Interview de M. Laurent Fabius, secrétaire national du PS, à "France Inter" le 24 mars 2005, sur la construction européenne, l'impact de la situation sociale sur le vote au référendum sur la Constitution européenne, et sur la directive Bolkestein.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Inter

Texte intégral

Q- La relance de la participation annoncée par le Premier ministre suffira-t-elle à calmer la pression sociale ? Un sondage CSA pour Profession Politique, publié hier, indique que 59% des personnes interrogées seront sensibles à la situation sociale au moment du référendum. Le plaidoyer de J. Chirac, hier, à Bruxelles, contre les théories du libéralisme, la réduction des acquis sociaux, et en faveur d'une taxation internationale en faveur du développement, modifiera-t-il le rapport de force entre le "oui" et le "non" en France ? [...] Alors, faut-il prendre en compte la réflexion, à l'instant, de B. Guetta sur le fait que c'est finalement cette Europe à 25, à l'intérieur de laquelle les plus pauvres nous feraient peur, qui expliquerait la montée du "non" ou est-ce, décidément, et le sondage CSA en pose la question, la pression sociale qui expliquerait les mouvements d'opinion ?
R- Sur l'élargissement, puisque c'est la question qu'abordait B. Guetta, moi je pense que l'élargissement qui a eu lieu, à dix nouveaux pays, est une très bonne chose, il faut être clair, d'abord parce que ces pays ont le droit d'être en Europe et en plus, parce que ça peut nous donner des perspectives importantes. Simplement, l'erreur considérable qui a été commise, je pense que tout le monde le reconnaît, il y a déjà plusieurs années, c'est d'élargir, avant de fixer les règles du jeu, d'élargir avant d'approfondir. Et, aujourd'hui nous sommes un petit peut au moment de vérité.
Q- Mais quelles règles du jeu, pour bien comprendre, quand vous dites... aurait-il fallu, par exemple, réfléchir plus sur les enjeux d'une Constitution, d'une structure politique, avant d'élargir l'Union ?
R- Oui, en particulier, et moi ça fait très longtemps que j'ai soutenu la thèse suivante, comme le faisait d'ailleurs F. Mitterrand, c'est-à-dire que pour que l'Europe puisse être une puissance et en même temps s'élargir, comme elle le fait, il faut concevoir ce que j'appelle les trois cercles. Je pense que, sur le plan économique, sur le plan fiscal, sur le plan social, sur le plan environnemental, on doit pouvoir avancer, avancer vite, avec les pays qui sont autour de nous et qui sont au même niveau de développement que nous, je pense à l'Allemagne, je pense à l'Espagne, je pense au Benelux et à quelques autres. Bon. Ça c'est le premier cercle. Il y a un deuxième cercle, qui comporte en particulier les pays de l'élargissement, qui, peut-être, dans un deuxième temps, aura le niveau de développement, il faut le souhaiter, mais qui doit faire partie d'une union politique. Et puis à la périphérie, je pense à la Turquie, je pense à l'Ukraine, je pense au Maghreb, hors de l'Europe, mais ayant des liens avec l'Europe, il faut un troisième cercle. Or, la Constitution, puisque vous posez la question, n'est pas bâtie sur ce plan là. Elle met tous les pays exactement sur le même plan et elle donne à chaque pays la possibilité de dire non. Et à partir de ce moment-là, l'un des reproches que beaucoup de gens font au texte qui nous est soumis, c'est que, alors que maintenant nous avons une nouvelle Europe, c'est ce qui était souligné, parce que ce n'est pas la même chose quand on est 25 ou quand on est 30 que quand on est 6 ou 15, les instruments de décisions qui nous sont proposés ne vont pas permettre de manuvrer comme il le faut, d'avancer, et donc on risque d'avoir une Europe affaiblie. C'est la raison pour laquelle des pro-européens fervents, comme moi, disent : "attention", parce qu'on risque finalement d'avoir plutôt un poids mort. L'autre point que vous soulignez est tout à fait juste, je crois que la conjoncture sociale joue. Vous avez dit, monsieur Raffarin vient ce soir, à la télévision, je ne sais pas ce qu'il va nous dire. Mais les questions que se posent les Français, c'est : pouvoir d'achat en berne, qu'est-ce qu'on fait ? C'est : chômage élevé, qu'est-ce qu'on fait ? C'est : éducation et recherche scientifique en difficulté, qu'est-ce qu'on fait ? C'est : perspectives grises, qu'est-ce qu'on fait ? Et tant qu'il n'ait pas répondu à ces questions là, évidemment, il y a ce sentiment de malaise.
