Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Je suis très heureux de m'adresser à vous ici, au City Hall de Dublin, dans ce haut lieu de la mémoire irlandaise. Des funérailles de Parnell à l'installation du gouvernement provisoire de Michael Collins, en passant par le soulèvement de Pâques en 1916, cet édifice relate toute l'histoire de l'émancipation de l'Irlande.
Nous vivons une époque exceptionnelle, marquée par un paradoxe. D'un côté, les tensions s'accroissent avec la multiplication des crises dans le monde et la menace d'un affrontement entre les cultures et les identités. De l'autre, face à ce risque, une logique d'union et de regroupement régional est à l'uvre, dont l'Europe constitue un acteur majeur. L'élargissement, l'approfondissement, l'adoption d'une Constitution : autant de défis qu'il nous revient de relever ensemble pour conforter la paix et la stabilité sur notre continent, et dans le monde.
Entre les forces d'ordre et de désordre, c'est une véritable course de vitesse qui s'engage. Pour l'emporter, nous devons prendre la mesure des nouvelles réalités d'un monde mû par une dialectique nouvelle : celle d'une mise en relation de tous les peuples et de toutes les cultures à travers la mondialisation ; mais aussi celle d'un besoin d'enracinement, d'ancrage et d'appartenance à une identité ou à une terre.
Face aux risques de rupture, il nous faut concilier aujourd'hui ces deux aspirations : marier le planétaire et le local, réconcilier les identités et la modernité, réunir nos énergies pour construire une Europe plus forte et plus unie.
L'Irlande tient une place privilégiée dans le coeur de tous les Français. Rarement deux peuples auront été unis par des liens aussi durables, remontant jusqu'aux âges où l'Hibernie et la Gaule appartenaient à la même civilisation celtique et parlaient des langues soeurs. Malgré le limes romain qui sépara nos deux univers, malgré la rivalité des ambitions hégémoniques qui livraient l'Europe à la tourmente, nos deux peuples sont toujours restés fidèles l'un à l'autre.
A de multiples reprises, au cours du passé, nos chemins se sont croisés en miroir.
Chemin des missionnaires irlandais venus en France partager leur appétit de connaissance : autant d'âmes ardentes et d'esprits exigeants, avec l'appui desquels notre pays se couvrit de monastères dans lesquels fut sauvé l'héritage antique. Plusieurs siècles plus tard, lors de la Réforme anglicane, les clercs et les étudiants venus d'Irlande trouvèrent refuge en France ; c'est d'ailleurs à cette époque que fut fondé à Paris le Collège des Irlandais, aujourd'hui enfin restauré.
Mais aussi le chemin des soldats, quand le Traité de Limerick amena à nos côtés sur le sol français ceux que l'on a surnommés les "Wild Geese". Ils constituèrent les régiments de cette fameuse brigade irlandaise qui devait se couvrir de gloire aux côtés de nos soldats jusqu'en 1791, en particulier lors de la bataille de Fontenoy. Louis XV, qui déplorait leur excès d'intrépidité devant l'archevêque Dillon, autre héritier d'une lignée irlandaise établie en France, s'entendit répondre que les ennemis du roi, eux aussi, s'en plaignaient hautement sur les champs de bataille.
Nous avons partagé également le chemin difficile et parfois violent des idéaux et de la ferveur révolutionnaire. La clameur de la Révolution en France anime la révolte des "Irlandais Unis", avec Wolf Tone, devenu général de la République, qui se fera l'avocat inlassable de leur cause au point que notre pays enverra à deux reprises des corps expéditionnaires soutenir les insurgés. L'idéal républicain est depuis lors ancré au plus profond de la conscience de nos deux peuples.
D'autant que les échanges d'idées se poursuivent. Une jeune génération de penseurs français désireux de réconcilier l'Eglise et le libéralisme politique, avec Lamennais et Montalembert, éprouve une véritable fascination pour Daniel O'Connell. Pendant qu'Alexis de Tocqueville scrute les Etats-Unis, son compagnon de voyage Gustave de Beaumont ausculte l'Irlande. Plus tard, en 1848, c'est le mouvement politique et littéraire de la "Jeune Irlande" qui s'enthousiasme pour la Révolution à Paris.
N'oublions pas enfin le chemin du sacrifice : lorsque la France fut confrontée aux plus graves périls de son histoire, de nombreux Irlandais s'engagèrent à ses côtés, en particulier lors de la Première Guerre mondiale où plus de 200.000 Irlandais volontaires combattirent. Plusieurs dizaines de milliers d'entre eux y ont laissé leur vie ; certains reposent sur notre terre. Il est juste de s'en souvenir et je souhaite ici leur rendre hommage au nom de la France.
Aujourd'hui nos deux peuples ont en commun, par delà cette longue histoire partagée, un attachement fort à la culture et à tout ce qui, dans un monde de plus en plus soumis au règne du marché, élève l'Homme et le guide à travers le monde. L'identité irlandaise se lit dans les pierres et les bâtiments mais aussi dans cette part de désir et de rêve qui se dégage de l'oeuvre de vos poètes, romanciers et dramaturges.
Vos écrivains, comme votre peuple, n'ont cessé d'osciller entre la passion du sol et l'appel du large. Yeats chante dans ses poèmes son amour pour la terre mythique des bardes et des traditions ancestrales qui continuent de hanter la grotte de Fingal et les rives du vent sur la côte escarpée.
