Interview de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, à "LCI" le 1er juin 2005, sur l'affaiblissement du gouvernement malgré les nominations de MM. de Villepin et Sarkozy et sur la crise à l'intérieur du PS.

Prononcé le 1er juin 2005

Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral


Q- Le président de la République, hier,soir, a décrété une mobilisation générale pour l'emploi. Cette réponse vous semble-t-elle à la mesure de l'angoisse sociale qui a été révélée par le référendum ?
R- Je ne pense pas malheureusement, parce que, aujourd'hui il y a beaucoup de gens qui souffrent. Le chômage, les inégalités sociales, et on l'a vu dans ce référendum, cela s'est exprimé aussi par le "non". Mais même ceux qui ont voté "oui", qui souffrent et qui sont inquiets. Et là, on a un Président qui parle, de façon mécanique, qui nous refait toujours le même discours. On ne peut plus y croire ! "L'emploi, la priorité". Mais cela fait trois ans que M. Raffarin est au Gouvernement, mais cela fait dix ans que M. Chirac est au pouvoir. Donc, on a l'impression, avec l'arrivée de de Villepin et Sarkozy, que c'est la dernière tentative pour sauver, non pas seulement, un Président faible, qui fait d'ailleurs le contraire de ce qu'il a dit au 14 Juillet dernier, mais un régime. Je crois que nous avons une véritable crise de régime. C'est la fin d'un cycle, on se croirait à la fin de la IVème République. Et donc, la situation est très préoccupante.
Q- Mais quand le président de la République constitue un Gouvernement avec N. Sarkozy et D. de Villepin, et qu'il dit : "voyez, j'ai rassemblé l'ensemble de la majorité pour cette mobilisation pour l'emploi". N'êtes-vous pas impressionné ?
R- Pas du tout. Je suis même très inquiet, parce que c'est le rassemblement des clans, des clans qui sont en compétition pour la succession de J. Chirac qui est désormais largement ouverte. Mais surtout, il y a quand même des points communs dans tout cela : c'est le libéralisme, c'est le populisme, et c'est l'autoritarisme avec un parfum de bonapartisme des deux compétiteurs que sont M. de Villepin et M. Sarkozy. Il y a quand même un problème d'éthique républicaine. Juste un mot. Le président de l'UMP, président du Conseil général des Hauts-de-Seine, va être ministre de l'Intérieur à nouveau ; il s'occupe des préfets, il a l'autorité sur les commissaires, sur la police, sur tous les Services de renseignement. Et, en plus, le président de l'UMP va préparer le charcutage électoral pour les prochaines élections législatives. Je mets en garde pour la démocratie de notre pays.
Q- C'est le vice Premier ministre ?
R- C'est plus que le vice Premier ministre. Et j'ajoute que ce gouvernement, puisque je parle d'autoritarisme, va certainement agir par ordonnance, donc on va retrouver les vieilles habitudes alors que notre pays souffre d'une vraie crise de confiance, d'une crise de démocratie qui va bien au-delà d'une crise institutionnelle, parce que c'est une crise sociale, une crise politique, et aussi une crise morale, et je dirais même, et je vais plus loin, une crise d'identité nationale.
Q- Deux questions : d'abord, avez-vous le sentiment que ce gouvernement - cet attelage, qui peut paraître étrange ou contradictoire - peut durer ?
R- Il peut peut-être durer mais avec un système à poigne. Ce qui est qui est en cause, c'est la survie de ces gens-là, la survie du régime, qui est aux abois, qui est en panne, parce qu'il est décalé par rapport à la société française. La société a énormément évolué et changé, et il manque d'un projet collectif. On voit bien que beaucoup de Français ont peur et n'ont plus confiance dans l'avenir. Il faut leur donner confiance. Mais avec quoi ?
Q- Est-ce que vous avez le sentiment que ce gouvernement - ou même ce régime, puisque vous parlez de "crise du régime" - ne peut pas durer dans les 22 mois qui nous séparent encore des présidentielles ? Et vous, quand je dis "vous", c'est le Parti socialiste, la gauche, n'êtes pas à ce point divisés, que vous êtes incapables d'apporter une réponse ?
R- C'est bien le défi pour le Parti socialiste et pour la gauche. Car la fuite en avant, dans le déchirement, pour le Parti socialiste, ou la fuite en avant, maximaliste de la gauche, dans le projet que nous aurons à présenter aux Français, peut être lourd de conséquences. C'est-à-dire, à la fois, la division, l'éclatement, mais aussi des propositions que les Français ne croiraient pas. Parce que, ce qui serait dangereux, c'est, effectivement, d'interpréter le vote négatif au référendum par une grande partie de l'électorat de la gauche, comme toujours plus dans l'incantation. Je pense que les Français de gauche, qui ont dit "non", ont dit "non" par colère à l'égard du Gouvernement et de sa politique, mais ils attendent aussi un projet qui les rassemble, et pas seulement pour la France, mais aussi pour l'Europe. C'est-à-dire, qu'il faut aussi réorienter l'Europe dans le sens d'une politique de croissance et d'emploi et je dirais de la défense d'un certain modèle social face à la mondialisation. C'est la réponse qu'il faut apporter.