Q- Mais ça nous renvoi à la question précédente : est-ce qu'aujourd'hui, l'Europe, comme elle l'a fait jusqu'ici, peut nous enrichir, y compris à l'intérieur...
R- Bien sûr, bien sûr.
Q-... d'un phénomène d'intégration européenne, le cas du Portugal ou de l'Espagne est extrêmement intéressant de ce point de vue, il y a eu une intégration économique, finalement, assez rapide. Donc l'Europe nous enrichit-elle ou l'Europe, dans un phénomène aujourd'hui qui s'inverserait, serait-elle en situation aujourd'hui de nous appauvrir ?
R- L'Europe peut nous enrichir et vous prenez avec raison l'exemple de l'Espagne et du Portugal, je m'en souviens très bien puisque c'est moi-même qui ai négocié avec ces pays et qui ai signé leur adhésion. C'était très positif, parce que ces pays avaient comme objectif l'harmonisation économique et sociale par rapport à nous. Nous les avons beaucoup aidés et, en quelques années, ils y sont parvenus. Mais maintenant, faute d'avoir fixé les règles, les nouveaux pays, si je puis dire, qui entrent, ont une attitude un peu différente, et disent : eh bien nous, notre créneau c'est précisément d'avoir des salaires assez bas, d'avoir un niveau social assez bas, d'où le phénomène des délocalisations. Et on retrouve ça évidemment avec le débat sur la Constitution. Donc, pour répondre précisément à votre question, Europe, capacité de puissance, capacité d'enrichissement, capacité de progrès, oui, à condition qu'il y ait des corrections de trajectoire et que ça ne soit pas l'Europe telle qu'elle se déroule aujourd'hui, qui a apporté beaucoup - la paix, la démocratie, etc. - mais qui, aujourd'hui, dans son projet, apparaît un petit peu à bout de souffle, malheureusement.
Q- Mais pourquoi, L. Fabius, la bataille ne serait-elle pas plus facile à mener, de l'intérieur, je veux dire : la Constitution existant, n'est-il pas possible pour les 25 pays constitutifs de cette union, de travailler sur les évolutions politiques, la forme politique...
R- Pour la modifier.
Q- Pour la modifier.
R- Alors, c'est très intéressant. Je vais vous rapporter une phrase qu'un employé de ma circonscription, en Seine Maritime, dans une discussion que j'avais avec lui et avec son épouse l'autre jour, m'a dite. Ça m'a beaucoup intéressé. On parlait de ça et il me disait : "mais après tout, pourquoi est-ce que l'on ne peut pas, dans un premier temps, dire "oui" et puis après on verra, on, changera ? " Le problème, c'est que quand on regarde précisément les textes, la Constitution, vous le savez, ne pourra être révisée qu'à l'unanimité, c'est-à-dire que si tous les pays sont d'accord. Et comme il y a aujourd'hui une hétérogénéité très grande, il est extrêmement improbable, si on vote, qu'ensuite on puisse dire, on a voté ça et puis on le change. Parce que, prenez un exemple...
Q- Est-ce qu'on ne l'a pas déjà avec ce qui existe aujourd'hui, ça, ce système là ?
