Déclaration de Mme Nicole Guedj, secrétaire d'Etat aux droits des victimes, sur la nécessité de maintenir le souvenir de la déportation alors que des actes d'intolérance raciste, antisémite ou homophobe continuent de se perpétuer dans le monde, à Mauthausen (Autriche) le 8 mai 2005.

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Circonstance : Cérémonies commémorant la libération du camp de Mauthausen (Autriche), à Mauthausen le 8 mai 2005.

Texte intégral

Je vous l'avoue : je suis pétrifiée de fouler cette terre, qui n'est en réalité que cendre
Les cendres de 120.000 juifs, homosexuels, handicapés, opposants politiques et résistants
Les irrécupérables comme ils disaient
Alors des miradors, des 186 marches de l'escalier de la mort de Mauthausen, de cette falaise de laquelle on précipitait les déportés et que les SS appelaient "le mur des parachutistes", de cet enfer aujourd'hui étrangement en paix je ne vous parlerai pas
Parce que je crains de le faire avec maladresse,
Parce que je redoute de ne pouvoir contenir l'émotion qui m'étreint.
Mais pour remplir mon devoir de mémoire, je veux exaucer le vu d'un déporté, Zalmen Gradowski, dont a retrouvé une lettre, justement dans les cendres d'un camp :
"Cher Découvreur de ces écrits, j'ai une prière à te faire, c'est en vérité mon essentielle raison d'écrire, que ma vie condamnée à mort trouve au moins un sens. Oui, j'ai une prière personnelle à te faire, cher toi, qui trouveras et imprimeras ces écrits. Renseigne-toi à l'adresse indiquée pour savoir qui je suis. Demande à ma famille la photographie des miens. Inclus les dans le livre comme il te semblera bon. Ainsi voudrai-je rendre immortels leurs chers noms, pour lesquels je ne peux verser même une seule larme maintenant, car je suis dans l'enfer de la mort. Moi-même je suis aussi condamné à mort. Un mort peut-il pleurer ses morts ? Mais toi, étranger, citoyen libre du monde, je te prie de laisser couler une larme pour eux. Je dédie ces écrits à ma mère Sarah, mes surs Luba et Esther, Rachel ma femme, mon beau-père Raphaël. Tous ont péri gazés, brûlés."
Et maintenant je me tourne vers vous, anciens déportés de Mathausen. Vous qui, le 16 mai 45, avez fait le serment de suivre, je vous cite : "un chemin commun, le chemin de la compréhension réciproque, le chemin de la collaboration à la grande uvre de l'édification d'un monde nouveau, libre et juste pour tous. En souvenir de tout le sang répandu par tous les peuples, en souvenir des millions de nos frères assassinés par le fascisme nazi", vous avez juré de ne jamais quitter ce chemin.
Et aujourd'hui, c'est justement ce chemin que nous, de toutes générations, nous empruntons, ensemble. Alors à notre tour, jurons de ne jamais nous en écarter !
60 ans après les camps, il reste encore des vivants pour nous raconter et surtout, il reste des images preuve ultime. Malgré cela, certains révisent le passé. D'autres le rejouent
L'année dernière, il y a eu 1565 actes racistes, antisémites ou homophobes en France. Et partout, chaque jour dans le monde, de nouvelles agressions, pour une seule raison, une seule : la différence. Les hommes n'ont pas tous tiré les leçons de l'histoire. Dire qu'en 2005, on est encore obligés de faire des lois contre les discriminations ! Alors oui ! Il faut un sursaut républicain comme l'a dit notre président de la République, Jacques Chirac, dans son discours du Chambon-sur-Lignon. L'heure n'est plus au constat mais à l'action, au courage, à la résistance, oui, à la résistancecontre l'intolérance! Et savez-vous, jeunes lycéens, quelle est pour vous la meilleure façon de résister ? la seule façon de résister ? C'est la connaissance
Alors merci aux déportés de nous donner la leur. Merci à Claude Lanzmann d'avoir gravé la Shoah pour l'éternité. Merci à Serge Klarsfeld, qui face aux lâches n'a jamais lâché. Merci au député Yves Fromion de sa présence à nos côtés. Et merci à nos jeunes têtes blondes, brunes, rousses d'apprendre, d'apprendre pour pouvoir à leur tour transmettre
En ce 8 mai 2005, comme nous, toute l'Europe se souvient. Elle se souvient qu'à un moment de son histoire, les peuples européens n'ont pas réagi face à la barbarie. Comme l'a dit le Premier ministre hongrois le 5 mai à Auschwitz, les hommes n'ont pas été "assez forts" pour "donner la main aux victimes". "Ces atrocités n'ont été commises par personne d'autre que nous-mêmes, le genre humain" a-t-il ajouté
L'Europe est aujourd'hui en paix. Une paix construite et gagnée en réaction à l'horreur des camps. A Mauthausen, les déportés avaient rencontré une Europe de la résistance. L'Europe que nous voulons, c'est une Europe porteuse de valeurs de liberté. C'est une Europe qui n'a pas peur d'affronter les démons de son passé et qui regarde son histoire en face.
"Quiconque oublie son passé est condamné à le revivre" avait dit Primo Levi. "Quiconque refuse de se souvenir de la barbarie se retrouve exposé à de nouveaux risques de contagion" lui a répondu comme dans un écho l'ancien président allemand Von Wieszacker le 8 mai 1985, dans un discours qui a marqué son temps.
En fait, nous n'avons pas le choix. Nous ne devons pas baisser la garde, il faut sans cesse rester vigilant, prêts à agir. Dans la Cantate de Mauthausen, on peut entendre ce refrain:
"Postons des guetteurs
Alertons les témoins,
Montons sur les hauteurs
Pour éclairer demain !"
Nous qui sommes réunis aujourd'hui, soyons ces guetteurs, soyons ces sentinelles. Disons à tous les déportés qui sont tombés ici, de toutes les religions, de toutes les nationalités, Espagnols, Français, Allemands, Polonais, Russes et bien d'autres, que leurs descendants européens reprennent le serment de Mauthausen. Et que notre unique but est de construire, en leur hommage, "le plus beau monument qui soit" :
"Un Monde de l'Homme libre"
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 mai 2005)