Texte intégral
Monsieur le Président,
Monsieur le Député,
Mesdames, Messieurs,
Je suis très heureux de répondre à votre invitation à venir au château sainte Anne vous parler de l'Europe qui me tient tant à cur, de l'Europe de la culture, en ce jour si particulier, où je rencontre tout à l'heure mes collègues ministres de la culture et de la communication de l'Union européenne, pour le conseil " culture et audiovisuel ", au surlendemain de la palme d'or remportée à Cannes, pour la deuxième fois, par Jean- Pierre et Luc Dardenne, pour leur film L'Enfant. Le choix du jury international du plus grand festival de cinéma du monde est évidemment fondé sur des critères artistiques qui lui sont propres. C'est un choix auquel nous pouvons tous néanmoins donner un sens et pour moi, il incarne d'abord la créativité du cinéma des frères Dardenne, mais aussi, bien sûr, le rayonnement du cinéma belge et européen et la force de la diversité culturelle et linguistique européenne. La force d'un regard singulier sur les réalités d'une société qui est d'abord faite des vies et des projets communs des personnes qui la composent. Une force précieuse dans un monde où le risque d'uniformisation de la culture n'est pas un mythe, comme le montrent ces quelques chiffres :
85 % des places de salle de cinéma vendues dans le monde concernent des films produits à Hollywood ;
50 % des fictions diffusées à la télévision en Europe sont d'origine américaine, cette proportion atteignant même 67 % dans un pays comme l'Italie ;
70 % des enregistrements légaux de musique vendus dans le monde sont produits par deux grands groupes ;
9 des 10 écrivains les plus traduits dans le monde sont des écrivains de langue anglaise.
Depuis 1996, les ventes internationales de produits culturels (films, musiques, livres, programmes de télévision, logiciels) ont représenté le premier secteur d'exportation des Etats-Unis, avec une valeur de plus de 60 milliards de dollars devant les secteurs traditionnels tels que l'agriculture, l'automobile, l'aérospatiale et la défense.
Or nous savons aujourd'hui, et les quelque 800 artistes, créateurs et penseurs que j'ai accueillis les 2 et 3 mai à Paris, à la Comédie-Française, à l'occasion des Rencontres pour l'Europe de la culture, l'ont affirmé avec force, que si l'Europe élargie peut désormais offrir les promesses d'un espace de prospérité économique et sociale, rassemblé autour d'un projet politique partagé, elle doit désormais fonder ce projet sur le rayonnement de sa culture, de ses racines, de son patrimoine, qui font son identité, mais aussi de ses créations les plus contemporaines et de ses industries culturelles.
Le temps me paraît révolu où l'on pouvait s'étonner du dialogue nécessaire entre l'économie et la culture. Quelles que soient les responsabilités de l'Etat dans le domaine culturel, responsabilités que j'assume et que je défends en France depuis plus d'un an, le monde de la culture et de la communication puise son dynamisme, sa créativité, sa vitalité dans le vaste engagement de toute la société, dite civile, où les entreprises, et les employeurs en particulier, jouent bien sûr un rôle fondamental : il n'y a pas d'un côté le monde de la culture et de la communication et de l'autre le monde de l'entreprise. Ces deux mondes ne sont pas clos. Ils sont ouverts l'un à l'autre, pas seulement dans le domaine si important du mécénat, et c'est heureux.
Pour mesurer l'impact économique de la force culturelle de l'Europe, je voudrais, là aussi, citer quelques chiffres : 4,2 millions de personnes occupent un emploi culturel, soit 2,5 % de la population active totale de l'Europe des 25. Parmi elles, 2,3 millions de personnes sont employées dans les industries culturelles qui représentent donc un peu plus de 50 % de l'emploi culturel total.
En France, le poids de la culture dans l'économie se manifeste tant par le dynamisme des industries culturelles, qui représentent 54 % de l'emploi culturel que par celui du tourisme culturel, par exemple.
Au-delà même de cet effet direct de la culture sur l'économie, quantité d'effets indirects ont été démontrés en terme d'attractivité globale d'un pays ou d'une région comme le montrent les exemples en Espagne du musée Guggenheim à Bilbao ou la vitalité des festivals dans de nombreuses régions françaises et bientôt, le Louvre à Lens.
C'est l'une des raisons du poids croissant de la culture aussi bien dans le traité constitutionnel européen, que dans la mise en uvre des politiques communes.
C'est seulement avec le Traité de Maastricht, en 1991, qu'une place a été officiellement dévolue à la culture dans la construction européenne, avec l'introduction d'un article spécifique.
Le projet de Constitution pour l'Europe représente une avancée essentielle pour la culture et renforcera la capacité d'action de l'Union en matière culturelle.
En effet, il pose la diversité culturelle comme un objectif de l'Union. Cela comporte notamment la reconnaissance de la spécificité des " biens culturels " - expression consacrée à laquelle je préfère celle " d'uvres de l'esprit " et le droit pour les Etats de mettre en uvre des politiques nationales en matière culturelle, au moyen notamment de subventions aux productions nationales, de quotas et de réglementation du marché. Il revient en effet aux Etats membres de créer un environnement propice à la création et à l'expression plurielle des cultures nationales et régionales, tant en ce qui concerne la production que la diffusion des biens et services culturels.
