Discours de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, sur la motion de censure déposée contre le nouveau gouvernement, à l'Assemblée nationale le 5 juillet 2005.

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Circonstance : Débat sur la motion de censure à l'Asemblée nationale le 5 juillet 2005

Texte intégral

Monsieur le Président,
Monsieur le Premier ministre,
Mesdames, Messieurs
L'emploi sur ordonnances. Dans la batterie d'erreurs et de faux semblants que votre majorité commet depuis trois ans contre le chômage, il manquait cette trouvaille : décréter le travail. Je me suis permis, Monsieur le Premier ministre, de vous remettre le dessin de Delize, dans France-Soir, qui résume mieux qu'un long discours la désinvolture de votre démarche: Vous y êtes croqué en ministre d'ancien régime en train de signer l'ordonnance par ses mots " Ordonnons par la présente au peuple qu'il travaille " Et vous ajoutez à l'adresse de votre chambellan " Vous irez porter ça aux populations ; et donnerez une copie au Parlement ". Molière n'eût pas dit mieux. Voilà en effet à quoi notre Assemblée est réduite. Accuser réception de vos décrets. Courber l'échine devant l'exécutif. Cela fait trois ans que ça dure et cela seul suffirait à justifier la censure.Vous me rétorquerez que tous les gouvernements ont eu recours aux ordonnances. C'est vrai. Il y en eut même de glorieuses qui ont façonné notre Histoire. Les ordonnances de 1945 ont fondé la sécurité sociale, les comités d'entreprises, la protection de l'enfance et continuent de modeler notre vie quotidienne. Mais comment comparer ces textes fondateurs de notre système social et le coup de rabot que vous lui donnez en catimini au cur de l'été ? L'emploi valait mieux que ce débat tronqué.
Dois-je vous rappeler, Monsieur le Premier ministre, que votre majorité a inscrit, dans la loi Fillon, l'obligation de négocier avec les partenaires sociaux toute modification du code du travail. Pour votre plan emploi, cette négociation s'est résumée à une consultation express où les propositions des syndicats ont été royalement ignorées. Votre excuse est à chaque fois la même : l'urgence, l'impératif de l'action, l'obligation de résultats, le pragmatisme. La belle affaire que voilà ! Que veut dire l'urgence quand le chômage de masse gangrène le tissu social depuis des années. Vous signifiez ainsi cruellement que votre prédécesseur n'a rien fait, que votre majorité est restée l'arme au pied, que les appels présidentiels à la mobilisation n'étaient que mots creux. Que veut dire l'impératif de l'action quand votre ordonnance continue de charcuter le code du travail sans rien traiter des causes premières de la maladie : l'atonie de la croissance, la désindustrialisation, la perte de confiance.
Tous les paramètres économiques sont dans le rouge : les déficits, l'endettement, l'investissement, le commerce extérieur, le pouvoir d'achat. On apprend même que le trou réel de la sécurité sociale atteint 20 milliards, avec le fonds de solidarité vieillesse et le fonds de prestations sociales agricoles. C'est un palmarès unique en son genre depuis la guerre. Le ministre des Finances le constate dans un accès de franchise. Et que fait-il ? Rien. Il poursuit la cure d'austérité et taille dans les crédits d'investissement de l'Etat. Un seul chiffre illustre votre impasse. Dans votre budget 2006, vous ne disposez que de 5 malheureux milliards pour mettre en uvre vos priorités.
Que veut dire l'obligation de résultats quand vous reprenez les instruments éculés de votre prédécesseur qui ont fabriqué 230 000 chômeurs supplémentaires, qui ont détruit plus emplois qu'ils n'en ont créés, qui ont conduit 1 jeune sur 4 au chômage, qui ont accru la précarité avec 70 % des embauches en CDD.
Que veut dire le pragmatisme quand la remise en cause des seuils sociaux va priver des milliers de salariés de représentation syndicale et de comités d'entreprises mais aussi réduire le versement pour les transports public locaux.
Quand l'allocation logement est supprimée en dessous de 24 euros alors qu'il est de plus en plus difficile de se loger. Quand les familles sont spoliées d'1 milliard d'euros dans le projet de convention entre l'Etat et la CNAF. Quand les usagers des transports publics voient les chantiers s'arrêter ou se ralentir parce le gouvernement ne verse pas son dû aux collectivités locales.
