Interviews de M. Jean-Marie Le Pen, président du Front national, à "France Inter" le 17 mai et à "LCI" le 20 mai 2005, sur l'éventualité de la victoire du "non" au référendum français sur la Constitution européenne, ses conséquences et ses enjeux.

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Média : France Inter - La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

Q- Le " non " au référendum sur la Constitution européenne est-il majoritairement le fait du Front national ? Une victoire du " non " le 29 mai prochain serait-elle la revanche du Front national sur le 21 avril et la présidentielle 2002 comme le considère J.-M. Le Pen, et pourquoi l'Europe serait-elle "la prison des peuples" comme il le dit ? Le " non ", la victoire du " non " serait-elle considérée comme véritablement une victoire du Front national le 29 mai prochain, dans la mesure où beaucoup considèrent que le poids du Front national est plus important aujourd'hui que celui du PS en faveur du " non " ?
R- Ce serait abusif de le dire. Il est évident que le Front national ne peut pas revendiquer à lui seul la victoire du " non ", mais il est certain aussi qu'il y joue un rôle particulièrement important, compte tenu notamment de l'homogénéité de son électorat. J'ai noté dans un sondage récent que 100 % des électeurs qui avaient voté pour les listes électorales européennes du Front national, étaient en faveur du " non ", alors que même au Parti communiste ou dans d'autres partis - dans le fond assez disciplinés-, on n'observe pas la même proportion. Par conséquent, il est certain que si le " non " gagne, ce sera en grande partie quand même, parce que c'est marginal, même si c'est 20 % des voix ou 25 %, eh bien le Front national aura joué un rôle capital. Mais lui ne regarde pas quels sont ses alliés objectifs dans cette consultation qui est celle du peuple français. J'ai noté aussi dans ces sondages quelque chose d'important, c'est que la référence aux leaders politiques des électeurs était très mince. Par conséquent, ils se font une opinion eux-mêmes, et dans ces conditions, la réponse qu'elle soit " non " ou qu'elle soit " oui ", sera celle du peuple français et devra être respectée comme telle.
Q- Alors quelle serait à vos yeux la traduction politique d'une telle situation le 30 mai au matin ? Faudrait-il, comme vous l'avez d'ailleurs déjà dit, que les tenants du " oui " remettent en cause leur mandat politique ? C'est-à-dire, pourquoi pas, que J. Chirac se pose la question à lui-même ?
R- Le cas de J. Chirac est particulier. En effet, sa fonction en fait un arbitre, en principe, l'élu de tous les Français. A partir du moment où le président de la République s'est engagé personnellement dans une affaire d'opinion, il est bien évident que si la proposition qu'il fait échouait, il devrait en tirer, selon moi, les conséquences. J'ajoute que le fait qu'il ait participé à la campagne en dehors de toute règle, puisque ses temps d'antenne ne sont pas décomptés dans le camp qu'il soutien, je crois en effet que cela est une conséquence qu'il devrait tirer. Mais je suis convaincu, comme l'a dit un de mes concurrents de droite, que le lendemain, le 30 mai, le chef du " non " ce sera J. Chirac. Il nous expliquera que, dans le fond, c'était cela l'option qu'il fallait faire et que dans tous les cas, il respecte la volonté du peuple français et qu'il se propose de mettre en uvre ce qui peut encore servir le pays. Je suis à peu près convaincu de cela. Il a déjà fait l'appel de Cochin contre les traites qui voulaient faire l'Europe ; aujourd'hui, il est à fond pour l'Europe, par conséquent, ça ne m'étonnerait de rien. Cela étant, je crois que l'interprétation, le 30 mai, sera différente selon les partis politiques. Celle du Front national est la suivante : dans la mesure où l'on nous a dit que le Traité constitutionnel était une synthèse de tous les traités qui l'avaient précédée, depuis Maastricht, Amsterdam, Nice, etc., eh bien la réponse négative doit remettre tout à zéro, on doit repartir. A mon avis, c'est ce qui est souhaitable : changer de voix. On est allé en direction, qu'on le veuille ou non, qu'on veuille le dire ou pas, en direction d'une Europe fédérale et je crois qu'il faut revenir à une conception plus proche de l'indépendance des Nations et de la coopération des Nations européennes entre elles, étant entendu d'ailleurs, comme on l'a dit tout à l'heure, que la mondialisation est un phénomène incontournable et que le fait de décider que les choses se passeront en Europe ne dispense pas de savoir qu'elles se passeront aussi dans le monde.
Q- Prenons des cas précis pour essayer de voir comment les choses pourraient se passer. L'Allemagne va presque certainement dire " oui " à ce référendum ; elle va le faire par voie parlementaire, avant la France d'ailleurs...
