Texte intégral
Le débat sur l'Europe offre un caractère tout à fait paradoxal. Voilà en effet plus de dix ans que la société française réclame qu'une Europe politique se substitue à la technocratie bruxelloise et comble son déficit démocratique. Voilà plus de dix ans que chacun en France réclame à cor et à cri que l'Europe reconnaisse la nécessité des services publics, qu'elle préserve l'exception culturelle, qu'elle garantisse des droits sociaux fondamentaux. Et voilà plus de dix ans encore que nous demandons à l'Europe de s'occuper de l'essentiel, c'est-à-dire de défendre un modèle de civilisation et de peser dans les affaires du monde pour laisser aux Etats le soin d'organiser chez eux la chasse, la pêche ou l'affinage des fromages.
Et c'est au moment où un texte nous propose de respecter la conception française des services publics, de sanctuariser l'exception culturelle défendue par la France, d'adopter une charte des droits fondamentaux, que nous critiquons son caractère ultralibéral. C'est au moment où la Constitution fixe une règle du jeu plus simple et plus lisible pour une Europe à 25, où elle assure la primauté des instances élues, Conseil européen et Parlement, dans la prise de décision, que nous semblons hésiter. C'est au moment où la Constitution prévoit des mécanismes pour donner aux Parlements nationaux la capacité de faire appliquer le principe de subsidiarité, c'est-à-dire de limiter l'intervention de l'Union européenne au strict nécessaire, que nous doutons.
Oui, alors que tous les observateurs s'accordent à voir dans la Constitution le texte le moins libéral et le plus politique qu'ait produit l'Europe depuis plusieurs années, la tentation du non gagne du terrain dans les esprits, et donc dans les sondages.
Il semble flotter, dans notre pays, comme une ivresse du rejet, comme une tentation de désaveu global du système. Le non est en passe de s'imposer comme une mode dont on ne se soucie guère de discerner les implications futures. Il est le point de ralliement de toutes les protestations que le fonctionnement de notre société génère, et chacun sait qu'elles sont nombreuses. Il plaît moins par ce qu'il fonde - à vrai dire pas grand-chose - que par ce qu'il signifie : un pied de nez aux élites, toutes tendances et toutes catégories confondues, d'autant plus jubilatoire qu'il est à présent débarrassé de toute dimension sulfureuse pour s'inscrire pleinement dans l'air du temps.
Les Français ont-ils conscience que, s'ils se laissaient entraîner sur ce chemin, ils ne récolteraient que les fruits amers d'un paradis artificiel en lieu et place de "l'autre monde" dont on les fait abusivement rêver ? Rien n'est moins sûr aujourd'hui. C'est pourquoi, dans l'océan d'incertitudes et de perplexité où se trouvent nos compatriotes, il faut revenir à l'essentiel : voter non contribuerait à renforcer l'Europe que nous dénonçons au lieu de nous aider à construire l'Europe que nous voulons. Le non ne provoquerait ni chaos créateur ni révolution politique, juste un réveil pénible. Car on s'apercevrait après le tumulte des premiers jours que les choses resteraient finalement dans l'état où on les avait laissées. Le libre-échange demeurerait une réalité, le grand marché aussi. La Commission ne cesserait pas d'exister. En revanche, exit la reconnaissance des services publics, la charte des droits fondamentaux, la sanctuarisation de l'exception culturelle. C'en serait fini, et pour longtemps, de notre entreprise pour fonder l'Europe sur des valeurs communes avec celles de notre République.
Si nous devions, demain, renégocier un nouveau traité en position de faiblesse ou d'isolement dans une Europe privée de charte commune, comment pourrions-nous déjouer les tentatives que ne manqueront pas de lancer les pays hostiles à la régulation des marchés et désireux d'identifier définitivement le projet européen à la constitution d'un grand marché dépourvu de toute ambition politique et sociale ? Comment pourrions-nous empêcher quelques pays d'aller plus loin et plus fort dans une direction qui n'est pas la nôtre et sur des conceptions que nous réprouvons ? Telles sont les interrogations auxquelles les partisans du non n'apportent aucun commencement de réponse. Ils sont évidemment bien en peine de le faire, car ils pressentent que le flou institutionnel ouvrira la porte en grand à un libéralisme décomplexé qui est, hélas, le dénominateur commun sur lequel se retrouveront un nombre important de pays, faute de règles crédibles et solides.
Il y a quelques jours, le président de la République a démontré avec éclat que l'Europe n'était pas un carcan bureaucratique mais qu'elle pouvait être le vecteur de la volonté politique des chefs d'État et de gouvernement. La réforme du pacte de stabilité et le réexamen complet de la directive Bolkestein prouvent que la construction européenne est un combat politique dans lequel les représentants élus des peuples gardent la première place, pour peu qu'ils aient la volonté de parler clair et de faire bouger les choses.
La Constitution n'est pas une chape de plomb qui empêche l'action et muselle la pensée. C'est une règle du jeu qui organise les relations entre les institutions, qui précise les rôles et les compétences de l'Union et des États, bref, qui dit qui fait quoi en Europe. En essayant, sur des bases réalistes, de mettre un peu de cohérence dans l'actuel désordre européen, elle ne peut que rassembler tous ceux qui croient que l'Europe doit être porteuse d'un projet politique et non se limiter à n'être qu'une machine administrative au service du libéralisme économique. N'ayons pas peur de le dire : il vaut mieux un oui constructif plutôt qu'un non illusoire, un oui lucide plutôt qu'un non immobile. Nous n'avons que trop tardé à en convaincre les Français.