"Même si le grand chant ne doit plus reprendre
Ce sera pure joie, ce qui nous reste :
Le fracas des galets sur le rivage
Dans le reflux de la vague"
Joyce lui répond par son goût pour le voyage, qui le mène de Venise à Trieste en passant par Paris où paraît la première édition d'"Ulysse". Dans quelques mois, nous allons pouvoir célébrer une fête originale, le centième anniversaire d'une journée fictive et romanesque, mais inoubliable : celle du 16 juin 1904, que parcourent à travers plus de mille pages les héros de Joyce : Léopold Bloom et Stephen Dedalus. D'une cité à l'autre - Dublin où se déroule l'Odyssée moderne, Paris où l'écrivain vit les vingt dernières années de sa vie - le périple de Joyce est celui d'une écriture nouvelle, qui traverse la surface labyrinthique des villes pour explorer les méandres profonds de l'âme humaine. Quelques années plus tard, Samuel Beckett suivra le même itinéraire de Dublin à Paris, où il assiste Joyce dans l'élaboration de "Finnegans Wake". Son oeuvre, en anglais comme en français, porte la marque de cette double culture grâce à laquelle il a pu interroger la condition humaine jusqu'à la lucidité la plus extrême et la plus douloureuse. Mais, au-delà de la littérature, de nombreux peintres irlandais sont aussi venus enrichir de leurs talents les Ecoles françaises, à l'instar de John Lavery ou de Nathaniel Hone - et grâce à eux certains paysages de Bretagne ou de la forêt de Fontainebleau ornent maintenant les murs de la National Gallery de Dublin.
Aujourd'hui les enjeux identitaires deviennent de plus en plus importants au coeur des grandes mutations de ce monde. Songeons aux drames des Balkans ou de l'Ouest de l'Afrique, qui résultent pour une grande part de tensions d'ordre culturel, historique ou ethnique autrefois gelées par l'équilibre des deux grands blocs. Mais songeons également à la construction européenne qui, au fil des élargissements successifs, fait réapparaître les liens anciens qui unissent nos identités pour les rassembler autour d'un grand projet d'avenir. Nous voilà aujourd'hui côte à côte pour défendre la diversité des regards face à l'uniformisation des modes de vie, et pour faire vibrer la polyphonie du monde.
Ces chemins suivis ensemble à travers les siècles sont autant d'engagements communs qui nous ont permis d'établir des relations solides, profondes et confiantes.
L'admiration y a sa part. Un peuple qui, comme le vôtre, a si souvent fait la preuve de son courage et de sa détermination face aux épreuves de l'Histoire, parfois si douloureuses - je pense par exemple à la grande famine du milieu du XIXème siècle - ne peut que susciter notre sympathie, comme celle du général de Gaulle qui a choisi de venir en Irlande - pays de ses ancêtres Mac Cartan - au sortir de sa vie politique. "Dans les circonstances importantes de ma vie, comme actuellement, expliqua-t-il alors, c'est une sorte d'instinct qui m'a porté vers l'Irlande, peut-être à cause du sang irlandais qui coule dans mes veines mais aussi parce qu'il s'agit de l'Irlande, qui tient depuis toujours une place exceptionnelle dans le coeur des Français." C'est durant ce séjour qu'il commença la rédaction de ses "Mémoires d'espoir". Le chaleureux accueil qu'il reçut reste pour beaucoup d'entre nous un témoignage de l'amitié franco-irlandaise.
Aujourd'hui la communauté française d'Irlande, forte d'environ 11.000 personnes, ne cesse de grandir. Les Français apprécient à l'évidence votre dynamisme. Car l'extraordinaire réussite économique que vous avez connue au cours de la décennie passée témoigne de la vitalité d'une société résolument ouverte sur le monde, qui a su mobiliser toutes ses énergies pour devenir la patrie des nouvelles technologies. Que de produits nouveaux nés dans vos usines ou dans vos laboratoires de recherche !
Nos échanges se sont considérablement accrus depuis quelques années : la France est désormais le 4ème partenaire commercial de l'Irlande. Avec 130 filiales, nos entreprises participent activement à l'essor de l'économie irlandaise grâce à leurs investissements locaux. Nous souhaitons aller plus loin encore pour être à la hauteur de l'ambition commune nourrie par nos deux pays.
Cette réussite est également celle d'un modèle de société qui a gardé le sens de la mesure, le souci de la nature, la conscience de nos responsabilités envers les peuples moins bien pourvus. L'Irlande a connu de trop près la misère et le malheur, ses enfants ont trop souvent dû prendre le chemin du départ pour ne pas vibrer spontanément aux grandes causes humanitaires qu'une personnalité comme Sean McBride, prix Nobel de la paix, a su incarner. A l'heure où s'ouvre un âge nouveau de l'Europe, comment ne pas trouver dans cette expérience irlandaise une source d'inspiration précieuse ?
L'influence d'une nation ne se mesure pas à l'étendue de son territoire. L'Irlande entretient en effet des liens forts et permanents avec les descendants de ses enfants qui, par millions, ont émigré outre-mer, en particulier aux Etats-Unis. Ce sens des racines communes permet à votre pays de rayonner bien au-delà de ses frontières et le dispose tout naturellement à jouer un rôle de trait d'union entre l'Europe, l'Amérique et d'autres continents. Cette diaspora irlandaise, qui a compté et compte encore dans ses rangs nombre de personnalités éminentes, offre l'un des meilleurs témoignages de la vitalité de votre nation : ne dit-on pas, ainsi, qu'un quart des chefs d'entreprise américains sont d'origine irlandaise ?
Poids de l'Histoire et attrait de la nouveauté se conjuguent pour donner une vigueur particulière à notre relation culturelle. En Irlande, le français est enseigné à plus de 60 % des élèves du secondaire et l'Alliance française de Dublin connaît un succès qui fait d'elle le plus grand établissement de ce type en Europe. Notre coopération scientifique prend de l'ampleur et s'annonce prometteuse dans des secteurs comme les Nouvelles Technologies de l'Information et des Communications ou les biotechnologies. De l'autre côté de la mer, il ne se passe pas de saison sans qu'un théâtre parisien ne monte une pièce appartenant à votre répertoire. Les grands auteurs irlandais ont toute leur place dans les programmes de nos classes de lycée. Vos romanciers contemporains connaissent un succès de plus en plus grand auprès des lecteurs français.
