, parce que l'on a effectivement besoin de l'Europe.
Q- La question que j'ai envie de vous poser qui reprend une réflexion, sinon du père, du moins de l'auteur de cette Constitution, celle de V. Giscard d'Estaing : que dites-vous en 2006 aux huit pays membres de l'Union - et ce ne sont pas des petits pays - qui ont déjà ratifié ce Traité ? Leur dites-vous que l'on remet tout à plat, que l'on oublie tout, que l'on reprend tout au départ ?
R- Mais monsieur Paoli, à cette question il a déjà été répondu. Lorsque les chefs d'Etat et de gouvernement - c'est le cas dans plusieurs pays - ont décidé de soumettre ce texte au référendum, un référendum ne peut pas être un choix entre oui et oui ! On dit aux citoyens, "un travail a été fait, maintenant, c'est à vous de trancher". Et sauf à dénier toute possibilité démocratique, il faut accepter que le citoyen ayant jugé, ayant réfléchi, dise "le travail a été fait", il nous convient où il ne nous convient pas". Sinon, cela veut dire que la démocratie est un faux-semblant, et que le référendum est un faux-semblant. Donc, vous avez là, un élément démocratique de fond. J'ajoute que l'on n'a pas suffisamment noté au cours de cette dernière semaine, enfin des huit jours précédents, il y a eu un évènement très important qui est intervenu, et je dois sur ce point rendre hommage à monsieur Sarkozy. Monsieur Sarkozy parle beaucoup, il fait sa campagne, très bien. Et il a dit d'une façon très claire, appuyée par d'autres dirigeants de droite : "Je suis pour le oui, parce que cette Constitution est incompatible avec le modèle social français". Ce n'est pas ce qu'avait dit monsieur Chirac, mais c'est que dit monsieur Sarkozy et l'UMP avec lui. Et cela, c'est très intéressant parce qu'on est au centre du débat. Je considère que cette Constitution ne va pas permettre les progrès sociaux et économiques que l'on est en droit d'attendre de l'Europe. M. Sarkozy dit que c'est précisément parce que cette Constitution nous conduira à revenir sur toute une série d'acquis sociaux qu'il est pour la Constitution. Alors là, on a un vrai débat droite-gauche.
Q- Oui, sauf que c'est une réflexion intéressante : c'est "modèle social français". Mais il ne s'agit pas de la France, il s'agit de la construction européenne. On est dans une affaire qui est dix ans de compromis entre 25 pays qui essaient de construire ensemble quelque chose. Ce n'est pas le modèle français dont il s'agit.
R- Vous avez tout à fait raison, il ne s'agit pas d'imposer un modèle, et les Français ne doivent pas être arrogants. Souvent c'est d'ailleurs une tare pour certains négociateurs français, en disant que, parce que nous sommes français, tout le monde doit se plier à nos règles. Evidemment non. Il ne faut pas non plus confondre l'arrogance, qui est détestable, avec la soumission qui le serait autant. Nous avons des acquis sociaux à défendre. Pourquoi voudriez-vous que la France ne mette pas en avant un certain nombre d'éléments et d'acquis ? Et lorsqu'on me dit : "il y a des "difficultés" - entre guillemets - de réformes en France, parce que les Français veulent défendre leur à la retraite, leurs droits sociaux, leurs droits salariaux"... Certains disent, dans le patronat et à droite, pour arriver à remettre en cause ce que nous n'avons pas réussi à remettre en cause par d'autres moyens, il faut passer par la Constitution européenne. Là, je ne suis pas d'accord, car bien sûr, il faut des réformes, bien sûr, il faut évoluer, bien sûr, la France doit faire des efforts. Mais ces efforts ne doivent pas se faire au détriment de ce qui a été, quand même, un certain nombre d'acquis sociaux fondamentaux. Je prends un exemple qu'on a peu souligné mais qui est très précis : vous avez vu qu'il y a quelques semaines, on a modifié ce que l'on appelle "le pacte de stabilité et de croissance". On l'a modifié insuffisamment, mais on l'a modifié. J'ai regardé cela très précisément, parce que sont des questions économiques, financières, auxquelles, évidemment, je m'intéresse. Dans cette modification, il est dit que "les pays, dans le futur, qui procèderont à des retraites par capitalisation - c'est-à-dire le contraire de ce que l'on fait en France - ces pays-là auront un avantage parce que ce que cela leur coûtera ne sera pas pris en compte dans le calcul des déficits de Maastricht". C'est-à-dire que, l'air de rien, on dit aux pays, y compris à la France : "si vous continuez votre régime par répartition - qui est la base même de nos retraites, et cela concerne beaucoup de personnes et puis nous aurons tous une retraite - attention, parce que vous aurez des problèmes financiers massifs, tandis que si vous passez à la capitalisation, alors-là, pas de problème, l'Europe, finalement, sera d'accord avec cela". Là, il y a un vrai débat. Je pense que peu à peu, au travers toutes ces discussions, dès lors que l'on garde une certaine hauteur de vue et une certaine tonalité pacifique, les gens réfléchissent de plus en plus. Oui l'Europe sociale, oui l'Europe puissance, oui l'Europe solidaire mais pas l'Europe qui détricote la France.
