Interview de M. Ernest-Antoine Seillière, président du MEDEF, sur France Info le 15 mars 2005, sur sa prochaine élection à la présidence de l'Union patronale européenne et sur les revendications salariales exprimées lors de la journée de mobilisation syndicale du 10 mars 2005.

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Média : France Info

Texte intégral

O. de Lagarde - On va parler de la décision de J.-P. Raffarin d'ouvrir des négociations salariales pour les fonctionnaires, de la baisse du pouvoir d'achat pour les salariés du privé également. Mais j'ai envie de vous poser une petite question d'abord sur votre avenir à vous, vos projets au Medef. A priori, votre mandat court jusqu'à la fin de cette année, mais la semaine prochaine, vous serez élu à la présidence de l'Union patronale européenne - ce n'est pas un mystère, vous êtes le seul candidat. Vous prendrez vos fonctions le 1er juillet prochain. A cette date-là, serez-vous encore président du Medef ?
E.-A. Seillière - C'est à mon conseil exécutif d'en décider en avril. C'est vrai que je prends une nouvelle responsabilité au niveau européen, à un moment évidemment particulièrement important de la construction de l'Europe, et donc je suis assez heureux et fier qu'on ait choisi le président du Medef pour représenter l'ensemble du patronat européen auprès des institutions de Bruxelles, de la Commission, du Conseil des ministres, etc. Donc, c'est une belle responsabilité. C'est donc mon Conseil exécutif qui jugera du moment où je passerai la main et on élira mon successeur. Cela peut être soit avant l'été, soit à la rentrée. De toute façon, je crois qu'il est bon qu'il y ait quelqu'un qui représente le Medef avec, dirais-je, toute la légitimité et la puissance d'un nouveau mandat à la rentrée, c'est-à-dire en fait à un moment où les choses normalement s'organisent et se passent pour l'année qui vient.
Q- Donc, en septembre, vous ne serez plus président du Medef ?
R- Je ne peux pas vous le dire, parce que, encore une fois, c'est le Conseil exécutif qui en décidera. Moi-même, je me mets en quelque sorte à sa disposition pour faire les choses au mieux des intérêts de l'institution et des entrepreneurs français.
Q- Pour vous succéder, avez-vous un favori ?
R- Absolument pas. Mais je constate qu'il y a beaucoup de gens qui s'y intéressent...
Q- Y. Jacob, G. Sarkozy, L. Parisot, et même F. Mer ! Ne serait-ce pas un peu choquant, quelque part, qu'un ex-ministre des Finances, il y a quelques mois encore, devienne le président du Medef ?
R- Je ne peux pas faire de commentaires sur les personnalités qui brigueront ma succession. Simplement, vous dire que je suis heureux qu'il y en ait de nombreuses qui s'intéressent à une fonction qui a, en effet, ces dernières années, pris de l'importance. On entend le Medef, il représente les entrepreneurs, les entreprises de France. Et je crois que c'est une bonne chose dans la démocratie française et dans la démocratie sociale.
Q- Entre 600.000 personnes et 1 million dans les rues la semaine dernière. J.-P. Raffarin a donc cédé après les manifestations du 10 mars, il ouvre des négociations salariales avec les fonctionnaires. At- il bien fait ?
R- Je crois qu'il a fait un peu vite. Je pense que quand il y a des manifestations importantes, il faut bien entendu les prendre en considération, mais il faut également, dirais-je, réfléchir à ce que l'on peut faire ou ne pas faire. En décidant, le lendemain, d'augmenter de, semble-t-il, 1 % - je crois que c'est ce dont parle ? - les salaires des fonctionnaires alors qu'une quinzaine de jours plus tôt, on avait indiqué qu'il était impossible de le faire, je crois que le Gouvernement donne un signal de précipitation qui n'est pas dans l'intérêt de notre situation économique d'ensemble. 1 % sur des salaires, c'est 800 millions pour l'Etat, mais c'est aussi 800 millions pour les collectivités locales et pour la fonction publique hospitalière. C'est donc 1,6 milliard d'euros, comme cela, décidé en une journée...
Q- C'est un peu cher pour un référendum ?
R- Nous trouvons cela très cher, surtout pour la situation financière de notre pays, car c'est une augmentation du déficit. On augmentera des salaires en augmentant le déficit de notre pays, qui a déjà atteint 1.000 milliards d'euros. Et donc, tout ceci, nous, les entrepreneurs, je vous le dis tout à fait franchement, nous inquiète.