Dans quelques semaines, l'Ensemble intercontemporain se joindra à l'Orchestre symphonique irlandais pour faire découvrir à Dublin les plus belles réalisations des musiques française et irlandaise contemporaines avec des oeuvres de Pierre Boulez, Olivier Messiaen, Ianis Xenakis, Siobhan Cleary et Jurgen Simpson. Pouvait-on imaginer plus bel encouragement à la création artistique de nos deux pays ? Cork a été choisie comme capitale européenne de la culture en 2005 et la France sera heureuse de s'associer à cet événement.
Aujourd'hui le monde sollicite notre engagement. La recherche d'un nouvel ordre mondial, la poursuite de la construction européenne, ainsi qu'une solidarité plus active avec les pays en voie de développement : autant de tâches à accomplir ensemble. La persistance des crises et l'irruption de nouvelles menaces nous ramènent à ce devoir commun d'oeuvrer pour l'intérêt général.
Votre pays a vécu l'épreuve de la violence à ses portes. Comment ne pas saluer l'exemple que donnent au monde entier les autorités irlandaises et britanniques dans leur quête difficile mais résolue d'une solution pacifique et démocratique au conflit qui a trop longtemps déchiré les communautés d'Irlande du Nord ? Nous formons des voeux sincères et chaleureux pour que tous les Irlandais puissent, dans un proche avenir, célébrer une réconciliation définitive.
Aujourd'hui, l'heure n'est plus aux certitudes que nous assurait le monde bipolaire d'antan ; nous vivons maintenant dans un environnement international où règne une instabilité permanente et où de nouveaux types de menaces se multiplient : le terrorisme est entré dans un nouvel âge et, depuis les attentats du 11 septembre, prend le monde entier pour cible. La prolifération des armes de destruction massive constitue un danger majeur pour la stabilité internationale car elle accroît les risques de déséquilibre. Les crises régionales menacent chaque jour davantage de s'étendre : on le voit au Proche-Orient ou en Afrique. Enfin, la criminalité internationale se nourrit de toutes les zones grises de la planète et exacerbe les tensions locales, régionales et internationales.
Devant la gravité des enjeux, l'urgence est à l'action, avec une exigence : l'unité de la communauté internationale. C'est pourquoi nous devons éviter la tentation de l'unilatéralisme et le piège de vouloir imposer de l'extérieur des schémas qui ne tiendraient pas compte de la complexité des situations locales et des aspirations légitimes des peuples. Devant des défis qui dépassent le cadre des Etats, de la sécurité à l'environnement, la communauté internationale doit pouvoir s'appuyer sur des principes et des règles valables pour tous. La légitimité est aujourd'hui la clé de l'efficacité, car l'aspiration à la justice constitue le moteur des peuples sur la scène internationale.
C'est pourquoi la France n'a cessé de plaider en Irak pour un retour aussi rapide que possible à la souveraineté et pour un rôle ouvert des Nations Unies dans le processus politique conduisant à une telle restauration. Nous appelons en particulier à la convocation d'une conférence internationale qui pourra, après la mise en place d'un gouvernement de transition, contribuer à réinsérer l'Irak au coeur de la région du Moyen-Orient et au sein de la communauté internationale.
De même au Proche-Orient, notre pays ne peut se satisfaire de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons et qui fait le jeu de la violence et des extrémistes. Plus que jamais il faut donc un nouvel élan à la Feuille de route et assurer la relance du Processus de paix. C'est notre responsabilité à tous de nous mobiliser pour la paix et pour permettre aux deux Etats d'Israël et de la Palestine de vivre en sécurité à l'avenir.
Nous vivons dans un monde marqué par l'émergence de grands ensembles régionaux, de l'Asie à l'Europe, de l'Amérique latine aux Etats-Unis ou à l'Afrique. Le risque est que ces pôles ne sachent pas travailler ensemble, que les intérêts régionaux s'affrontent comme l'ont clairement illustré les récentes négociations commerciales de Cancun. Dans ce contexte, il est plus urgent que jamais de rétablir un ordre multilatéral fort et efficace, capable de résoudre durablement les crises qui menacent l'équilibre du monde et de traiter les grands problèmes globaux.
C'est la raison pour laquelle nous sommes convaincus qu'une Union européenne forte, dotée des capacités qui lui permettraient d'oeuvrer activement à la prévention des conflits et à la gestion des crises, constitue un gage essentiel de stabilité dans le monde de demain.
Encore faut-il qu'elle dispose d'une charte commune lui fixant cette ambition et lui donnant les moyens d'un fonctionnement optimal. Un accord n'a pu être trouvé à Bruxelles, le 13 décembre dernier, sur le projet de Constitution européenne. La France a été la première à le déplorer, car elle a toujours considéré que le texte sur lequel la Convention s'est prononcée constituait la bonne réponse à notre ambition. Il convient de ne pas exagérer, pour autant, la gravité de cet échec. Chercher à obtenir un accord à tout prix au détriment de la cohérence et de l'efficacité de notre projet n'était pas souhaitable.
C'est maintenant à l'Irlande de prendre le relais et de redonner un élan nouveau à ces travaux, de telle sorte qu'ils puissent aboutir dans des délais raisonnables et dans de bonnes conditions, c'est-à-dire sans que l'immense travail réalisé par la Convention ne soit dénaturé. Outre l'adoption d'une Constitution qui lui permettra de se doter d'un cadre institutionnel à la fois plus cohérent et plus souple, l'Europe va également connaître un élargissement qui lui restitue son unité autrefois brisée par la logique des blocs. La qualité reconnue de vos responsables politiques et vos diplomates, de même que l'approche à la fois équilibrée et pragmatique dont vous faites preuve dans le traitement de dossiers sensibles, constituent à n'en pas douter d'excellents atouts pour le succès de cette phase historique dans laquelle nous sommes engagés.
D'ores et déjà, votre gouvernement a marqué sa détermination à saisir toutes les chances d'un accord sur la Constitution européenne, par un dialogue franc et ouvert avec l'ensemble des partenaires. Vous pouvez compter, dans cette tâche, sur le soutien de la France.
