Interview de M. Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche, à Europe 1 le 10 février 2004, sur le projet de loi sur les signes religieux à l'école, l'absentéisme scolaire et la violence dans les établissements scolaires.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q- J.-P. Elkabbach-. C'est un grand jour pour la laïcité...
R- "Oui, je pense que c'est tout de même un évènement historique puisque l'on va voter cette loi sur les signes religieux à l'école, sur la laïcité. Ce n'est évidemment pas très souvent que la République se prononce sur les sujets aussi graves, de cet importance. C'est quand même un évènement historique."
Q-Cet après-midi, on va regarder l'Hémicycle de l'Assemblée nationale qui devrait donc donner et applaudir avec une majorité massive cette loi. On peut dire que c'est une victoire de la laïcité ?
R- "C'est une victoire de la laïcité, mais c'est une victoire pour tous les républicains, parce que c'est une très bonne loi et dans l'état actuel des choses, elle est très bien rédigée, elle est équilibrée puisque c'est une loi qui interdit les signes qui sont militants excessifs et elle autorise en revanche les signes discrets. Donc, c'est une loi d'équilibre."
Q- Pendant longtemps, vous ne l'avez pas voulu, vous n'avez pas cru qu'il y aurait la possibilité de cette loi.
R- "Je suis têtu et je dis ce que je pense donc je ne voulais pas d'autres rédactions que celle-là. D'autres rédactions étaient proposées dans le débat public et c'est vrai que j'étais contre les autres formulations de la loi. Celle-là, en revanche, me paraît équilibrer pour les raisons que je viens de vous indiquer, parce que c'est un loi qui vise, au fond, les communautarismes, c'est-à-dire que cette loi vise à faire une chose très simple : que l'on empêche nos classes de se structurer en communautés d'appartenance religieuse militantes. Ca, c'est une bonne chose. Il n'y a pas de raison que dans l'état actuel de la montée du racisme et de l'antisémitisme en particulier, qui est une montée spectaculaire depuis trois ans, qu'on laisse nos enfants s'organiser par communautés, à la limite militantes. C'est ce que vise la loi ; elle ne vise aucune religion en particulier, elle les respecte toutes mais elle vise à interdire la structuration des écoles en communautés militantes. C'est là le but de la loi et rien d'autre et cela me convient parfaitement. Mais il y avait d'autres formulations qui allaient dans un autre sens mais qui ne me convenaient pas."
Q- Donc, ce n'était pas un calvaire pour vous de voir monter la loi et de la voir bientôt votée ?
R- "Non, c'était un bonheur mais il y avait des risques parce qu'encore une fois, il y avait d'autres hypothèses. Vous savez qu'il y a depuis des siècles, en tout cas depuis un siècle et demi, plusieurs conceptions de la laïcité et de la République qui s'affrontent. Il y a des conceptions de la République anticléricale, il y a des conceptions, au contraire, républicaines, qui sont tolérantes à l'égard des religions. et je rappelle que la grande loi de 1905 - on l'oublie -, c'est la loi qui sépare l'Eglise et l'Etat. C'est aussi la loi qui installe les aumôneries dans les lycées publics et qui permet de financer les aumôneries sur les fonds publics, on l'oublie toujours. Cela veut dire que cette loi n'est pas hostile aux religions et donc, je voulais que la loi que nous proposons aujourd'hui ne soit pas un loi d'hostilité aux religions mais une loi qui empêche simplement les écoles de se transformer en lieu d'affrontements communautaires."
Q- La République proclame qu'elle protège l'école, la République affiche qu'elle va défendre l'égalité des garçons et des filles ; est-ce que, le moment venu, la loi aura des effets sur le contenu des programmes en science, en histoire, en philosophie, sur la pratique des sports même ?
R- "La loi va aussi rappeler l'obligation scolaire. C'est ce que le président de la République a souhaité également dans son discours du 17 décembre qui est en fait le cadre de cette loi. La loi va rappeler l'obligation scolaire, c'est-à-dire que l'on n'a pas le droit de contester les programmes de tel ou tel cours, par exemple les programmes sur la Shoah dans les cours d'histoire ou les programmes sur la reproduction humaine dans les cours de biologie ou les programmes d'EPS. Elle va donc rappeler l'obligation scolaire. Ce ne sera pas dans la loi elle-même mais dans l'exposé des motifs. Donc, tout cela fera un ensemble très cohérent et qui permettra en effet d'éviter qu'on laisse nos enfants s'engager dans cette perspective des affrontements communautaires."
Q- Après le débat au Sénat les 2 et 3 mars, la loi sera probablement votée avant le 15 mars. Quand sera-t-elle appliquée ?