Q- Mais n'avez-vous quand même pas, vous, une part de responsabilité dans ce qui se passe ? Parce que, vous avez poussé le Gouvernement à réformer les 35 heures ? Cette réforme, vous l'avez eue... et les manifestations aussi !
R- Sur les 35 heures, la réforme, on ne l'a pas encore, la loi n'est pas votée...
Q- Mais la réaction, vous l'avez dans la rue !
R- Le pouvoir d'achat a été freiné, fortement, depuis cinq ans, par les 35 heures. Car imaginez-vous quelqu'un qui garde le même pouvoir d'achat, parce qu'on ne lui a pas diminué son salaire, alors qu'on le fait travailler quatre heures de moins par semaine : il a en réalité un pouvoir d'achat de loisirs, il a choisi cela. Il a choisi moins de travail plutôt qu'une augmentation de son salaire. Nous le savons, les 35 heures ont freiné le salaire puissamment dans notre pays, depuis qu'elles ont été instituées. Nous espérons qu'en modifiant assez fondamentalement la loi des 35 heures, on pourra, dans les années qui viennent, retrouver de la croissance, du pouvoir d'achat.
Q- En attendant, J.-P. Raffarin veut aussi que l'Etat soit un facilitateur dans les négociations salariales du privé. Cela devrait passer par une relance de la participation de l'intéressement des salariés. Mais il faut que le patronat suive dans cette direction. Etes-vous prêt à le suivre ?
R- D'abord, je dirais que l'Etat devrait s'occuper très bien et mieux de ses 6 millions de salariés du public, avant de vouloir nous donner des leçons sur la manière de faire dans le privé. Dans le privé, il faut le comprendre, la décision des salaires appartient à l'entreprise. Il y a 2 millions d'entreprises dans notre pays, et chacune d'entre elles est confrontée à la capacité qu'elle a ou qu'elle n'a pas d'augmenter les salaires, de faire de l'intéressement, de la participation. Ce sont des décisions qui, bien entendu, dépendent du succès ou du non succès de chaque entreprise. Alors, il y a les branches... Les branches et la négociation de banches, cela a été mis en place en 1950, à un moment où notre pays était dans une situation de quasi non-concurrence mondiale. Alors, on pouvait réguler entre soi tout ce que l'on voulait. Aujourd'hui, chaque entrepreneur est confronté à une compétition. Il réussit ou pas, et donc, sa politique salariale, c'est la sienne. Et cela, l'Etat a du mal à le comprendre. Il s'imagine, en effet, qu'il suffit de s'installer quelque part et que le président du Medef va décider d'augmenter les salaires ! Tout cela est bien évidemment tout à fait faux ! Donc, nous pensons qu'il existe une capacité, dans de nombreuses entreprises, de faire de l'augmentation de salaires - d'ailleurs on en fait -, de faire de l'intéressement et de la participation, d'accroître, mais cela n'est pas possible partout. C'est comme cela malheureusement dans le privé. On n'est pas la fonction publique.
Q- On a quand même l'impression que les grandes entreprises, celles du CAC 40 qui ont gagné beaucoup d'argent cette année, dépensent plus d'argent à payer les actionnaires que les salariés ?
R- Alors là, comprenez bien : il y a, je le redis, 2 millions d'entreprises dans notre pays, et nous, le Medef, nous en représentons 700.000. Les entrepreneurs, qui sont, ce matin, dans leur usine, dans leur atelier, dans leur société, et qui entendent qu'il y a de l'argent dans les entreprises, ils sont ou stupéfaits ou inquiets ou en colère ! Ce n'est pas parce que quelques entreprises, mondialisées, ont touché le jackpot... Pourquoi ? Le pétrole, hausse du pétrole ; l'acier, hausse de l'acier. Les grandes sociétés mondialisées dans le secteur...
Q- Les banques aussi ont gagné beaucoup d'argent...
R- Et les banques, bien entendu. Mais vous avez 40 grandes entreprises mondialisées qui, sur les marchés extérieurs où elles sont installées, où il y beaucoup de croissance, gagnent de l'argent, et d'ailleurs en font profiter leurs salariés par de l'intéressement. Vous savez, même au CAC 40, aujourd'hui, il y a 15 entreprises sur 40 qui ne font pas les résultats qu'elles faisaient en 2000, du temps du "bon Monsieur Jospin" ! Et cela ne faisait pas scandale à l'époque. Eh bien, elles ne gagnent même pas cela... Donc, quand on nous montre une entreprise, comme Total, Arcelor, qui ont gagné de l'argent, dont on se félicite, parce que ce sont des grands champions mondiaux français, alors, on ne peut pas dire qu'il y a 2 millions d'entreprises dans notre pays qui peuvent faire de la hausse de salaires. Cela, que voulez-vous, ce sont des raccourcis. Je ne sais pas d'où ils viennent et comment ils se répandent. Et nous, le Medef, parce que nous sommes pédagogues, nous disons : excusez-nous, mais ce n'est pas la réalité des entreprises françaises.