Le projet de traité constitutionnel prévoit ensuite le passage à la majorité qualifiée pour l'adoption des programmes culturels internes, tout en maintenant l'unanimité au plan externe pour la négociation et la conclusion d'accords commerciaux en matière de services culturels et audiovisuels, lorsque ceux-ci risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l'Union.
S'agissant des programmes de soutien à la culture, il sera plus facile de progresser avec le passage de l'unanimité à la règle de la majorité qualifiée. Cela permettra d'éviter qu'un seul pays bloque toute initiative. En revanche, en maintenant un droit de veto, en exigeant l'unanimité des Etats pour le commerce des services culturels et audiovisuels, lorsqu'il y a un risque d'atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l'Union, le projet de traité constitutionnel réaffirme le principe de l'exception culturelle.
Il faudra que l'Europe de la culture profite pleinement des avancées du Traité constitutionnel. En effet, alors que l'intégration communautaire a été menée très loin dans certains domaines comme celui de la monnaie, la place de la culture reste encore marginale dans les politiques communes. Les programmes européens spécifiquement dédiés à la culture et à l'audiovisuel, Culture 2000 et Media, représentent un peu moins de 130 millions d'euros par an dans l'UE à 25 jusqu'en 2006 inclus, soit moins de 0,12 % du budget communautaire et 28 centimes d'euros par an et par habitant. La France souhaite qu'une forte progression des montants attribués aux programmes Culture et Media 2007-2013 soit envisagée, dans le respect des prochaines perspectives financières et dans le cadre d'un budget communautaire plafonné à 1 % du Revenu National Brut.
En outre, la dimension culturelle n'est pas encore suffisamment prise en compte dans de nombreux domaines d'intervention européens, qu'il s'agisse des questions fiscales, des négociations commerciales, d'examen des régimes d'aides, de dispositions relatives à la concurrence ou encore des politiques régionales.
L'Europe a pourtant vocation à jouer un rôle moteur afin de soutenir une mondialisation maîtrisée, garante de la diversité des expressions culturelles.
Le projet européen prendra tout son sens s'il est fondé sur la culture, si l'Europe " parle d'une seule et même voix, mais dans toutes ses langues, de toutes ses âmes ", selon la formule de Fernando Pessoa.
Comme l'a souligné Jacques Chirac en ouverture des Rencontres des 2 et 3 mai, ce qui réunit profondément les Européens ce sont leurs affinités culturelles, mais aussi une commune adhésion à la nécessité de préserver la diversité de leur culture, comme l'un des atouts et une richesse essentielle de l'Europe. La devise que nous propose le projet de traité constitutionnel " Unie dans la diversité " résume bien cette perspective. Tous les participants aux Rencontres pour l'Europe de la culture ont été très heureux d'entendre que le président du conseil européen Jean-Claude Juncker et le président de la commission, José Manuel Barroso partagent cette aspiration et surtout, entendent la traduire dans les faits, en répondant ainsi à l'appel des cent, lancé par Bernard Foccroule et certains des plus grands artistes européens l'an dernier, devenu, depuis les Rencontres de Paris, l'appel des mille pour une Europe fondée sur sa culture.
J'ajoute que, comme l'a fortement rappelé le philosophe Michel Serres au début des Rencontres, l'universel est à la fois " l'emblème et l'annonce de l'Europe ". Nous pouvons nous réjouir que l'Europe se soit impliquée fortement et parle d'une seule voix dans la négociation d'une Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, dans le cadre de l'UNESCO. Cette convention vise - au nom de la spécificité des biens et services culturels qui ne peuvent être considérées comme des marchandises ordinaires compte tenu de leur double nature économique et culturelle- à légitimer les réserves et exemptions permettant d'exclure le champ culturel des négociations commerciales et à fonder la légitimité des politiques nationales en matière culturelle et audiovisuelle. Il est impératif que ce texte puisse être adopté à l'automne 2005, afin de pouvoir servir de contrepoids aux pressions exercées par les négociations d'accords commerciaux à l'OMC qui ne tiennent pas compte de la spécificité des biens culturels et audiovisuels.
C'est dans cet esprit que les ministres de 14 Etats membres ont signé à l'issue des Rencontres pour l'Europe de la culture à Paris le 3 mai dernier, une déclaration en faveur d'une charte pour l'Europe de la Culture. Cette déclaration a vocation à être soumise à chacun des pays européens qui ne l'ont pas encore signée.
L'action en faveur d'une Europe de la culture ne repose pas seulement sur les Etats, mais aussi sur l'engagement des professionnels de la culture. C'est la raison pour laquelle, les Rencontres pour l'Europe de la Culture avaient aussi pour objet de lancer, dans la durée, des initiatives concrètes en faveur du rayonnement culturel de l'Europe.
C'est dans cet objectif que j'ai proposé la création de groupes de coopération, en relation étroite avec la Commission européenne, qui travailleront, par exemple, sur la création d'un label européen du patrimoine, mais aussi sur la constitution d'un fonds européen de garantie pour faciliter la circulation des expositions au sein de l'Union et, que je suis heureux de présenter chez vous, chers amis, nos plus proches voisins, par la géographie bien sûr, par l'histoire et les épreuves endurées, par l'esprit et par le cur, par notre vision et notre ambition d'une Europe, où l'esprit de conquête a enfin triomphé des tragédies de l'histoire, pour s'incarner, non seulement dans un marché commun, mais aussi dans le rayonnement de la diversité culturelle et linguistique.
Je vous remercie.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 30 mai 2005)