R- "Elle sera appliquée - c'est un peu original d'ailleurs mais nous l'avons souhaité - seulement à partir de la rentrée 2004, pour que l'on prenne le temps du dialogue. D'ailleurs, il y a un amendement qui a été voté, notamment à la demande du PS, et qui a été accepté par la majorité - ce qui veut dire que de temps en temps, au Parlement, on peut aussi faire un travail consensuel et constructif, ce dont je me réjouis évidemment très sincèrement -, et donc, on aura dans la loi elle-même l'impératif de continuer le dialogue, la pédagogie pour faire appliquer la loi. C'est-à-dire qu'il ne s'agira pas de retirer brutalement tel ou tel signe religieux excessif ou ostensible, mais de continuer à pratiquer - ce qui c'est d'ailleurs toujours fait dans les établissements - le dialogue, la médiation, la pédagogie. On se donne le temps, jusqu'à la rentrée 2004, de faire comprendre les principes aux élèves et à leurs parents, pour montrer que cette loi n'est pas contre telle ou telle religion mais contre les communautarismes."
Q- Il faudra le dire aussi à l'étranger parce que dans les pays anglo-saxons et dans les pays arabes, on ne comprend pas.
R- "Dans beaucoup de pays, on pense que l'on interdit les signes religieux dans la rue aux adultes. Par exemple, dans les pays arabes, on dit : "Ah, les Français, vont interdire le foulard islamique". Mais c'est complètement faux ! J'ai entendu dans les manifestations contre la loi, des gens parler "des droits de la femme islamique", mais il ne s'agit pas de la femme islamique, il s'agit des enfants. On est dans le monde des enfants, on n'est pas dans le monde des adultes."
Q- Il faut aussi protéger les femmes, islamiques ou pas.
R- "Ca, c'est leur problème, ce sont des adultes, ce n'est pas la même chose. Là, il s'agit du monde de l'enfance et c'est la responsabilité du monde des adultes vis-à-vis de celui de l'enfance que d'interdire, en effet, cette structuration militante. Je crois donc qu'il faut rappeler dans les pays étrangers qu'il ne s'agit nullement de viser une religion, certainement pas d'interdire le foulard islamique ou la kippa dans la rue, ou tel ou tel signe religieux. Il s'agit vraiment uniquement des écoles publiques et même pas des écoles privées, je le précise aussi parce que certains ne le savent pas."
Q- Mais il faudrait que vous fassiez une tournée dans les pays étrangers... Qu'allez-vous faire maintenant ? Préparer, rédiger la circulaire qui accompagnera la loi ? Comment cela se fabrique-t-il, se rédige-t-il, se prépare-t-il ?
R- "La loi est très claire mais il faudra en effet une circulaire d'application pour que cela puisse se traduire dans les règlements intérieurs des établissements. Et pour rédiger la circulaire, je recevrai toutes les communautés, notamment les communautés religieuses et culturelles qui sont éventuellement concernées par cette loi."
Q- Au passage, je disais qu'il y allait avoir une majorité massive cet après-midi ; l'UDF et F. Bayrou ne la votent pas : est-ce que vous comprenez ?
R- "Non, parce que la loi, c'est pratiquement la circulaire Bayrou transformée en loi. Pour être clair, dans l'avis du Conseil d'Etat de 1989, qui régit notre droit sur la question, en gros, les signes religieux que nous considérons aujourd'hui comme devant être interdits, notamment le voile islamique et la kippa sont autorisés dans les établissements. Aujourd'hui, ils sont interdits. Or c'est exactement ce que proposait la circulaire Bayrou, donc, je ne comprends absolument pas pourquoi il ne vote pas cette loi. D'ailleurs, je sais que plusieurs à l'UDF, dans son propre parti, voteront cette loi."
Q- Le ministre de l'Intérieur, N. Sarkozy, vient d'entamer une tournée dans les 23 quartiers très difficiles de France, avec l'objectif de lutter contre l'absentéisme, parce qu'il lui trouve un lien avec la délinquance. Vous étiez au courant ?
R- "Non, mais je ne suis pas là pour commenter les tournées de Nicolas, ce n'est pas le problème. Mais qu'on lutte contre l'absentéisme me paraît évidemment une excellente chose. On a fait une loi d'ailleurs sur le sujet - c'est C. Jacob qui s'en est occupé. Je pense en effet que l'absentéisme est un fléau, puisque l'on a à peu près, probablement 100 ou 150 000 élèves qui sont des absentéistes chroniques."
Q- Mais il y a une manière de le dénoncer et une manière d'aller le dire sur le terrain.
R- "Dans les établissements, on a des gens qui s'occupent de cela, qui s'appellent les conseillers pédagogiques d'éducation qui s'occupent précisément de ces questions et on a des chefs d'établissements qui sont parfaitement capables de faire le travail eux-mêmes."
Q-Vous voulez dire que ce n'est pas utile d'avoir un "Monsieur Absentéisme" qui préviendrait la famille, puis la police, puis le procureur de la République ?