Q- Précisément, cette réponse, est-ce qu'elle n'est pas apportée par L. Fabius, qui a eu l'intelligence d'épouser la colère sociale, ce que vous n'avez pas fait, en demandant de voter "non" au référendum, et qui, aujourd'hui propose une répartition, au fond, des pouvoirs ? F. Hollande, gère le parti et lui prépare l'alternance de 2007.
R- Je crois malheureusement que c'est plus compliqué que cela, c'est plus exigeant que cela. Parce que, il ne suffit pas d'épouser l'opinion pour avoir la réponse, et cela vaut pour tout le monde...
Q- Il est pardonné ?
R- Je pense qu'il faut que le Parti socialiste retrouve une manière de vivre ensemble, parce que s'il y a plusieurs directions, s'il y a plusieurs partis, si chacun fait ce qu'il veut, je pense que le Parti socialiste est en danger. Donc, il faut déjà rappeler quand même les règles de fonctionnement entre nous, si on veut préparer la suite. Et la suite, c'est préparer un projet qui soit à la fois réformiste, de gauche, bien sûr, mais qui soit audacieux, qui réponde aux questions d'aujourd'hui, et qui porte sur des questions à la fois nationales et sur des questions européennes. Et donc il faut aussi discuter avec nos partenaires du Parti socialiste européen. Parce que, les réponses aujourd'hui aux questions des Français, aux angoisses des Français, c'est aussi face à la mondialisation. Et donc, la tentation du repli sur soi est forte. Si on ne répond pas à toutes ces questions dans notre projet, si on ne rassemble pas non plus la gauche, c'est-à-dire, qu'il faut aussi dialoguer avec la gauche et le mouvement social... je dis que c'est cette tâche qui nous attend maintenant.
Q- Précisément, n'est-ce pas, pardonnez-moi, L. Fabius qui est le mieux à même de réaliser cette synthèse puisqu'il a su épouser jusqu'aux préoccupations...
R- Vous dites "épouser" vous-même. Donc, épouser toutes les peurs et toutes les contradictions ?
Q- Non, mais laissez-moi terminer : il a su accompagner disons, cela a été son expression, jusqu'aux angoisses et jusqu'aux préoccupations des altermondialistes pour se recentrer aujourd'hui - parce que ce n'est quand même pas un révolutionnaire - est-ce que ce n'est pas le mieux à même de faire cette synthèse pour 2007 ?
R- Je crois que si on ne répond pas aux questions de fond, on ne répondra pas à la question. La question ce n'est pas seulement de savoir qui l'on va présenter contre le successeur de J. Chirac, sauf si J. Chirac voulait se représenter lui-même, ce que je ne crois pas. Il faut surtout parler de projet. Et ce projet, ce n'est pas le projet de J. Bové, même si J. Bové est populaire, cela doit être le projet du Parti socialiste. Et donc, C projet il faut qu'on le prépare maintenant, et c'est la priorité. Dans les semaines et les mois qui viennent, j'espère que l'on va concentrer nos efforts là-dessus.
Q- Concrètement, vous allez avoir un congrès. Faut-il un congrès "extraordinaire", un congrès "d'orientation" - je ne sais pas quel terme choisi -, mais en tout cas qui doit être prêt, et organisé très rapidement, voire avant l'été ?
R- Avant l'été, cela me paraît absolument irréaliste. Il faut quand même du temps pour décanter tout cela. D'abord, il faut analyser exactement ce qui s'est passé, aussi bien chez les électeurs du "oui" que chez les électeurs du "non". Et cela, on comprend en partie, mais le message est clair pour beaucoup de choses : la peur de l'insécurité sociale, je crois que c'est la principale préoccupation. Mais il faut, à partir de là, bâtir un projet qui réponde aux questions des Français, et aussi des Européens. Et je pense que ce travail demande plusieurs mois. Nous avions prévu un congrès au printemps 2006, j'imagine que l'on peut tout à fait l'avancer, et, tranquillement mais sûrement, être en ordre de bataille. Et cela, je crois que ce n'est pas seulement pour l'organisation du parti mais sur le fond, pour présenter un projet qui donne envie aux Français. Parce que sinon, si on n'est pas capables d'avoir un projet qui donne envie aux Français, qui donne confiance, qui rassemble à gauche - et le Parti socialiste est le parti clé pour cela -, nous aurons l'autoritarisme, alors là, pas à petite dose mais à grosse dose, avec M. Sarkozy.
Q- Une curiosité de ma part : vous êtes le président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale. Est-ce que vous ne sentez pas vos élus - très rapidement - aller vers le succès, c'est-à-dire, se tourner vers L. Fabius ?
R- Je pense que ce n'est pas du tout comme cela qu'ils réagissent. Ils ont parfaitement pris conscience dans leur circonscription que les électeurs qui votent pour eux ont voté "non" pour exprimer un message, et notre tâche à nous, les députés, mais aussi au Parti socialiste, est d'en accuser réception, mais de bâtir à partir de là un projet. Pour l'heure, à l'Assemblée nationale, c'est le rôle des députés socialistes, il y aura une opposition sans complaisance, parce que le message qui s'est exprimé est sans ambiguïté : il y en a vraiment assez de cette politique, de ce régime qui désespèrent et surtout qui créent, qui renforcent la fracture sociale !
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 2 juin 2005)