R- Oui, mais c'est bien le problème.
Q- Oui, mais justement, alors l'Allemagne dit " oui ", si la France dit " non ", on va assister à un phénomène mécanique au découplage de ce tandem qui tirait l'Europe. Avantage à qui, à l'Allemagne ou à la France ?
R- Il faudrait comparer des choses comparables. Pour comparer la réponse allemande à la réponse française, il faudrait que l'Allemagne accepte le référendum, parce qu'on s'aperçoit que les "élites politiques" - entre guillemets - de l'Europe sur le plan parlementaire, sont toutes en faveur massivement du " oui ", ce qui n'est pas le cas de leur population ni de leur peuple. C'est le cas de l'Espagne, par exemple, où massivement, on nous annonçait la victoire du " oui ". Or le " oui " a fait 32 % des inscrits. Par conséquent, on ne peut pas qualifier ça de victoire et je suis convaincu qu'en Allemagne le " non " est majoritaire, comme il l'est probablement dans la plupart des pays et comme il le sera dans les pays qui ont adopté la voie démocratique du référendum, par exemple la Hollande.
Q- Mais vous n'avez pas tout à fait répondu à la question : si l'Allemagne dit " oui " et la France dit " non ", encore une fois, qu'en sera-t-il de la construction européenne telle qu'elle s'est faite jusqu'à maintenant et notamment de la place de la France dans ce nouveau paysage politique ? Avantage à l'Allemagne ?
R- C'est probable, mais c'est déjà fait. Géopolitiquement, l'unification de l'Allemagne, le placement de l'Allemagne au centre géopolitique, géographique du territoire européen, avec l'influence qu'elle exerce sur tous les pays de l'Est, place déjà, en toute hypothèse, l'Allemagne dans une situation dominante. Ce n'est pas dit, mais c'est vrai. Et donc, la France, réagissant comme elle l'a toujours fait tout au long de son histoire pour garder son indépendance, n'acceptera pas d'être mise sous cette domination de fait.
Q- Mais à vos yeux, que signifie le mot " indépendance " puisque, encore une fois, - je vous voyais écouter avec attention les propos de B. Guetta à l'instant -, le système politique dans lequel nous sommes aujourd'hui, est un système mondialisé. Face à des géants, les Etats-Unis, face à la Chine, la France et son indépendance ont-elles encore un poids quelconque ?
R- Il y a une grande différence de nature entre la Chine et les Etats-Unis et l'Europe. Dans le premier cas, il s'agit de nations souvent très anciennes comme la Chine, plusieurs millénaires, alors que dans le cadre de l'Europe, il s'agit d'une formation artificielle, d'un empire, comme il s'est tenté d'en faire tout au long de l'histoire de l'Europe, avec comme conséquence, un échec constant. Par conséquent, je crois que nous devons accepter de jouer dans le monde le rôle qui est déterminé par nos capacités. Elles ne sont pas nulles ; la France est une puissance moyenne avec un grand rayonnement international - plus important, d'ailleurs, je pense, dans le monde qu'en Europe même -, et avec quelques moyens militaires ou politiques ou techniques ; elle doit se les préserver. Mais elle devrait pour cela, faire évidemment - et ça c'est l'après 29 mai - ses réformes. Or je constate un aveu de taille dans la bouche de monsieur Sarkozy qui dit, " Faisons l'Europe pour pouvoir réformer la France ". Or l'homme qui dit cela, c'est le chef de la majorité politique du pays qui détient toute la majorité dans toutes les assemblées ! C'est un aveu d'impuissance considérable. On nous dit, "nous ne pouvons pas nous, UMP, nous, majorité, faire les réformes nécessaires, et pour cela nous confions à l'Europe le soin de les faire". Mais c'est confier à l'étranger le soin de régler nos problèmes nationaux. C'est cela que le Front national n'accepte pas.
Q- La porte de sortie si le " non " était majoritaire le 29 mai, la réalité du plan B, qu'en est-il à vos yeux ? Y a-t-il un plan B d'abord ou pas ?
R- On n'a pas besoin de sortir, puisque par définition on n'y sera pas entré...
Q- Oui, mais forcément, il y aura une situation politique nouvelle, comment la résoudre ?