Q- En politique comme en économie d'ailleurs, il y a de l'affect. Il y en a au sein du PS où la question du clivage se pose ; il y en a un autre au plan européen, entre la France et l'Allemagne. L'Allemagne va dire oui, la France, peut-être, va dire non - peut-être, on ne sait pas -, mais si elle le dit, que se passe-t-il dans ce couple, dans moteur-là ? Et là, on n'est plus dans dix ans de construction, on est depuis le début.
R- Pour moi, comme pour F. Mitterrand qui insistait beaucoup dans nos conversations là-dessus, le couple franco-allemand est absolument décisif. J'ai personnellement regretté qu'au moment du 40ème anniversaire du Traité franco-allemand, il y a de cela peu d'années, il n'y ait pas d'initiative nouvelle qui soit lancée dans le franco-allemand. J'aurais souhaité pour ma part - voyez, je suis très audacieux en disant cela - que l'on aille vers une défense franco-allemande, que nous mettions en commun nos puissances, au FMI et à la Banque mondiale, et qu'ensemble nous allions aider les pays en développement. Ce n'est pas ce qui a été fait. Vous prenez l'exemple, maintenant, de la divergence possible de vote : attention, le mode de vote n'est pas le même. Vous savez qu'en Allemagne, il n'est pas possible de consulter la population, donc le gouvernement Schröder a une majorité au Parlement et il n'y a pas de doute que ce Traité sera adopté. En France, on va consulter la population et on verra le résultat. Il peut être effectivement en faveur du non. Mais quoi qu'il arrive, il sera absolument essentiel que ce couple franco-allemand soit maintenu. Et de ce point de vue, j'ajouterais une observation : dans le texte qui nous est proposé, il y a une disposition qui, pour ceux qui connaissent bien les problèmes franco-allemands, crée une difficulté. Le franco-allemand s'est toujours fondé sur l'équilibre entre l'Allemagne et la France. Et là, dans la négociation finale qui est intervenue, vous avez peut-être vue que désormais, la représentation de la France au Conseil des ministres sera à peu près à un peu plus de 30 % inférieure à la représentation allemande. Qu'on ne se méprenne pas : je pense que le couple franco-allemand est fondamental et que ce couple doit être fondé sur un équilibre entre les pays. Et je ne voudrais pas que l'on prenne appui sur ce déséquilibre, qui maintenant existerait au cas où la Constitution serait adoptée, pour rompre avec cet élément fondamental - j'insiste - qu'est le couple franco-allemand. J'y crois pour des raisons personnelles, liées à l'histoire que beaucoup de nos familles ont connue, pour des raisons de fond, pour des raison humaines, pour des raisons de puissance politique, pour des raisons de conviction, quels que soient les votes, nous devrons bâtir sur le franco-allemand.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 19 mai 2005)
R- Prenons le fond, les questions personnelles n'ont pas d'intérêt. Quand on voit ce qui se passe, un certain nombre de sondages ont été publiés ces jours derniers, on ne sait qui va l'emporter, le "oui" ou le "non". Mais il y a deux ou trois points qui m'ont frappé dans ces sondages, pour répondre aussi à votre question, parce que cela remet en cause les idées reçues. D'abord, ce qui est acquis, c'est que, fondamentalement, la gauche, c'est-à-dire d'abord les classes populaires et les couches moyennes, vont majoritairement voter "non". Personne ne sait si "non" sera suffisant pour l'emporter au plan national, mais il est déjà acquis que la gauche va majoritairement voter "non". Cela répond à votre question. Oui, ceux qui ont les tripes à gauche, les convictions à gauche, on fait une analyse de la Constitution et ils pensent que, pour aller vers l'Europe sociale, il faut rediscuter ce