Q- Alors, puisque vous êtes pédagogue, répondez-moi à cette question toute simple : trouvez-vous que dans le privé, les Français sont suffisamment payés ?
R- On n'est jamais suffisamment payés, et l'objectif de toutes les entreprises est de payer mieux leurs salariés. Et dès qu'elles le peuvent, elles le font. Et c'est d'ailleurs pour cela que, dans le privé, comme vous le savez, dans la plupart des entreprises, en réalité, il n'y a pas de tensions sociales parce que les salariés comprennent qu'on leur remet l'équivalent de ce qui se gagne avec de l'intéressement. 6 millions - 6 millions ! - de salariés du privé touchent de l'intéressement, c'est-à-dire qu'ils ont un complément de salaire. En moyenne d'ailleurs, sur la France, cela fait à peu près un mois de salaire...
Q- Et 38 % des salariés gagnent le Smic ou le Smic plus un tiers...
R- Oui, mais attendez : quel Smic ? Un Smic qui a augmenté de 17 % depuis trois ans et qui bénéficie de coups de pouce qui ne sont absolument pas justifiés par les gains de productivité. Et donc, nous avons un Smic dans notre pays qui est le salaire minimum le plus élevé au monde. Bien entendu, quand on est au Smic, on ne gagne pas beaucoup d'argent, mais je peux vous dire qu'on en gagne beaucoup plus qu'ailleurs.
Q- Le Gouvernement n'exclut pas une hausse anticipée du Smic, cette hausse qui doit intervenir au 1er juillet...
R- C'est incohérent ! Si on veut détruire de l'emploi, on n'a qu'à, en effet, augmenter le travail non qualifié, de telle manière que les entrepreneurs ne puissent plus embaucher ! Nous savons que 1 point de Smic au dessus de ce que l'économie permet de faire, c'est-à-dire les gains de productivité - excusez-moi, c'est technique, mais enfin il faut regarder la technique de face, et ne pas rêver -, 1 point de plus, c'est plus de 20.000 emplois détruits ! Et donc, si l'on veut, en effet, continuer à accumuler des demandeurs d'emploi, il n'y a qu'à forcer l'augmentation salariale au-delà de ce que l'économie peut faire. Ce sont des données avec lesquelles les chefs d'entreprises, les salariés doivent vivre. Et un gouvernement n'a pas le droit de les ignorer, sauf à, bien entendu, mettre dans notre pays de plus en plus de gens en situation de demandeurs d'emploi. Je vous rappelle que nous avons dépassé 10 % ; en Angleterre, on est à moins de 5 %. Des centaines de milliers de Français d'ailleurs vont travailler en Angleterre. Tout ceci, excusez-nous, mais nous, entrepreneurs, nous navre et nous choque.
Q- Un sondage vient d'être publié par France 2 et essaie de montrer les 100 personnalités françaises du XXème siècle. Et sur ces 100 personnalités, il n'y a pas un patron ! N'est-ce pas quand même inquiétant pour l'image des patrons et l'image de l'économie française ?
R- C'est inquiétant pour l'image de la France, c'est inquiétant pour la compréhension par les Français de ce qu'est la vie économique. Cela veut dire, en effet, que ceux qui font la croissance et l'emploi, ceux qui sont en réalité, parce qu'ils sont, par leur imagination, leur volonté, et leur personnalité, en mesure de se mettre à risques pour embaucher - c'est cela la vie de l'entrepreneur -, qu'aucun d'entre eux ne figure dans le palmarès des Français importants, tout cela révèle l'incompréhension de notre pays. Et nous la connaissons... Nous savons très bien que l'image de l'entreprise n'est pas dans notre pays comme ailleurs, en réalité, célébrée. La réussite de notre pays, c'est la réussite de l'entreprise. Un jour ou l'autre, on le comprendra, nous l'espérons, bien entendu, le plus rapidement possible.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 15 mars 2005)