R- Bien sûr, mais je crois qu'on sera face aux difficultés, comme on le disait tout à l'heure, que nos dirigeants politiques de droite et de gauche ont esquivé tout au long des années passées, c'est-à-dire est-il possible de faire cohabiter un modèle social français très généreux, dans un contexte international qui est tout à fait redoutable ? Je ne le crois pas et cela impliquera un certain nombre de réformes courageuses, et peut-être douloureuses. Or cela, les élites politiques actuelles ont été incapables de le promouvoir, incapables de mobiliser l'opinion. D'abord parce qu'elles ont refusé sur tous les sujets, sur des sujets aussi importants que l'immigration ou autre, de dire la vérité aux Français, de les mettre en face de leurs responsabilités démocratiques. Car en effet, nous sommes dans un pays de souveraineté populaire, au moins théoriquement, et pour cela, le peuple a non seulement le droit mais le
devoir d'être informé.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 18 mai 2005)
Q- Vous avez entendu, hier soir à Nantes, du moins par les médias, le "oui désintéressé" prononcé par L. Jospin. Est-ce que vous pensez que ce "oui désintéressé" - je reprends son expression -, sans arrière pensée, ni stratégie personnelle, peut redonner de l'élan au "oui" et mettre à mal votre allié objectif, L. Fabius ?
R- Je ne crois pas du tout. Je crois que les gesticulations des partisans du "oui", qui sont, je crois, presque résignés à leur défaite, la mobilisation des leaders étrangers, la sortie de l'armurerie des vieilles escopettes et des vieux tromblons, le rappel des réservistes, tout ça ne jouera pas, n'aura aucun effet sur la résolution des Français. Car je crois que celle-ci est prise et que les opinions des hommes politiques, des leaders politiques comptent relativement peu dans cette affaire. Et le fait que l'ancien "cohabiteur" de monsieur Chirac, en l'occurrence monsieur Jospin, vienne au secours de ses alliés, est assez normal : ils ont partagé les responsabilités d'une politique européiste, sociale et économique qui a ruiné le pays.
Q- Vous parlez des "vieux tromblons et des vieilles escopettes". Quand vous voyez à Nancy, par exemple, côte à côte J. Chirac, G. Schröder, le Président polonais, pour vous qui avez connu la Deuxième guerre mondiale, vous qui avez connu la guerre froide, n'est-ce quand même une image plus optimiste qu'une France recroquevillée sur elle-même ?
R- Mais pourquoi affirmez-vous qu'elle serait "recroquevillée sur elle-même" si elle ne votait pas en faveur de la Constitution ? En l'occurrence, elle jouera un beaucoup plus grand rôle si elle reste la France...
Q- C'est quand même le repli...
R- Non, ce n'est pas un repli, c'est une affirmation et il est évident qu'il faudra faire en France les réformes nécessaires pour nous arracher à la décadence et au déclin.
Q- R. Barre, que vous connaissez bien, dit qu'au fond, cette France du "non", c'est la "France du passé". Je reprends votre expression : est-ce que ce n'est pas la France des "vieux tromblons" ?
R- La France du passé, c'est la France d'un passé grandiose, alors que la fusion, la disparition à l'intérieur du magma européen, de cette espèce de grosse méduse molle que l'on est en train de constituer, serait à mon avis une régression.
Q- J'évoquais tout à l'heure le nom de L. Fabius. Dans cette campagne, les vraies vedettes ne sont-elles pas L. Fabius, M.-G. Buffet, O. Besancenot, plutôt que J.-M. Le Pen ? Est-ce qu'ils ne vous ont pas volé la vedette dans cette campagne, au fond, dans laquelle vous êtes presque le porteur de bidons ?
R- Mais je n'ai pas l'ambition d'apparaître au premier rang dans cette affaire...
Q- Est-ce tactique ou êtes-vous obligé de vous conformer à une difficulté ?
R- Non, mais au premier rang, il y a un compétiteur autrement plus dangereux que moi, c'est le peuple français, c'est lui qui est interrogé, c'est lui qui est mis en face d'une alternative qui a été créée par monsieur Chirac et par le pouvoir. Est-ce que vous êtes en faveur d'une "marmoréisation" [phon.] en quelque sorte des institutions européennes ou pas ? Eh bien moi, je suis en faveur du "non", à ma place, mais avec la certitude - ce sont les sondages qui le disent - d'avoir derrière moi 100 % des électeurs du Front national, ce que aucun autre leader ne peut dire.
Q- Prenons l'hypothèse que vous favorisez, celle d'une victoire du "non". Quelle serait la situation en France ? Est-ce qu'elle ne créerait pas une gauche qui serait cassée, un J. Chirac qui serait affaiblit finalement et un N. Sarkozy qui devient l'alternance naturelle ?
R- Eh bien, écoutez, il est impliqué, tout de même, même s'il est un peu embarrassé, parce qu'il est à la fois contre l'entrée de la Turquie et en faveur de la Constitution qui lui permettrait de rentrer. Il n'est pas sûr qu'il sorte absolument grandi de cette opération et il est possible que les Français remettent en cause beaucoup plus que la participation à l'Europe elle-même, la responsabilité en particulier des pouvoirs qui se sont succédés ou qui ont cohabité depuis 30 ans dans notre pays et qui ont en quelque sorte gouvernée les
"30 piteuses" !