Car l'Irlande a amplement démontré son engagement en faveur de la construction de l'Europe, à l'image de l'intégration fructueuse et réussie de votre pays au sein de l'Union. La sortie de votre pays, à la fin de l'année dernière, du groupe d'Etats bénéficiant du fonds de cohésion illustre l'ampleur du chemin parcouru depuis 1973. D'autant que vos choix témoignent de votre exigence d'action, que ce soit par l'engagement de vos soldats dans de nombreuses missions de maintien de la paix aux quatre coins du monde, ou par votre disponibilité à participer à des opérations confiées à l'Union européenne par les Nations unies.
Certains principes nous tiennent particulièrement à coeur. Vous jouez un rôle actif au sein des institutions européennes et les positions irlandaises reflètent souvent celles d'un grand nombre de pays ; la généralisation de la majorité qualifiée au sein du Conseil serait donc de nature à faire entendre davantage votre voix. Dans une Union élargie, opter pour le maintien de l'unanimité serait prendre le risque de la paralysie. Je suis sûr que nous pouvons trouver des modalités permettant un passage à la majorité qualifiée tout en garantissant à chacun qu'aucune décision de l'Union ne lui portera atteinte.
Après Bruxelles, chacun a pris conscience de la nécessité d'une Constitution. C'est une Europe à vingt-cinq que nous voulons construire. Ce doit être notre socle commun, à partir duquel nous pourrons introduire si nécessaire davantage de souplesse et de flexibilité. Forte de son unité, l'Europe pourra ainsi s'enrichir de la diversité de ses atouts. Il faudra donc le moment venu, permettre aux Etats qui le souhaitent de montrer le chemin dans l'intérêt général. La France, par la voix du président de la République, a depuis plusieurs années, évoqué l'idée de "groupes pionniers" qui procureraient cette flexibilité tout en demeurant ouverts à l'ensemble des Etats membres. En aucun cas il ne s'agit d'opposer une Europe à une autre, mais au contraire de faire avancer l'Union toute entière en tenant compte des rythmes de chacun dans une démarche qui devra rester ouverte, concertée et progressive.
L'Union est arrivée à un tournant capital de son Histoire. Alors même qu'elle se prépare à un élargissement sans précédent, il va lui falloir en effet mobiliser toutes ses énergies pour relever deux défis fondamentaux.
Le premier est politique. Si nous voulons que l'Europe devienne l'un des piliers du monde nouveau, qu'elle puisse véritablement peser sur le cours des événements et exercer ses responsabilités partout où sa présence est espérée et attendue, il lui faut impérativement se doter d'une véritable politique étrangère et d'une capacité de défense autonome. C'est la condition pour répondre, avec la souplesse d'intervention requise, mais aussi dans la transparence vis-à-vis de chacun des Etats membres, aux exigences du monde d'aujourd'hui et aux nouvelles menaces qu'il recèle. La France se félicite que des avancées significatives aient pu être réalisées dans ce domaine lors du Conseil européen du 12 décembre dernier.
Le second défi est économique. L'Europe doit pouvoir retrouver sa compétitivité face à l'Amérique et à l'Asie ; elle doit aussi se doter des outils qui lui permettront de mieux répondre à la fois aux exigences de la modernité et aux aspirations de ses citoyens, notamment en matière d'emploi et d'éducation. Autant d'ambitions qui passent en particulier par une véritable gouvernance économique et sociale.
L'élargissement nous invite à regarder au-delà des nouvelles frontières de l'Europe. L'Irlande consent des efforts très importants en matière d'aide au développement - elle se situe dans les tout premiers rangs des pays donateurs en pourcentage d'aide rapportée au PNB, en particulier en direction de l'Afrique. Ce continent tient, vous le savez, une place privilégiée dans les actions que la France mène elle-même en faveur du développement et de la réduction de la pauvreté. Nous nous réjouissons, à cet égard, du succès de la première réunion du Forum pour le partenariat avec l'Afrique qui s'est tenue à Paris le 10 novembre dernier et à laquelle votre pays était représenté. Ce Forum va permettre d'inscrire dans la durée ce nouveau partenariat entre l'Afrique et le monde développé, élargi à d'autres partenaires du développement tels que l'Irlande.
Il ne fait plus de doute aujourd'hui que la stabilité internationale passe par la lutte contre la misère et les fléaux qui l'accompagnent - malnutrition, analphabétisme et maladies endémiques. Je tiens à saluer à cet égard l'excellente initiative que la présidence irlandaise a prise d'organiser à Dublin, le mois prochain, une grande conférence internationale sur le sida dans les régions d'Europe et d'Asie centrale. La France continuera inlassablement de plaider dans les enceintes internationales pour une véritable approche politique de ces questions, pour un traitement résolu du problème de l'endettement et pour un renforcement régulier de l'aide bilatérale et multilatérale aux pays en voie de développement.
Au nom de tous les Français, je souhaite à la présidence irlandaise une pleine réussite à la tête d'une Europe qui doit affronter des moments décisifs. Car il s'agit d'inventer au niveau du continent tout entier une démocratie vivante et efficace, capable d'affronter les grands problèmes de notre temps s'étendant bien au-delà des limites de chacun de nos Etats. Mais aussi de mettre en place une diplomatie qui permette à l'Europe d'occuper toute sa place sur la scène internationale.
Nos deux pays doivent prendre une part essentielle dans ce travail collectif. Leur engagement en faveur d'une Europe capable de faire avancer l'unité dans la diversité, leur vocation naturelle à rechercher la conciliation, leur expérience de nations façonnées par une longue histoire, forment autant d'atouts pour faire progresser la formidable aventure européenne qui nous attend. L'Irlande et la France ne doivent pas décevoir ; elles sont au coeur de cet immense espoir auquel nos peuples veulent aujourd'hui plus que jamais croire.