texte. L'autre point que j'ai retenu des études d'opinion, c'est que précisément, plus les gens rentrent dans la Constitution, plus ils sont favorables au "non". On nous avait expliqué que si les gens étaient pour le "non", c'est parce qu'ils n'avaient pas suffisamment réfléchi, parce qu'ils n'avaient pas le bagage suffisant etc. Et là, les études nous montrent - c'est un acquis - que, lorsque vous rentrez dans ce gros texte, très compliqué, trop compliqué, à ce moment-là, cela vous pousse à aller vers le "non". Et la troisième chose que j'ai retenue, c'est que lorsque l'on demande aux Français s'ils pensent qu'il y a plus de risques dans un "oui" que dans un "non", la réponse est que le "oui" comporte beaucoup plus de risques pour eux que le "non". Je ne sais pas quel sera le résultat, même si je souhaite vigoureusement qu'il y ait un "non" social et pro-européen qui l'emporte. Mais ces éléments-là montrent que les gens se sont appropriés le débat européen, qu'ils comprennent bien que l'intérêt pour eux, pour l'Europe et pour la France, c'est de voter "non", et que les couches moyennes, les couches populaires, beaucoup de jeunes, beaucoup de personnes âgées, vont voter "non" en ayant à l'esprit un "non" pro-européen, un "non" pro-social. C'est cela qui m'intéresse, beaucoup plus que telle ou telle polémique personnelle, qui, finalement passera avec le temps.
Q- L'enjeu du vote, et une question apparaît maintenant comme étant centrale, puisque le Premier ministre disait, hier soir, que les Français, en votant, vont, chacun d'entre eux, engager une responsabilité européenne de chaque citoyen ? La question du plan B, c'est-à-dire ce que l'on engage en votant "oui" ou "non", devient une question centrale.
R- Bien sûr.
Q- Bon. Ce plan B, est-il une réalité ou une interprétation - je ne dis pas "mensonge" - politique ? Y a-t-il un plan B ?
R- Quand on regarde le texte, l'acte final de la concurrence, je cite de mémoire mais je ne crois pas me tromper, à la page 186, la déclaration numéro 30, il est dit expressément par les chefs d'Etat et de Gouvernement que "deux ans après la signature, c'est-à-dire à l'automne 2006, si tous les pays n'ont pas ratifié, il y aura un réexamen et une rediscussion par les chefs d'Etat et de Gouvernement". C'est le bon sens. Car de toutes les manières, quel que soit le vote de la France, il est quasiment acquis que un, deux ou trois pays vont voter "non". Et il faudra donc réexaminer tout cela. La question suivante est : que se passera-t-il ? Je vais vous dire ce que j'anticipe, compte tenu de qu'est mon expérience de ces sujets : là, la France a une responsabilité. Si, comme je le pense, il y a un "non" de gauche, pro-social, proeuropéen, qui est émis - et il y aura d'autres "non" -, les autorités gouvernementales de l'époque se retrouveront autour de la table et on rediscutera. Dans cette rediscussion, j'ai avancé, avec beaucoup d'autres, trois idées précises - parce qu'il ne s'agit d'être maximaliste - qui correspondent à trois faiblesses fondamentales du texte qui nous est soumis. Première idée : ce texte, actuellement, n'est pas révisable, vous le savez, sauf à l'unanimité. Cela n'existe dans aucune Constitution au monde, toutes les Constitutions sont révisables. Je pense que l'on serait beaucoup plus forts pour adapter le texte par la suite à l'évolution, parce que tout cela va changer avec le temps, en disant, comme d'ailleurs c'était une proposition initiale qui a été balayée à la fin, que ce texte doit pouvoir être révisable par une majorité qualifiée. Deuxième proposition précise : tout ce qui est la partie III du texte, qui est la plus grosse, la plus complexe partie...
Q- C'est là que vous trouvez ce que vous jugez être l'Europe libérale...