Votre pragmatisme est tout sauf concret pour les plus modestes. Voilà pourquoi, Monsieur le Premier ministre, votre pari des " cents jours " apparaît déjà perdu. Ni le travail, ni la confiance ne se décrètent par ordonnance. La France est en état de crise globale : économique, sociale, politique, morale. Où est le sursaut ? Où est le redressement ? Où est le changement ? On nous promettait la bravoure du général Hoche, nous héritons des pantoufles du général Gamelin. Au séisme du 29 mai, vous répondez par la continuité. A " la gestion de bon père de famille " succède la gouvernance de précaution. Vous redistribuez les portefeuilles mais vous gardez les mêmes hommes. Vous rabotez les aspérités mais vous conservez les mêmes projets. C'est la politique du Kärscher, rendue tristement célèbre par votre ministre de l'Intérieur, qui consiste à nettoyer en surface ce qui n'est pas présentable en profondeur.
Ainsi l'abandon des baisses d'impôts pour les plus favorisés se transforme discrètement en augmentation des prélèvements pour tous les autres. L'entrée en vigueur de la réforme du médecin traitant masque l'explosion des inégalités tarifaires et des déremboursements. La loi d'orientation de l'éducation nationale est délestée de quelques décrets mineurs pour mieux faire oublier l'austérité de la carte scolaire. M. Clément tempère la loi Perben 2 sur la criminalisation des avocats pour mieux céder à M. Sarkozy une loi de circonstance contre la récidive.
Permettez-moi un mot sur ce point. Le code pénal dispose de tous les instruments pour punir sévèrement les récidivistes. La grande carence de la justice, nous le savons tous ici, c'est la faiblesse du dispositif de suivi des détenus à leur sortie de prison. Ajouter des lois à des lois, sous le coup de l'émotion, ne sert à rien quand l'autorité judiciaire est incapable de les appliquer compte tenu de la faiblesse de ses moyens. Avant d'en créer de nouvelles, commençons par respecter les lois qui existent déjà.
Voilà pourquoi je juge indigne l'exploitation du drame de La Courneuve par le ministre de l'Intérieur. L'insécurité dans les cités n'est pas une donnée nouvelle. Qu'a-t-il fait pour la traiter ? Depuis trois ans qu'il est au pouvoir, les violences sur les personnes ont continué de progresser; la ségrégation, économique, sociale, communautaire des cités n'a pas reculé d'un iota. Les déclarations tonitruantes de M. Sarkozy, ses idées à l'emporte-pièce, ses opérations coup de poing aussi spectaculaires que passagères n'ont fait que balayer la poussière sous le tapis.
En profondeur, son efficacité tant à Bercy qu'à l'intérieur est des plus contestables. M. Sarkozy dit parler comme le peuple, mais quand le peuple a la parole, il le sanctionne avec toute l'UMP. Car pour le peuple, Chirac, Villepin, Sarkozy, c'est le même gouvernement, c'est la même politique, c'est le même échec. C'est donc la même censure.
Les qualités personnelles ne sont pas en cause, Monsieur le Premier ministre. Je ne doute pas de votre courage, de votre volonté de conjurer cette spirale du déclin. Votre drame est d'être à la tête d'un gouvernement de fin de règne qui n'a ni assise politique, ni confiance populaire pour impulser une transformation en profondeur du pays. Il est d'être le délégué d'un président versatile et inconséquent qui a, depuis dix ans, tout promis et bien peu réussi.
Durant sa mandature, la France est passée d'une crise de confiance à une crise de régime. Tout ce qui a fait la force et la grandeur de notre modèle républicain, l'Etat, les services publics, les institutions, la protection sociale, l'intégration, a été fragilisé. Il serait absurde d'en imputer tout le poids à un homme seul.