Ensemble, nous devons nous atteler à cette tâche qui engage l'avenir de notre continent et porter haut les ambitions que les siècles passés ont sédimentées en chacun de nous. A nous de conduire l'aventure européenne à la hauteur des enjeux du monde.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 février 2004)
Je suis très heureux de m'adresser à vous ici, au City Hall de Dublin, dans ce haut lieu de la mémoire irlandaise. Des funérailles de Parnell à l'installation du gouvernement provisoire de Michael Collins, en passant par le soulèvement de Pâques en 1916, cet édifice relate toute l'histoire de l'émancipation de l'Irlande.
Nous vivons une époque exceptionnelle, marquée par un paradoxe. D'un côté, les tensions s'accroissent avec la multiplication des crises dans le monde et la menace d'un affrontement entre les cultures et les identités. De l'autre, face à ce risque, une logique d'union et de regroupement régional est à l'uvre, dont l'Europe constitue un acteur majeur. L'élargissement, l'approfondissement, l'adoption d'une Constitution : autant de défis qu'il nous revient de relever ensemble pour conforter la paix et la stabilité sur notre continent, et dans le monde.
Entre les forces d'ordre et de désordre, c'est une véritable course de vitesse qui s'engage. Pour l'emporter, nous devons prendre la mesure des nouvelles réalités d'un monde mû par une dialectique nouvelle : celle d'une mise en relation de tous les peuples et de toutes les cultures à travers la mondialisation ; mais aussi celle d'un besoin d'enracinement, d'ancrage et d'appartenance à une identité ou à une terre.
Face aux risques de rupture, il nous faut concilier aujourd'hui ces deux aspirations : marier le planétaire et le local, réconcilier les identités et la modernité, réunir nos énergies pour construire une Europe plus forte et plus unie.
L'Irlande tient une place privilégiée dans le coeur de tous les Français. Rarement deux peuples auront été unis par des liens aussi durables, remontant jusqu'aux âges où l'Hibernie et la Gaule appartenaient à la même civilisation celtique et parlaient des langues soeurs. Malgré le limes romain qui sépara nos deux univers, malgré la rivalité des ambitions hégémoniques qui livraient l'Europe à la tourmente, nos deux peuples sont toujours restés fidèles l'un à l'autre.
A de multiples reprises, au cours du passé, nos chemins se sont croisés en miroir.
Chemin des missionnaires irlandais venus en France partager leur appétit de connaissance : autant d'âmes ardentes et d'esprits exigeants, avec l'appui desquels notre pays se couvrit de monastères dans lesquels fut sauvé l'héritage antique. Plusieurs siècles plus tard, lors de la Réforme anglicane, les clercs et les étudiants venus d'Irlande trouvèrent refuge en France ; c'est d'ailleurs à cette époque que fut fondé à Paris le Collège des Irlandais, aujourd'hui enfin restauré.
Mais aussi le chemin des soldats, quand le Traité de Limerick amena à nos côtés sur le sol français ceux que l'on a surnommés les "Wild Geese". Ils constituèrent les régiments de cette fameuse brigade irlandaise qui devait se couvrir de gloire aux côtés de nos soldats jusqu'en 1791, en particulier lors de la bataille de Fontenoy. Louis XV, qui déplorait leur excès d'intrépidité devant l'archevêque Dillon, autre héritier d'une lignée irlandaise établie en France, s'entendit répondre que les ennemis du roi, eux aussi, s'en plaignaient hautement sur les champs de bataille.
Nous avons partagé également le chemin difficile et parfois violent des idéaux et de la ferveur révolutionnaire. La clameur de la Révolution en France anime la révolte des "Irlandais Unis", avec Wolf Tone, devenu général de la République, qui se fera l'avocat inlassable de leur cause au point que notre pays enverra à deux reprises des corps expéditionnaires soutenir les insurgés. L'idéal républicain est depuis lors ancré au plus profond de la conscience de nos deux peuples.
D'autant que les échanges d'idées se poursuivent. Une jeune génération de penseurs français désireux de réconcilier l'Eglise et le libéralisme politique, avec Lamennais et Montalembert, éprouve une véritable fascination pour Daniel O'Connell. Pendant qu'Alexis de Tocqueville scrute les Etats-Unis, son compagnon de voyage Gustave de Beaumont ausculte l'Irlande. Plus tard, en 1848, c'est le mouvement politique et littéraire de la "Jeune Irlande" qui s'enthousiasme pour la Révolution à Paris.
N'oublions pas enfin le chemin du sacrifice : lorsque la France fut confrontée aux plus graves périls de son histoire, de nombreux Irlandais s'engagèrent à ses côtés, en particulier lors de la Première Guerre mondiale où plus de 200.000 Irlandais volontaires combattirent. Plusieurs dizaines de milliers d'entre eux y ont laissé leur vie ; certains reposent sur notre terre. Il est juste de s'en souvenir et je souhaite ici leur rendre hommage au nom de la France.
Aujourd'hui nos deux peuples ont en commun, par delà cette longue histoire partagée, un attachement fort à la culture et à tout ce qui, dans un monde de plus en plus soumis au règne du marché, élève l'Homme et le guide à travers le monde. L'identité irlandaise se lit dans les pierres et les bâtiments mais aussi dans cette part de désir et de rêve qui se dégage de l'oeuvre de vos poètes, romanciers et dramaturges.
Vos écrivains, comme votre peuple, n'ont cessé d'osciller entre la passion du sol et l'appel du large. Yeats chante dans ses poèmes son amour pour la terre mythique des bardes et des traditions ancestrales qui continuent de hanter la grotte de Fingal et les rives du vent sur la côte escarpée.