R- Non, non, attendez, je vais jusqu'au bout de mon raisonnement. Donc, si avec la solennité qui s'attache à une Constitution, on dit : eh bien, il n'y aura pas d'harmonisation fiscale, il n'y aura pas d'harmonisation sociale, ce qui est dans le traité, dans un deuxième temps on ne pourra pas revenir en disant : écoutez, on s'est trompé, il faut changer. Et la phrase que citait ce monsieur était très intéressante, il m'a dit : "moi, je n'entre pas dans une pièce quand il y a quelqu'un qui ferme à double tours derrière moi". Et ça m'a frappé parce que, si vous voulez, tout d'un coup, c'était quelque chose qui marquait. Je pense qu'il y a cette crainte. Alors, c'est la raison pour laquelle, je pense, à titre personnel, je le précise, qu'il faut une Constitution mais qu'il faudrait la modifier sur deux ou trois points importants et notamment la rendre révisable, parce qu'à partir du moment où elle serait révisable, évidemment, les choses sont ouvertes, alors qu'actuellement elle ne l'est pas.
Q- Oui, mais alors, est-ce qu'avec le Traité de Nice qui pour l'instant régie le système, est-ce que l'on n'est pas enfermés à trois tours de clefs plutôt que deux ?
R- Non, le Traité de Nice, permettez-moi une petite incise. J'entendais, hier, je crois, à la télévision, monsieur Chirac, s'emporter, enfin, s'emporter calmement, en disant : "mais, vous savez, c'est le thème, le chaos, [c.h.a.o.s], si ce n'est pas la Constitution, ça va être horrible, etc.". Mais, faisons attention, aujourd'hui nous somme régis par le Traité de Nice, et j'ai relevé une phrase que prononçait le chef de l'Etat lui-même en décembre 2000, après la signature du Traité de Nice, c'est lui qui a signé, je cite : "le meilleur texte européen signé depuis l'existence du marché commun". Moi, je ne suis pas de cet avis, je crois qu'il y a des choses à corriger, mais le président de la République ayant dit en décembre 2000, signant le traité de Nice, que c'était le meilleur texte européen depuis l'existence du marché commun, ça devient quand même un peu paradoxal de dire aujourd'hui "si ce texte continue de s'appliquer provisoirement, ce sera la catastrophe absolue". Donc, je crois qu'il y a des modifications à faire, mais le thème du chaos, non, ça c'est pour faire peur aux gens. La réalité, c'est qu'il est probable, quoi qu'on en pense, quoi qu'on en pense, que dans un pays d'Europe, peut-être en France, on verra, il y ait un "non" et à partir du moment où il y aura "non", ça ne sera pas les colonnes du temple qui s'écrouleront. Cela veut dire que les traités existants continueront, provisoirement, à s'appliquer, ça veut dire que la France restera bien sûr en Europe et au centre de l'Europe, mais ça veut dire qu'il faudra calmement rediscuter sur quelques points pour aboutir à un traité, à une Constitution, je l'espère meilleure et un petit peu plus souple.
Q- Puisque vous évoquez J. Chirac, monsieur Fabius, comment analysez-vous ses déclarations hier sur les enjeux de l'économie libérale qu'il a violemment critiqués, sur son invocation des syndicats européens, sur cet appel à une taxe pour financer le développement économique mondial...
R- Sur la directive Bolkestein, etc. Oui.
Q- Oui. Sur la directive dont il dit d'ailleurs qu'elle va être retirée, peut-être a-t-il parlé un peu vite.
