Texte intégral
Q - Pour débloquer l'ouverture des négociations avec la Turquie et la Croatie, les Européens n'ont-ils pas forcé la main de la procureure du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), Carla Del Ponte ?
R - Mme Del Ponte a fait des ouvertures en disant qu'il y avait une collaboration pleine et entière de la Croatie avec le TPIY. J'ai respecté cela. Nous avons demandé un calendrier très précis pour vérifier pendant les prochains mois qu'il y aurait une parfaite collaboration du gouvernement croate avec le TPIY. Notre fermeté a été remarquée en Serbie, où nous observons un début d'effort. Mais tant que MM. Mladic, Karadzic, Gotovina (chefs de guerre serbes et croates) ne seront pas en prison, jugés et punis, il y aura toujours une suspicion.
Q - En ouvrant des négociations d'adhésion, l'Europe continue comme s'il n'y avait pas eu les "non" à la Constitution ?
R - Je ne pense pas. La France a été fidèle a ses engagements et a pris en compte les préoccupations de l'opinion publique. Au terme des négociations, si la Turquie peut adhérer, les Français seront consultés par référendum. L'Europe est à la croisée des chemins. Certains nous avaient annoncé un plan B. Aujourd'hui, nul ne le voit. Nous sommes devant une urgence, redonner une dynamique à la construction européenne.
L'Europe est à la fois un lieu géographique et un projet politique. Aujourd'hui, il y a deux projets majeurs : l'un est géopolitique, le second concerne l'intégration politique. Le monde est suffisamment dangereux pour qu'il faille réfléchir à ce qu'est un ensemble géostratégique. Qui peut aujourd'hui penser qu'on peut claquer la porte à un grand pays à majorité musulmane comme la Turquie, aux portes de l'Europe, qui demande à entrer ? Qui peut préférer voir ces personnes se tourner vers les intégrismes et le fondamentalisme plutôt que vers les Droits de l'Homme et la paix ? L'Europe est un projet économique, de démocratie, mais c'est avant tout un projet de paix.
Q - Mais n'est-ce pas renoncer à l'intégration européenne ?
R - Il faut distinguer l'approche géopolitique de l'approche purement politique. Je suis favorable à une Europe qui aille plus loin, à une avant-garde ou un groupe pionnier. C'est une nécessité. Aucun pays ne doit être exclu ; tous ceux qui veulent aller de l'avant peuvent le faire, mais à condition d'être d'accord pour plus d'intégration.
Les chantiers d'avant-garde ne manquent pas. La France et l'Allemagne font une réforme fiscale. Demain, il faudra avoir une plus grande intégration des politiques budgétaires et fiscales. Prenons les nano et biotechnologies : les Etats-Unis sont en train d'y investir 100 milliards de dollars. La France est-elle capable de le faire ? Bien sûr que non. L'Union européenne réfléchit-elle à cette révolution : non. Il faut nous mettre à quelques-uns et payer le ticket d'entrée nécessaire. Tout cela ne peut pas se faire à 25, 28 ou 30. Nous ne ferons pas l'économie de cette nouvelle frontière dans l'action politique.
Q - Qu'attendez-vous du sommet extraordinaire sur le modèle européen, convoqué en octobre par Tony Blair ?
R - J'attends de M. Blair qu'il trouve un financement pour l'élargissement. Quand on voit les efforts accomplis par les pays de l'Est et qu'on leur dit "non", lorsqu'ils arrivent à la table des négociations, parce que les Britanniques ne veulent pas payer : ce n'est pas possible. La France met 12 milliards d'euros de plus dans l'enveloppe jusqu'en 2013. Nous demandons que tout le monde en fasse autant, y compris les Britanniques. Ensuite, j'attends qu'il y ait un grand débat sur le budget européen après 2013. On ne peut pas continuer à ne pas faire la différence entre un euro investi pour l'avenir - l'enseignement supérieur, la recherche - et un euro consacré à des dépenses de fonctionnement. De là sortira la discussion entre la protection sociale en Europe et la compétitivité des entreprises. Plus vous donnez une protection sociale large, moins vous avez de compétitivité. L'Europe se doit de rester fidèle à ses valeurs, nous ne sommes pas des Américains, des Chinois, des Indiens, nous sommes des Européens, avec un humanisme social, mais il faut savoir quel prix nous payons en compétitivité.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 octobre 2005)