"Même si le grand chant ne doit plus reprendre
Ce sera pure joie, ce qui nous reste :
Le fracas des galets sur le rivage
Dans le reflux de la vague"
Joyce lui répond par son goût pour le voyage, qui le mène de Venise à Trieste en passant par Paris où paraît la première édition d'"Ulysse". Dans quelques mois, nous allons pouvoir célébrer une fête originale, le centième anniversaire d'une journée fictive et romanesque, mais inoubliable : celle du 16 juin 1904, que parcourent à travers plus de mille pages les héros de Joyce : Léopold Bloom et Stephen Dedalus. D'une cité à l'autre - Dublin où se déroule l'Odyssée moderne, Paris où l'écrivain vit les vingt dernières années de sa vie - le périple de Joyce est celui d'une écriture nouvelle, qui traverse la surface labyrinthique des villes pour explorer les méandres profonds de l'âme humaine. Quelques années plus tard, Samuel Beckett suivra le même itinéraire de Dublin à Paris, où il assiste Joyce dans l'élaboration de "Finnegans Wake". Son oeuvre, en anglais comme en français, porte la marque de cette double culture grâce à laquelle il a pu interroger la condition humaine jusqu'à la lucidité la plus extrême et la plus douloureuse. Mais, au-delà de la littérature, de nombreux peintres irlandais sont aussi venus enrichir de leurs talents les Ecoles françaises, à l'instar de John Lavery ou de Nathaniel Hone - et grâce à eux certains paysages de Bretagne ou de la forêt de Fontainebleau ornent maintenant les murs de la National Gallery de Dublin.
Aujourd'hui les enjeux identitaires deviennent de plus en plus importants au coeur des grandes mutations de ce monde. Songeons aux drames des Balkans ou de l'Ouest de l'Afrique, qui résultent pour une grande part de tensions d'ordre culturel, historique ou ethnique autrefois gelées par l'équilibre des deux grands blocs. Mais songeons également à la construction européenne qui, au fil des élargissements successifs, fait réapparaître les liens anciens qui unissent nos identités pour les rassembler autour d'un grand projet d'avenir. Nous voilà aujourd'hui côte à côte pour défendre la diversité des regards face à l'uniformisation des modes de vie, et pour faire vibrer la polyphonie du monde.
Ces chemins suivis ensemble à travers les siècles sont autant d'engagements communs qui nous ont permis d'établir des relations solides, profondes et confiantes.
L'admiration y a sa part. Un peuple qui, comme le vôtre, a si souvent fait la preuve de son courage et de sa détermination face aux épreuves de l'Histoire, parfois si douloureuses - je pense par exemple à la grande famine du milieu du XIXème siècle - ne peut que susciter notre sympathie, comme celle du général de Gaulle qui a choisi de venir en Irlande - pays de ses ancêtres Mac Cartan - au sortir de sa vie politique. "Dans les circonstances importantes de ma vie, comme actuellement, expliqua-t-il alors, c'est une sorte d'instinct qui m'a porté vers l'Irlande, peut-être à cause du sang irlandais qui coule dans mes veines mais aussi parce qu'il s'agit de l'Irlande, qui tient depuis toujours une place exceptionnelle dans le coeur des Français." C'est durant ce séjour qu'il commença la rédaction de ses "Mémoires d'espoir". Le chaleureux accueil qu'il reçut reste pour beaucoup d'entre nous un témoignage de l'amitié franco-irlandaise.
Aujourd'hui la communauté française d'Irlande, forte d'environ 11.000 personnes, ne cesse de grandir. Les Français apprécient à l'évidence votre dynamisme. Car l'extraordinaire réussite économique que vous avez connue au cours de la décennie passée témoigne de la vitalité d'une société résolument ouverte sur le monde, qui a su mobiliser toutes ses énergies pour devenir la patrie des nouvelles technologies. Que de produits nouveaux nés dans vos usines ou dans vos laboratoires de recherche !
Nos échanges se sont considérablement accrus depuis quelques années : la France est désormais le 4ème partenaire commercial de l'Irlande. Avec 130 filiales, nos entreprises participent activement à l'essor de l'économie irlandaise grâce à leurs investissements locaux. Nous souhaitons aller plus loin encore pour être à la hauteur de l'ambition commune nourrie par nos deux pays.
Cette réussite est également celle d'un modèle de société qui a gardé le sens de la mesure, le souci de la nature, la conscience de nos responsabilités envers les peuples moins bien pourvus. L'Irlande a connu de trop près la misère et le malheur, ses enfants ont trop souvent dû prendre le chemin du départ pour ne pas vibrer spontanément aux grandes causes humanitaires qu'une personnalité comme Sean McBride, prix Nobel de la paix, a su incarner. A l'heure où s'ouvre un âge nouveau de l'Europe, comment ne pas trouver dans cette expérience irlandaise une source d'inspiration précieuse ?
L'influence d'une nation ne se mesure pas à l'étendue de son territoire. L'Irlande entretient en effet des liens forts et permanents avec les descendants de ses enfants qui, par millions, ont émigré outre-mer, en particulier aux Etats-Unis. Ce sens des racines communes permet à votre pays de rayonner bien au-delà de ses frontières et le dispose tout naturellement à jouer un rôle de trait d'union entre l'Europe, l'Amérique et d'autres continents. Cette diaspora irlandaise, qui a compté et compte encore dans ses rangs nombre de personnalités éminentes, offre l'un des meilleurs témoignages de la vitalité de votre nation : ne dit-on pas, ainsi, qu'un quart des chefs d'entreprise américains sont d'origine irlandaise ?
Poids de l'Histoire et attrait de la nouveauté se conjuguent pour donner une vigueur particulière à notre relation culturelle. En Irlande, le français est enseigné à plus de 60 % des élèves du secondaire et l'Alliance française de Dublin connaît un succès qui fait d'elle le plus grand établissement de ce type en Europe. Notre coopération scientifique prend de l'ampleur et s'annonce prometteuse dans des secteurs comme les Nouvelles Technologies de l'Information et des Communications ou les biotechnologies. De l'autre côté de la mer, il ne se passe pas de saison sans qu'un théâtre parisien ne monte une pièce appartenant à votre répertoire. Les grands auteurs irlandais ont toute leur place dans les programmes de nos classes de lycée. Vos romanciers contemporains connaissent un succès de plus en plus grand auprès des lecteurs français.