R- C'est surtout ça que j'ai retenu. Effectivement, nous avons entendu monsieur Chirac dire : "ça y est, ça va être retiré, on a récusé le fameux principe du pays d'origine" etc. Et je me suis reporté, parce qu'il faut toujours le faire, au communiqué officiel, ça fait trois lignes, je peux vous le lire, qui dit ceci, sur cette directive : "A la lumière du débat en cours, qui montre que la rédaction actuelle de la proposition directive ne répond pas pleinement aux exigences, le Conseil européen demande que tous les efforts soient entrepris dans le cadre du processus législatif pour dégager un large consensus répondant à l'ensemble des objectifs". Bon. Si vous avez compris, vous avez droit à une récompense particulière, ce qui signifie que d'une part il y a eu vraisemblablement un certain recul, et il faut le reconnaître, et je pense que ce recul n'est pas sans lien avec la montée du "non", en tout cas en France. Mais qu'il faut rester, les syndicats l'ont dit et ils ont eu raison de le dire, extrêmement vigilant, car jusqu'à présent il n'est pas renoncé au principe du pays d'origine, qui est le principe dangereux en l'occurrence, et d'autre part on a l'expérience, malheureusement, de directives qui sont provisoirement suspendues en attendant tel ou tel vote, et qu'on réintroduit ensuite. J'ai l'expérience, parce que ma région est concernée, de la directive portuaire, monsieur Guetta se le rappelle, qui avait été blackboulée en un certain temps et qui nous revient maintenant. Et puis il y a la directive sur le temps de travail. Et on risque d'avoir la même chose avec la directive Bolkestein. Donc, restons extrêmement vigilants, ne nous attachons pas simplement aux commentaires, fussent-ils du président de la République, mais regardons les faits.
Q- Une dernière chose, L. Fabius, B. Guetta le rappelait, c'est vous qui avez engagé le grand débat politique sur l'enjeu du "oui" et du "non", s'agissant de cette constitution, et puis depuis quelques temps on vous entend moins. Pourquoi cette distance et pourquoi ce recul ?
R- Vous savez, je n'ai pas changé de convictions. En même temps, mon parti, le Parti socialiste, a consulté ses militants qui, à une majorité, ont voté pour le "oui" et donc je respecte la position officielle du Parti socialiste, c'est tout à fait normal. En même temps, ma conviction est la même, elle n'a pas changé, mon vote n'a pas changé, donc quand, comme ce matin, vous m'interrogez sur ce sujet ou sur d'autres, je réponds, mais je ne vais pas, par exemple, aller faire des meetings. Mais en revanche, étant fondamentalement proeuropéen, ayant contribué, avec beaucoup d'autres, à construire l'Europe, je continue de dire que, aujourd'hui, si on veut une Europe puissante, si on veut une Europe solidaire, si on veut une Europe qui puisse intégrer tous ces nouveaux pays, ce n'est pas ce texte qui va nous le permettre et donc je m'exprime, à la fois avec beaucoup de conviction, mais en même temps en gardant un certain ton et surtout, et surtout, j'y insiste, en ne vouant pas aux gémonies ceux qui ne pensent pas comme moi. Je trouve qu'il faut faire très attention dans ce débat important, à respecter ceux qui ne pensent pas comme vous. Moi, je pense que l'intérêt de l'Europe et de la France, c'est d'aller dans le sens du "non" pour bâtir un meilleur traité, mais en même temps j'écoute les arguments adverses.
Q- Mais n'y a-t-il pas eu un schisme, vraiment - ce n'est pas une clause de style - une vraie séparation, une sorte de déchirure, aujourd'hui, au sein du Parti socialiste ?
R- Non, non, non, pas du tout. Et si je prends la position que je prends, c'est en particulier parce que je suis, comme beaucoup d'autres, attaché à l'unité du Parti socialiste. On fête cette année les 100 ans du Parti socialiste, vous le savez. Il y a eu beaucoup de discussions, mais nous devons rester, nous restons unis. Là, il y a une difficulté pour un problème sérieux, une question sérieuse. Certains disent : "pour aller vers une Europe sociale, il faut adopter ce texte". Moi, avec beaucoup d'autres, je pense que ce texte va nous empêcher, précisément, de bâtir cette Europe solidaire et sociale et puissante dont on a besoin. Voilà le débat.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 25 mars 2005)