R- Voilà. Cette partie n'a pas sa place dans la Constitution. Une Constitution doit se concentrer sur les valeurs, sur les institutions. Et donc, on serait donc beaucoup plus forts en écartant cette partie III, qui rendrait la Constitution beaucoup plus compréhensible et avec des possibilités sociales. Troisième élément, je pense qu'il est irréaliste d'estimer que tous les pays d'Europe vont avancer à la même vitesse, cela n'est pas vrai et ne correspond pas à la réalité. Il faut donc que certains pays - l'Allemagne, la France, l'Espagne, la Belgique... - puissent, s'ils le désirent, en matière de sécurité, en matière de recherche, en matière industrielle, avancer plus vite. Cela demande que ce que l'on appelle "les coopérations renforcées" puissent être bâties plus facilement. Voilà les trois propositions. Vous me direz que cela ne donnera pas un texte parfait.
Q- Non, mais ce n'est pas cela que je veux dire...
R- Bien sûr, parce qu'une Constitution ne peut pas être parfaite, mais au moins cela pourra-t-il donner une Constitution d'espoir, une Constitution avec une possibilité sociale, de force. Tandis que celle-ci verrouille l'avenir et nous interdit toute une série de possibilités, parce que l'on a effectivement besoin de l'Europe.
Q- La question que j'ai envie de vous poser qui reprend une réflexion, sinon du père, du moins de l'auteur de cette Constitution, celle de V. Giscard d'Estaing : que dites-vous en 2006 aux huit pays membres de l'Union - et ce ne sont pas des petits pays - qui ont déjà ratifié ce Traité ? Leur dites-vous que l'on remet tout à plat, que l'on oublie tout, que l'on reprend tout au départ ?
R- Mais monsieur Paoli, à cette question il a déjà été répondu. Lorsque les chefs d'Etat et de gouvernement - c'est le cas dans plusieurs pays - ont décidé de soumettre ce texte au référendum, un référendum ne peut pas être un choix entre oui et oui ! On dit aux citoyens, "un travail a été fait, maintenant, c'est à vous de trancher". Et sauf à dénier toute possibilité démocratique, il faut accepter que le citoyen ayant jugé, ayant réfléchi, dise "le travail a été fait", il nous convient où il ne nous convient pas". Sinon, cela veut dire que la démocratie est un faux-semblant, et que le référendum est un faux-semblant. Donc, vous avez là, un élément démocratique de fond. J'ajoute que l'on n'a pas suffisamment noté au cours de cette dernière semaine, enfin des huit jours précédents, il y a eu un évènement très important qui est intervenu, et je dois sur ce point rendre hommage à monsieur Sarkozy. Monsieur Sarkozy parle beaucoup, il fait sa campagne, très bien. Et il a dit d'une façon très claire, appuyée par d'autres dirigeants de droite : "Je suis pour le oui, parce que cette Constitution est incompatible avec le modèle social français". Ce n'est pas ce qu'avait dit monsieur Chirac, mais c'est que dit monsieur Sarkozy et l'UMP avec lui. Et cela, c'est très intéressant parce qu'on est au centre du débat. Je considère que cette Constitution ne va pas permettre les progrès sociaux et économiques que l'on est en droit d'attendre de l'Europe. M. Sarkozy dit que c'est précisément parce que cette Constitution nous conduira à revenir sur toute une série d'acquis sociaux qu'il est pour la Constitution. Alors là, on a un vrai débat droite-gauche.
Q- Oui, sauf que c'est une réflexion intéressante : c'est "modèle social français". Mais il ne s'agit pas de la France, il s'agit de la construction européenne. On est dans une affaire qui est dix ans de compromis entre 25 pays qui essaient de construire ensemble quelque chose. Ce n'est pas le modèle français dont il s'agit.