Dans quelques semaines, l'Ensemble intercontemporain se joindra à l'Orchestre symphonique irlandais pour faire découvrir à Dublin les plus belles réalisations des musiques française et irlandaise contemporaines avec des oeuvres de Pierre Boulez, Olivier Messiaen, Ianis Xenakis, Siobhan Cleary et Jurgen Simpson. Pouvait-on imaginer plus bel encouragement à la création artistique de nos deux pays ? Cork a été choisie comme capitale européenne de la culture en 2005 et la France sera heureuse de s'associer à cet événement.
Aujourd'hui le monde sollicite notre engagement. La recherche d'un nouvel ordre mondial, la poursuite de la construction européenne, ainsi qu'une solidarité plus active avec les pays en voie de développement : autant de tâches à accomplir ensemble. La persistance des crises et l'irruption de nouvelles menaces nous ramènent à ce devoir commun d'oeuvrer pour l'intérêt général.
Votre pays a vécu l'épreuve de la violence à ses portes. Comment ne pas saluer l'exemple que donnent au monde entier les autorités irlandaises et britanniques dans leur quête difficile mais résolue d'une solution pacifique et démocratique au conflit qui a trop longtemps déchiré les communautés d'Irlande du Nord ? Nous formons des voeux sincères et chaleureux pour que tous les Irlandais puissent, dans un proche avenir, célébrer une réconciliation définitive.
Aujourd'hui, l'heure n'est plus aux certitudes que nous assurait le monde bipolaire d'antan ; nous vivons maintenant dans un environnement international où règne une instabilité permanente et où de nouveaux types de menaces se multiplient : le terrorisme est entré dans un nouvel âge et, depuis les attentats du 11 septembre, prend le monde entier pour cible. La prolifération des armes de destruction massive constitue un danger majeur pour la stabilité internationale car elle accroît les risques de déséquilibre. Les crises régionales menacent chaque jour davantage de s'étendre : on le voit au Proche-Orient ou en Afrique. Enfin, la criminalité internationale se nourrit de toutes les zones grises de la planète et exacerbe les tensions locales, régionales et internationales.
Devant la gravité des enjeux, l'urgence est à l'action, avec une exigence : l'unité de la communauté internationale. C'est pourquoi nous devons éviter la tentation de l'unilatéralisme et le piège de vouloir imposer de l'extérieur des schémas qui ne tiendraient pas compte de la complexité des situations locales et des aspirations légitimes des peuples. Devant des défis qui dépassent le cadre des Etats, de la sécurité à l'environnement, la communauté internationale doit pouvoir s'appuyer sur des principes et des règles valables pour tous. La légitimité est aujourd'hui la clé de l'efficacité, car l'aspiration à la justice constitue le moteur des peuples sur la scène internationale.
C'est pourquoi la France n'a cessé de plaider en Irak pour un retour aussi rapide que possible à la souveraineté et pour un rôle ouvert des Nations Unies dans le processus politique conduisant à une telle restauration. Nous appelons en particulier à la convocation d'une conférence internationale qui pourra, après la mise en place d'un gouvernement de transition, contribuer à réinsérer l'Irak au coeur de la région du Moyen-Orient et au sein de la communauté internationale.
De même au Proche-Orient, notre pays ne peut se satisfaire de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons et qui fait le jeu de la violence et des extrémistes. Plus que jamais il faut donc un nouvel élan à la Feuille de route et assurer la relance du Processus de paix. C'est notre responsabilité à tous de nous mobiliser pour la paix et pour permettre aux deux Etats d'Israël et de la Palestine de vivre en sécurité à l'avenir.
Nous vivons dans un monde marqué par l'émergence de grands ensembles régionaux, de l'Asie à l'Europe, de l'Amérique latine aux Etats-Unis ou à l'Afrique. Le risque est que ces pôles ne sachent pas travailler ensemble, que les intérêts régionaux s'affrontent comme l'ont clairement illustré les récentes négociations commerciales de Cancun. Dans ce contexte, il est plus urgent que jamais de rétablir un ordre multilatéral fort et efficace, capable de résoudre durablement les crises qui menacent l'équilibre du monde et de traiter les grands problèmes globaux.
C'est la raison pour laquelle nous sommes convaincus qu'une Union européenne forte, dotée des capacités qui lui permettraient d'oeuvrer activement à la prévention des conflits et à la gestion des crises, constitue un gage essentiel de stabilité dans le monde de demain.
Encore faut-il qu'elle dispose d'une charte commune lui fixant cette ambition et lui donnant les moyens d'un fonctionnement optimal. Un accord n'a pu être trouvé à Bruxelles, le 13 décembre dernier, sur le projet de Constitution européenne. La France a été la première à le déplorer, car elle a toujours considéré que le texte sur lequel la Convention s'est prononcée constituait la bonne réponse à notre ambition. Il convient de ne pas exagérer, pour autant, la gravité de cet échec. Chercher à obtenir un accord à tout prix au détriment de la cohérence et de l'efficacité de notre projet n'était pas souhaitable.
C'est maintenant à l'Irlande de prendre le relais et de redonner un élan nouveau à ces travaux, de telle sorte qu'ils puissent aboutir dans des délais raisonnables et dans de bonnes conditions, c'est-à-dire sans que l'immense travail réalisé par la Convention ne soit dénaturé. Outre l'adoption d'une Constitution qui lui permettra de se doter d'un cadre institutionnel à la fois plus cohérent et plus souple, l'Europe va également connaître un élargissement qui lui restitue son unité autrefois brisée par la logique des blocs. La qualité reconnue de vos responsables politiques et vos diplomates, de même que l'approche à la fois équilibrée et pragmatique dont vous faites preuve dans le traitement de dossiers sensibles, constituent à n'en pas douter d'excellents atouts pour le succès de cette phase historique dans laquelle nous sommes engagés.
D'ores et déjà, votre gouvernement a marqué sa détermination à saisir toutes les chances d'un accord sur la Constitution européenne, par un dialogue franc et ouvert avec l'ensemble des partenaires. Vous pouvez compter, dans cette tâche, sur le soutien de la France.