(Source http://www.u-m-p.org, le 12 avril 2005)
Et c'est au moment où un texte nous propose de respecter la conception française des services publics, de sanctuariser l'exception culturelle défendue par la France, d'adopter une charte des droits fondamentaux, que nous critiquons son caractère ultralibéral. C'est au moment où la Constitution fixe une règle du jeu plus simple et plus lisible pour une Europe à 25, où elle assure la primauté des instances élues, Conseil européen et Parlement, dans la prise de décision, que nous semblons hésiter. C'est au moment où la Constitution prévoit des mécanismes pour donner aux Parlements nationaux la capacité de faire appliquer le principe de subsidiarité, c'est-à-dire de limiter l'intervention de l'Union européenne au strict nécessaire, que nous doutons.
Oui, alors que tous les observateurs s'accordent à voir dans la Constitution le texte le moins libéral et le plus politique qu'ait produit l'Europe depuis plusieurs années, la tentation du non gagne du terrain dans les esprits, et donc dans les sondages.
Il semble flotter, dans notre pays, comme une ivresse du rejet, comme une tentation de désaveu global du système. Le non est en passe de s'imposer comme une mode dont on ne se soucie guère de discerner les implications futures. Il est le point de ralliement de toutes les protestations que le fonctionnement de notre société génère, et chacun sait qu'elles sont nombreuses. Il plaît moins par ce qu'il fonde - à vrai dire pas grand-chose - que par ce qu'il signifie : un pied de nez aux élites, toutes tendances et toutes catégories confondues, d'autant plus jubilatoire qu'il est à présent débarrassé de toute dimension sulfureuse pour s'inscrire pleinement dans l'air du temps.
Les Français ont-ils conscience que, s'ils se laissaient entraîner sur ce chemin, ils ne récolteraient que les fruits amers d'un paradis artificiel en lieu et place de "l'autre monde" dont on les fait abusivement rêver ? Rien n'est moins sûr aujourd'hui. C'est pourquoi, dans l'océan d'incertitudes et de perplexité où se trouvent nos compatriotes, il faut revenir à l'essentiel : voter non contribuerait à renforcer l'Europe que nous dénonçons au lieu de nous aider à construire l'Europe que nous voulons. Le non ne provoquerait ni chaos créateur ni révolution politique, juste un réveil pénible. Car on s'apercevrait après le tumulte des premiers jours que les choses resteraient finalement dans l'état où on les avait laissées. Le libre-échange demeurerait une réalité, le grand marché aussi. La Commission ne cesserait pas d'exister. En revanche, exit la reconnaissance des services publics, la charte des droits fondamentaux, la sanctuarisation de l'exception culturelle. C'en serait fini, et pour longtemps, de notre entreprise pour fonder l'Europe sur des valeurs communes avec celles de notre République.
Si nous devions, demain, renégocier un nouveau traité en position de faiblesse ou d'isolement dans une Europe privée de charte commune, comment pourrions-nous déjouer les tentatives que ne manqueront pas de lancer les pays hostiles à la régulation des marchés et désireux d'identifier définitivement le projet européen à la constitution d'un grand marché dépourvu de toute ambition politique et sociale ? Comment pourrions-nous empêcher quelques pays d'aller plus loin et plus fort dans une direction qui n'est pas la nôtre et sur des conceptions que nous réprouvons ? Telles sont les interrogations auxquelles les partisans du non n'apportent aucun commencement de réponse. Ils sont évidemment bien en peine de le faire, car ils pressentent que le flou institutionnel ouvrira la porte en grand à un libéralisme décomplexé qui est, hélas, le dénominateur commun sur lequel se retrouveront un nombre important de pays, faute de règles crédibles et solides.
Il y a quelques jours, le président de la République a démontré avec éclat que l'Europe n'était pas un carcan bureaucratique mais qu'elle pouvait être le vecteur de la volonté politique des chefs d'État et de gouvernement. La réforme du pacte de stabilité et le réexamen complet de la directive Bolkestein prouvent que la construction européenne est un combat politique dans lequel les représentants élus des peuples gardent la première place, pour peu qu'ils aient la volonté de parler clair et de faire bouger les choses.
La Constitution n'est pas une chape de plomb qui empêche l'action et muselle la pensée. C'est une règle du jeu qui organise les relations entre les institutions, qui précise les rôles et les compétences de l'Union et des États, bref, qui dit qui fait quoi en Europe. En essayant, sur des bases réalistes, de mettre un peu de cohérence dans l'actuel désordre européen, elle ne peut que rassembler tous ceux qui croient que l'Europe doit être porteuse d'un projet politique et non se limiter à n'être qu'une machine administrative au service du libéralisme économique. N'ayons pas peur de le dire : il vaut mieux un oui constructif plutôt qu'un non illusoire, un oui lucide plutôt qu'un non immobile. Nous n'avons que trop tardé à en convaincre les Français.
(Source http://www.u-m-p.org, le 12 avril 2005)