Notre Nation fait face aux chocs de la mondialisation, à l'insécurité sociale qu'elle génère. C'est collectivement que la France peine à y répondre. Je ne doute pas qu'elle en ait les capacités et la volonté. Encore faut-il avoir le courage de lui dire la vérité sur la situation réelle du pays. Encore faut-il lui proposer un contrat clair et équitable où les efforts et les gains sont justement répartis. Si la France doute, si elle a la tentation du repli sur elle-même, c'est parce qu'elle voit que ses valeurs d'égalité, de solidarité, de justice ont de moins en moins de réalité.
Là est la faillite du chef de l'Etat. Jamais il n'a exprimé l'ampleur des bouleversements qui nous touche. Jamais il n'a su tracer de perspectives claires et entraînantes pour les Français. Ses discours sur la fracture sociale, sur la défense du modèle social français sont en permanence contredits par la mise en uvre d'une politique, jamais assumée, de dérégulation et de mise en cause des acquis. Sa gestion clanique et clientéliste de l'Etat, son refus de répondre de ses actes et de ses échecs autrement que devant lui-même, sape toute idée de responsabilité politique. Comment alors s'étonner de la désespérance civique de nos concitoyens ? C'est la présidence du déclin.
Alors Oui ! La France a besoin d'une refondation républicaine. Sa pierre angulaire est la mise en oeuvre d'une politique de croissance et d'emplois sans laquelle il n'y a pas de progrès possible.
La répartition de la richesse produite en France est devenue un non sens tant elle favorise l'actionnaire au détriment du salaire et de l'investissement. Si urgence il y a, elle est là. Relancer le pouvoir d'achat, dont le niveau par tête a baissé depuis 2002. Doubler la prime pour l'emploi. Donner la possibilité aux chômeurs de cumuler une partie de leurs allocations et un salaire pour favoriser des emplois passerelles. Refonder tout notre système fiscal pour favoriser le travail plutôt que l'épargne, l'investissement plutôt que la concentration.
Conditionner les exonérations de cotisations sociales aux embauches. Fusionner les dispositifs multiples d'emplois aidés en un contrat de réinsertion unique. Là où vous vous obstinez à précariser le travail, nous proposons de le revaloriser. Là où vous persistez à faire travailler plus longtemps, nous voulons " travailler plus nombreux ".C'est le fondement d'un nouveau contrat social. Rarement la France a été aussi fragmentée. Corporatismes, communautarismes et individualisme divisent depuis trop longtemps la communauté nationale.
Comment rétablir un projet collectif, comme vous l'ambitionnez, quand, depuis trois ans, les plus démunis sont sans cesse culpabilisés, accusés d'abus ou d'avantages indus.
Quand chaque projet devient l'occasion d'opposer les Français entre eux : France d'en bas contre France d'en haut, salariés du privé contre fonctionnaires, entreprises contre services publics. Aucune grande réforme de notre système social ne réussira sans un compromis historique entre l'Etat, les partenaires sociaux et les citoyens. Oui on peut améliorer le code du travail, donner plus de souplesses aux entreprises à la condition qu'en retour les salariés disposent de nouvelles protections. C'est le sens de notre projet d'une sécurité sociale professionnelle qui donnerait des droits continus aux salariés en matière d'emploi, de formation et de reclassement en échange d'une meilleure mobilité. C'est l'objectif que nous fixons au renforcement de la représentation et de la participation syndicale dans l'entreprise. La France ne changera pas sans l'adhésion du monde du travail.
La troisième étape de cette refondation républicaine, c'est la réhabilitation de l'Etat, dans tous les sens du terme. Jamais, Monsieur le Premier ministre, vous n'avez autant parlé de son autorité. Jamais vous ne l'avez autant écornée. L'Etat est devenu un mendiant perclus de dettes et de déficits. Sa réforme, dont vous avez repris le refrain à Monsieur Raffarin, se résume aux contraintes de l'Etat minimum : vendre les entreprises publiques, diminuer les effectifs de fonctionnaires, se délester des politiques publiques sur les collectivités locales. Cette impuissance de l'Etat est au cur de notre crise de régime. Toute rénovation du pays commence par la réhabilitation mais aussi par une claire définition de l'action publique. Quel est son rôle, ses missions, ses instruments ?