Car l'Irlande a amplement démontré son engagement en faveur de la construction de l'Europe, à l'image de l'intégration fructueuse et réussie de votre pays au sein de l'Union. La sortie de votre pays, à la fin de l'année dernière, du groupe d'Etats bénéficiant du fonds de cohésion illustre l'ampleur du chemin parcouru depuis 1973. D'autant que vos choix témoignent de votre exigence d'action, que ce soit par l'engagement de vos soldats dans de nombreuses missions de maintien de la paix aux quatre coins du monde, ou par votre disponibilité à participer à des opérations confiées à l'Union européenne par les Nations unies.
Certains principes nous tiennent particulièrement à coeur. Vous jouez un rôle actif au sein des institutions européennes et les positions irlandaises reflètent souvent celles d'un grand nombre de pays ; la généralisation de la majorité qualifiée au sein du Conseil serait donc de nature à faire entendre davantage votre voix. Dans une Union élargie, opter pour le maintien de l'unanimité serait prendre le risque de la paralysie. Je suis sûr que nous pouvons trouver des modalités permettant un passage à la majorité qualifiée tout en garantissant à chacun qu'aucune décision de l'Union ne lui portera atteinte.
Après Bruxelles, chacun a pris conscience de la nécessité d'une Constitution. C'est une Europe à vingt-cinq que nous voulons construire. Ce doit être notre socle commun, à partir duquel nous pourrons introduire si nécessaire davantage de souplesse et de flexibilité. Forte de son unité, l'Europe pourra ainsi s'enrichir de la diversité de ses atouts. Il faudra donc le moment venu, permettre aux Etats qui le souhaitent de montrer le chemin dans l'intérêt général. La France, par la voix du président de la République, a depuis plusieurs années, évoqué l'idée de "groupes pionniers" qui procureraient cette flexibilité tout en demeurant ouverts à l'ensemble des Etats membres. En aucun cas il ne s'agit d'opposer une Europe à une autre, mais au contraire de faire avancer l'Union toute entière en tenant compte des rythmes de chacun dans une démarche qui devra rester ouverte, concertée et progressive.
L'Union est arrivée à un tournant capital de son Histoire. Alors même qu'elle se prépare à un élargissement sans précédent, il va lui falloir en effet mobiliser toutes ses énergies pour relever deux défis fondamentaux.
Le premier est politique. Si nous voulons que l'Europe devienne l'un des piliers du monde nouveau, qu'elle puisse véritablement peser sur le cours des événements et exercer ses responsabilités partout où sa présence est espérée et attendue, il lui faut impérativement se doter d'une véritable politique étrangère et d'une capacité de défense autonome. C'est la condition pour répondre, avec la souplesse d'intervention requise, mais aussi dans la transparence vis-à-vis de chacun des Etats membres, aux exigences du monde d'aujourd'hui et aux nouvelles menaces qu'il recèle. La France se félicite que des avancées significatives aient pu être réalisées dans ce domaine lors du Conseil européen du 12 décembre dernier.
Le second défi est économique. L'Europe doit pouvoir retrouver sa compétitivité face à l'Amérique et à l'Asie ; elle doit aussi se doter des outils qui lui permettront de mieux répondre à la fois aux exigences de la modernité et aux aspirations de ses citoyens, notamment en matière d'emploi et d'éducation. Autant d'ambitions qui passent en particulier par une véritable gouvernance économique et sociale.
L'élargissement nous invite à regarder au-delà des nouvelles frontières de l'Europe. L'Irlande consent des efforts très importants en matière d'aide au développement - elle se situe dans les tout premiers rangs des pays donateurs en pourcentage d'aide rapportée au PNB, en particulier en direction de l'Afrique. Ce continent tient, vous le savez, une place privilégiée dans les actions que la France mène elle-même en faveur du développement et de la réduction de la pauvreté. Nous nous réjouissons, à cet égard, du succès de la première réunion du Forum pour le partenariat avec l'Afrique qui s'est tenue à Paris le 10 novembre dernier et à laquelle votre pays était représenté. Ce Forum va permettre d'inscrire dans la durée ce nouveau partenariat entre l'Afrique et le monde développé, élargi à d'autres partenaires du développement tels que l'Irlande.
Il ne fait plus de doute aujourd'hui que la stabilité internationale passe par la lutte contre la misère et les fléaux qui l'accompagnent - malnutrition, analphabétisme et maladies endémiques. Je tiens à saluer à cet égard l'excellente initiative que la présidence irlandaise a prise d'organiser à Dublin, le mois prochain, une grande conférence internationale sur le sida dans les régions d'Europe et d'Asie centrale. La France continuera inlassablement de plaider dans les enceintes internationales pour une véritable approche politique de ces questions, pour un traitement résolu du problème de l'endettement et pour un renforcement régulier de l'aide bilatérale et multilatérale aux pays en voie de développement.
Au nom de tous les Français, je souhaite à la présidence irlandaise une pleine réussite à la tête d'une Europe qui doit affronter des moments décisifs. Car il s'agit d'inventer au niveau du continent tout entier une démocratie vivante et efficace, capable d'affronter les grands problèmes de notre temps s'étendant bien au-delà des limites de chacun de nos Etats. Mais aussi de mettre en place une diplomatie qui permette à l'Europe d'occuper toute sa place sur la scène internationale.
Nos deux pays doivent prendre une part essentielle dans ce travail collectif. Leur engagement en faveur d'une Europe capable de faire avancer l'unité dans la diversité, leur vocation naturelle à rechercher la conciliation, leur expérience de nations façonnées par une longue histoire, forment autant d'atouts pour faire progresser la formidable aventure européenne qui nous attend. L'Irlande et la France ne doivent pas décevoir ; elles sont au coeur de cet immense espoir auquel nos peuples veulent aujourd'hui plus que jamais croire.
Ensemble, nous devons nous atteler à cette tâche qui engage l'avenir de notre continent et porter haut les ambitions que les siècles passés ont sédimentées en chacun de nous. A nous de conduire l'aventure européenne à la hauteur des enjeux du monde.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 février 2004)