R- "Je ne sais pas. Je n'ai pas du tout regardé le dispositif proposé, j'ai simplement vu hier une dépêche AFP, mais j'ai vu tellement de dépêches AFP qui disaient des bêtises à mon sujet que je ne sais pas, c'est peut-être la même chose au sujet de Sarkozy, je n'en sais rien... Il faut que je regarde et que j'en parle avec lui."
Q- Mais l'idée d'un référent policier, sans doute en civil, dans les écoles ?
- "Je ne sais pas ce que ça veut dire, je suis navré, je ne peux pas vous répondre, je ne sais pas de quoi il s'agit."
Ou alors un policier en civil dans les écoles ?
R- "Non, je pense que cela ne peut pas se faire, sauf de façon tout à fait exceptionnelle. Je l'ai dit très clairement à N. Sarkozy. Cela ne peut pas se faire si la communauté éducative n'est pas d'accord. Vous pensez au cas de Villeneuve : l'ensemble de la communauté éducative a explosé sur le sujet puisqu'il y a 60 professeurs et que 59 ont voté contre. Donc, si vous imposez une mesure contre l'avis de 99,9 % des professeurs, vous ne pourrez faire en sorte que cette mesure soit positive. Donc, je crois que c'est une bonne idée..."
Q- Mais si c'était les professeurs qui se trompaient ? Il y a peut-être de la sécurité ou un moyen de lutter contre la violence à l'intérieur de l'école et autour de l'école ?
R- "Le problème n'est pas là. Le problème, c'est que c'est d'abord et avant tout autour de l'école que les vrais problèmes se font, c'est-à-dire qu'ils existent, c'est-à-dire les problèmes du racket et de la drogue. Il est évident que si on a un policier référent, et c'est une très bonne chose que l'équipe éducative et la police puissent travailler ensemble dans ce genre de cas, notamment dans le racket et le trafic de drogue, mais cela ne nécessite pas la présence d'un policier à l'intérieur de l'établissement. Il peut être référent à l'extérieur et je suis tout à fait favorable à l'idée que l'on développe, que l'on amplifie - et nous allons le faire ensemble, avec N. Sarkozy - les liens entre le collège, le lycée et la police, entre les communautés éducatives - parents et enseignants d'un côté - et la police de l'autre. Cela me paraît en effet quelque chose de tout à fait nécessaire. Le racket, c'est insupportable ! Quand vous êtes parent et que vous imaginez que votre enfant peut être racketté, c'est l'horreur. Que l'on travaille ensemble, c'est évident mais vous ne pouvez pas implanter de force un policier dans l'établissement si personne n'en veut ! Qu'est-ce qui va se passer ? Vous allez faire exploser le collège, c'est tout, cela n'a pas de sens ! Donc, on est bien d'accord avec Sarkozy..."
Q- Les parents d'élèves et les enseignants s'accommodent peut-être plus facilement de la violence que N. Sarkozy ?
R- "Que les parents s'accommodent de la violence à l'école, je veux bien être pendu sous un fraisier si c'est vrai ! Cela les rend fous les parents ! Qu'on lutte contre la violence, c'est évidemment la priorité des priorités, on ne fait que cela. Le problème, c'est qu'il faut évidemment le faire avec la police mais l'idée que le policier soit à l'intérieur de l'établissement répugne à la tradition scolaire française. Personne n'en veut, donc ce n'est pas bon pour le policier, ce n'est pas bon pour les professeurs, donc il ne faut pas le faire. Sauf exceptionnellement s'ils sont d'accord."
Q- On peut imaginer, la prochaine fois, que X. Darcos ou vous, accompagniez N. Sarkozy dans ses visites ? Il y en a 22 autres...
R- "Mais pourquoi il ne nous accompagnerait pas dans les nôtres ?! Cela peut aussi être une bonne idée !"
Q- Mais il a dit qu'il y retournera dans six mois.
R- "Ah, cela nous laisse le temps ! Ce sera volontiers ; je pense qu'on ira ensemble la prochaine fois."
"Avec bonheur !"
Q- En politique, est-ce qu'il n'est pas trop difficile de dire le vrai et de dire ce que l'on pense ?
R- "Je ne cesse de le faire. Ce n'est pas toujours commode mais je pense que c'est finalement bien reçu. Mais je pense que c'est essentiel, parce que, par exemple, sur des sujets comme celui que l'on vient d'évoquer, la loi sur la laïcité, quitte à ce que cela suscite parfois des petits tremblements et des petites turbulences, je crois que mieux vaut dire la vérité et ce que l'on pense avant que la loi ne soit faite qu'après. Une fois qu'elle est faire, c'est formidable, tout le monde est d'accord aujourd'hui et j'en suis très content."
Q- Mais il y a le risque d'être réduit au silence quelquefois...
R- "[Silence].... Ce n'est pas le cas aujourd'hui...".
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 11 février 2004)