Q- Qu'est-ce que fait J.-M. Le Pen, le 30 mai, si le "non" l'a emporté ? Vous rentrez à Saint-Cloud et vous attendez 2007 ?
R- Avec le calme des vieilles troupes, oui... La balle n'est pas dans mon camp. A ce moment-là, la balle est dans le camp de monsieur Chirac et dans le camp du pouvoir. Ce sont eux qui ont pris cette initiative d'aller plus loin dans le processus "européiste" et si le pays leur a dit "non", il faudra qu'ils prennent leurs dispositions. Et selon l'ampleur de la réponse peut-être prendre des dispositions qu'ils n'avaient pas prévues, à savoir peut-être la démission, peut-être la démission du gouvernement. En tous les cas, s'ils ne font aucun changement, c'est le peuple qui les changera.
Q- Vous croyez vraiment à la possibilité d'une démission de J. Chirac si le "non"
l'emportait ?
R- Eh bien écoutez, non, certains affirment même qu'il sera le leader du
"non" le 30 mai !
Q- C'est votre opinion ?
R- Il l'avait déjà été lors de l'appel de Cochin, il pourrait l'être encore cette fois-ci, s'incliner en quelque sorte, humblement, devant le verdict populaire et incarner à sa place de président de la République, la volonté nationale. Pour une fois, ça ne serait pas étonnant...
Q- Si le "non" l'emportait, au plan européen, L. Fabius dit que l'on renégociera une nouvelle Constitution. Le souhaitez-vous ou au contraire estimez-vous que l'on peut fort bien s'en passer ?
R- Nous sommes dans une impasse, c'est clair. Quand on est dans une impasse, à moins d'aller dans le mur ou dans le précipice - ça dépend de la métaphore -, eh bien, on revient en arrière et on essaie de trouver une voie qui soit compatible avec l'indépendance de la Nation, la dignité de notre peuple, sa sécurité et ses libertés, ce qui n'est pas la voie qui a été choisie jusqu'à présent. Donc il faut réfléchir à partir de ce moment là et faire des propositions. Nous les ferons, mais je voudrais dire à ceux qui nous critiquent que ce n'est pas une élection présidentielle, ce n'est pas une élection législative et nous n'avons pas à faire de programme commun comme d'autres l'ont pratiqué...
Q- Quand on entend L. Fabius, il dit qu'il souhaiterait pour la Constitution qu'elle soit révisable et que l'on supprime la partie trois. J.-P. Chevènement a d'autres propositions. Quelles sont les propositions du Front national ?
R- Ecoutez, si vous voulez entendre mes propositions, venez m'entendre le 25 à Paris à l'espace Charenton, je ferai un grand meeting qui sera sans doute mon dernier meeting après le meeting d'Aix en Provence que je fais le 21...
Q- Avez-vous été déçu par la manifestation de l'Opéra [du 1er mai] ?
R- Mais pas du tout, pas du tout... Je tiens les photos à la disposition des commentateurs, ils s'apercevront de la masse, que ce meeting a été le plus grand meeting du "non", mais il était vrai qu'il y a une différence entre une salle, si grande soit-elle, et la Place de l'Opéra. C'est bien évident...
Q- Le Premier ministre dit que si le "non" l'emporte, on risque la crise économique ou en tout cas l'immobilisme économique...
R- Je crois que l'on est déjà en panne de "raffarinnerie", c'est en train de
s'arrêter. Par conséquent, ce que dit le Premier ministre n'a plus
beaucoup d'importance...
Q- Vous êtes bien certain que J.-P. Raffarin ne restera pas encore quelques semaines ou quelques mois ?
R- Oh, je n'en sais rien, je n'en sais rien ! A partir d'un certain moment, qu'on soit présent ou absent, ça ne change pas grand chose. Je crois que les dés sont jetés. D'ailleurs, ils ne sont pas seulement jetés en France, vous avez vu qu'ils sont jetés aussi en Hollande et que probablement, le mouvement enclenché par la France et qui va la mettre en position de leader en Europe, va, par contagion, gagner l'ensemble des pays qui feront le référendum. Parce que d'autres ont eu la prudence de se réfugier derrière leurs "élites" pour faire adopter un projet qui est un projet, en quelque sorte, d'aristocrates.
Q- L'épidémie est vraie pour le "non", comme pour le "oui" s'il
l'emportait d'ailleurs.
R- On va bien voir et j'en accepte l'augure...
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 20 mai 2005)