R- Vous avez tout à fait raison, il ne s'agit pas d'imposer un modèle, et les Français ne doivent pas être arrogants. Souvent c'est d'ailleurs une tare pour certains négociateurs français, en disant que, parce que nous sommes français, tout le monde doit se plier à nos règles. Evidemment non. Il ne faut pas non plus confondre l'arrogance, qui est détestable, avec la soumission qui le serait autant. Nous avons des acquis sociaux à défendre. Pourquoi voudriez-vous que la France ne mette pas en avant un certain nombre d'éléments et d'acquis ? Et lorsqu'on me dit : "il y a des "difficultés" - entre guillemets - de réformes en France, parce que les Français veulent défendre leur à la retraite, leurs droits sociaux, leurs droits salariaux"... Certains disent, dans le patronat et à droite, pour arriver à remettre en cause ce que nous n'avons pas réussi à remettre en cause par d'autres moyens, il faut passer par la Constitution européenne. Là, je ne suis pas d'accord, car bien sûr, il faut des réformes, bien sûr, il faut évoluer, bien sûr, la France doit faire des efforts. Mais ces efforts ne doivent pas se faire au détriment de ce qui a été, quand même, un certain nombre d'acquis sociaux fondamentaux. Je prends un exemple qu'on a peu souligné mais qui est très précis : vous avez vu qu'il y a quelques semaines, on a modifié ce que l'on appelle "le pacte de stabilité et de croissance". On l'a modifié insuffisamment, mais on l'a modifié. J'ai regardé cela très précisément, parce que sont des questions économiques, financières, auxquelles, évidemment, je m'intéresse. Dans cette modification, il est dit que "les pays, dans le futur, qui procèderont à des retraites par capitalisation - c'est-à-dire le contraire de ce que l'on fait en France - ces pays-là auront un avantage parce que ce que cela leur coûtera ne sera pas pris en compte dans le calcul des déficits de Maastricht". C'est-à-dire que, l'air de rien, on dit aux pays, y compris à la France : "si vous continuez votre régime par répartition - qui est la base même de nos retraites, et cela concerne beaucoup de personnes et puis nous aurons tous une retraite - attention, parce que vous aurez des problèmes financiers massifs, tandis que si vous passez à la capitalisation, alors-là, pas de problème, l'Europe, finalement, sera d'accord avec cela". Là, il y a un vrai débat. Je pense que peu à peu, au travers toutes ces discussions, dès lors que l'on garde une certaine hauteur de vue et une certaine tonalité pacifique, les gens réfléchissent de plus en plus. Oui l'Europe sociale, oui l'Europe puissance, oui l'Europe solidaire mais pas l'Europe qui détricote la France.
Q- En politique comme en économie d'ailleurs, il y a de l'affect. Il y en a au sein du PS où la question du clivage se pose ; il y en a un autre au plan européen, entre la France et l'Allemagne. L'Allemagne va dire oui, la France, peut-être, va dire non - peut-être, on ne sait pas -, mais si elle le dit, que se passe-t-il dans ce couple, dans moteur-là ? Et là, on n'est plus dans dix ans de construction, on est depuis le début.
R- Pour moi, comme pour F. Mitterrand qui insistait beaucoup dans nos conversations là-dessus, le couple franco-allemand est absolument décisif. J'ai personnellement regretté qu'au moment du 40ème anniversaire du Traité franco-allemand, il y a de cela peu d'années, il n'y ait pas d'initiative nouvelle qui soit lancée dans le franco-allemand. J'aurais souhaité pour ma part - voyez, je suis très audacieux en disant cela - que l'on aille vers une défense franco-allemande, que nous mettions en commun nos puissances, au FMI et à la Banque mondiale, et qu'ensemble nous allions aider les pays en développement. Ce n'est pas ce qui a été fait. Vous prenez l'exemple, maintenant, de la divergence possible de vote : attention, le mode de vote n'est pas le même. Vous savez qu'en Allemagne, il n'est pas possible de consulter la population, donc le gouvernement Schröder a une majorité au Parlement et il n'y a pas de doute que ce Traité sera adopté. En France, on va consulter la population et on verra le résultat. Il peut être effectivement en faveur du non. Mais quoi qu'il arrive, il sera absolument essentiel que ce couple franco-allemand soit maintenu. Et de ce point de vue, j'ajouterais une observation : dans le texte qui nous est proposé, il y a une disposition qui, pour ceux qui connaissent bien les problèmes franco-allemands, crée une difficulté. Le franco-allemand s'est toujours fondé sur l'équilibre entre l'Allemagne et la France. Et là, dans la négociation finale qui est intervenue, vous avez peut-être vue que désormais, la représentation de la France au Conseil des ministres sera à peu près à un peu plus de 30 % inférieure à la représentation allemande. Qu'on ne se méprenne pas : je pense que le couple franco-allemand est fondamental et que ce couple doit être fondé sur un équilibre entre les pays. Et je ne voudrais pas que l'on prenne appui sur ce déséquilibre, qui maintenant existerait au cas où la Constitution serait adoptée, pour rompre avec cet élément fondamental - j'insiste - qu'est le couple franco-allemand. J'y crois pour des raisons personnelles, liées à l'histoire que beaucoup de nos familles ont connue, pour des raisons de fond, pour des raison humaines, pour des raisons de puissance politique, pour des raisons de conviction, quels que soient les votes, nous devrons bâtir sur le franco-allemand.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 19 mai 2005)