Quel est l'apport des services publics dans la cohésion sociale et territoriale du pays mais aussi dans sa compétitivité ? Quand j'ai présenté ici même notre grand projet d'une " société de la connaissance ", rénovant les moyens et l'architecture de l'éducation nationale, c'est pour donner à chaque citoyen la possibilité de se former tout au long de la vie, c'est pour donner à notre pays les armes de son avenir. Je vous y renvoie, Monsieur le Premier ministre, au moment où l'éducation vous sert de variable d'ajustement financier.
La décentralisation était l'occasion de cette mise à jour de l'Etat. Vous en avez fait une simple décharge de vos déficits. Il faudra reprendre le chantier avec une vision : transformer l'Etat infirmier qui soigne dans l'urgence, en un Etat garant de l'égalité, en un Etat ingénieur qui crée, impulse, délègue. Alors on pourra négocier sur des bases saines son périmètre, ses effectifs, ses moyens.
De la même manière est-il temps de sortir du conservatisme institutionnel qui caractérise votre pensée et celle de vos amis. L'avenir de l'architecture autoritaire et centralisée de la Ve République est clairement posé. La concentration des pouvoirs dans les mains d'un homme seul, l'écrasement de tous les contre-pouvoirs ont fossilisé la vie politique et découragé les citoyens. Oui le temps est venu d'un nouvel équilibre qui promeuve une véritable démocratie sociale et participative qui s'appuie sur la responsabilité des acteurs.
Cette refondation républicaine doit accompagner le changement de l'Europe. Vous tentez de répondre au double échec du référendum et du sommet de Bruxelles par la mise en uvre d'une Europe de projets. Je ne saurais vous en faire grief. A plusieurs reprises dans cet hémicycle, j'ai moi-même souligné les limites d'une intégration institutionnelle à 25 et la nécessité de reconnecter notre peuple à l'Europe par des réalisations concrètes. J'aurais aimé à cet égard que vous souligniez avec plus de force combien la solidarité sans faille de l'Europe avait été déterminante pour obtenir l'installation du réacteur Iter à Cadarache. Elle prouve que la paralysie de l'Union n'est pas fatale. La constitution d'un gouvernement économique de la zone euro, la mise en place de programmes de recherche et d'industrie, l'avancée de coopérations civiles et militaires peuvent constituer les leviers d'une sortie de l'ornière.
Mais la contradiction devient insoluble quand dans le même temps vous refusez d'ouvrir toute discussion sur l'augmentation du budget européen et sur la redéfinition de ses priorités financières. Comment pouvez-vous faire croire que des projets d'une telle envergure puissent voir le jour sans un effort financier de l'Europe. Comment pouvez-vous penser que la France va entraîner ses partenaires en continuant d'opposer son veto à toute remise à plat des politiques communes et en particulier la PAC. Son modèle d'intégration doit essaimer d'autres secteurs aujourd'hui vitaux: la croissance, l'emploi, la recherche, l'industrie.
Le référendum l'a rappelé cruellement. Si l'Europe veut retrouver l'adhésion de ses peuples, elle doit changer en répondant aux défis de son temps et notamment de la mondialisation. Sans quoi il n'y aura pas d'Europe politique et peut être plus d'Europe du tout. Monsieur le Premier ministre, Vous avez dit votre " honneur de travailler dans la direction fixée par le président de la République ". J'y vois la belle expression d'une fidélité.
J'y perçois hélas aussi l'aveuglement d'un régime en perdition qui entraîne le pays dans sa chute. " Il y a dans cette conception fantastique un égoïsme féroce, un manque effroyable de reconnaissance et de générosité envers la France " Cette sentence de Chateaubriand sur la chute de Napoléon s'applique presque mot à mot au crépuscule de cette décennie Chirac.
Je l'ai retrouvée, Monsieur le Premier ministre, dans la conclusion de votre livre " les Cents jours ou l'esprit de sacrifice ".
Pour tous ces motifs, la cohérence politique eût voulu que cette motion de censure s'exerce à l'encontre du président de la République. La Constitution n'autorise pas une telle procédure.
En conséquence, Monsieur le Premier ministre, nous n'avons d'autre choix que de demander à l'Assemblée la censure de votre gouvernement.
(Source http://www.deputessocialistes.fr, le 6 juillet 2005)